Alain Roussel, Le Texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces

Par |2023-06-21T07:12:45+02:00 21 juin 2023|Catégories : Alain Roussel, Critiques|
L’œuvre d’Alain Rous­sel est poly­mor­phe. Si la poésie y occupe la pre­mière place, elle com­prend aus­si des romans, des réc­its, des nou­velles, des essais, sans compter une intense activ­ité cri­tique exer­cée à tra­vers les nom­breuses recen­sions que donne aus­si généreuse­ment que régulière­ment à de grandes revues ce lecteur infati­ga­ble. Son écri­t­ure peut priv­ilégi­er la den­sité d’une forme apho­ris­tique autant que le défer­lement d’une prose poé­tique déroulant sans ponc­tu­a­tions une seule phrase cou­vrant tout un ouvrage.

Si son clavier com­porte aus­si plusieurs reg­istres et fait la part belle à l’imaginaire, à l’humour, à la cabale phoné­tique où l’être se mue en let­tre, la lib­erté de jeu n’est pour­tant jamais gra­tu­ite, mais tou­jours motivée par une pro­fonde quête de sens.

Avec ce tren­tième opus, Alain Rous­sel, une fois encore, nous sur­prend et nous invite à sa table. Une entrée, un plat de résis­tance et le char­i­ot des desserts. Un fes­tin de rêve. L’ouvrage qui paraît dans la belle et bien nom­mée col­lec­tion « Les vies imag­i­naires » se com­pose d’un poème intro­duc­tif, d’une prose cen­trale, et d’une suite de qua­tre poèmes réu­nis sous le titre de Le vent effac­era mes traces.

Let­tre poème pour un amour per­du, pro­posé en ouver­ture nous pré­pare à la sur­v­enue du Texte impos­si­ble. Cette let­tre jamais postée, comme une adresse intime à ce qui fut vécu, nous plonge dans l’état intérieur et les som­bres dis­po­si­tions du poète.

je traî­nais mon néant par les rues d’Arles
comme dans un labyrinthe sans fil d’Ariane.

Alain Rous­sel, Le Texte impos­si­ble, suivi de Le vent effac­era mes traces, Arfuyen, 2023, 103p. 13,5€.

Mais cette errance peut être favor­able au sur­gisse­ment de l’inattendu qui tou­jours nous devance. 

ce jour-là le monde avait rêvé notre amour,
mais nous ne le savions pas encore

Le Texte impos­si­ble entremêle deux thèmes con­stants chez Alain Rous­sel qui procè­dent d’une expéri­ence fon­da­trice où se nouent l’amour et l’écriture. Un même vide sou­vent les précède, une même décharge élec­trique sig­nale leur avène­ment, un même désir les stim­ule, une même jubi­la­tion les exalte, un même tour­ment les men­ace. L’un et l’autre nous ini­tient.  Et le poète ne cesse d’explorer les liens, les par­en­tés, les secrètes con­nivences qu’ils entre­ti­en­nent. On pour­rait croire que c’est l’amour qui sus­cite le lan­gage amoureux. Pour­tant, les plus beaux accents, à quelques excep­tions près, jail­lis­sent quand l’amour se perd ou qu’il est impos­si­ble comme sou­vent chez les trou­ba­dours. L’état de poésie est un état amoureux comme l’ont si bien chan­té les poètes de l’amour cour­tois auquel l’auteur se réfère sou­vent. L’inspiration est comme un coup de foudre, une ébriété soudaine, une ivresse d’être dont la poésie comme la femme est la source et que le poème comme l’amant voudraient rejoindre.

Le Texte impos­si­ble nous con­te son his­toire. Peut-être celle d’un amour impos­si­ble. Et com­ment il s’empare de celui qui l’écrit, l’envoûte, le fascine, le con­duit. Mais il est aus­si le réc­it d’une lutte de l’écriture aux pris­es avec la banal­ité du quo­ti­di­en. On l’abandonne, mais sans cesse on le reprend, à moins que cela ne soit lui qui nous reprenne. Le texte impos­si­ble ques­tionne le réel dont il se méfie tant il échappe à la saisie du lan­gage. Le réel se rit de nos dis­cours. Il est là, affalé dans sa plat­i­tude inso­lente, me regar­dant de biais avec cet air de vouloir dire : Vas‑y, écris, écris encore… La brûlante nudité de l’aimée ou celle du monde est inac­ces­si­ble au brouil­lard des mots. Devant la plat­i­tude ordi­naire, cette écri­t­ure est pour­tant capa­ble de faire des trouées dans le réel et de livr­er des pas­sages au fab­uleux, comme celle que peut opér­er la seule let­tre O. C’est ça l’écriture, ça part d’un point, ça part d’une bulle, ça part de rien, ça tourne en boucle comme ce O à l’intérieur de la tête, et ce O pour­rait être ta bouche mon amour dans la soudure à haute tem­péra­ture de nos bais­ers… Les paroles alors peu­vent aus­si bien sor­tir par les lèvres entrou­vertes d’un sac à main. 

Comme tou­jours chez Alain Rous­sel, la ques­tion du lan­gage est cen­trale. J’écris parce que je n’ai rien à dire… Je n’écris qu’à la con­di­tion d’interroger mon écri­t­ure, de l’expliquer à l’instant même où elle s’envole… Il y a quelque chose d’insoluble dans cette volon­té d’interroger la parole par la parole… Peut-être faudrait-il brûler tous les mots pour que le non-dit se pro­file. Et si nous viv­ions à l’insu du lan­gage ? À la fin, le texte par­le de sa fin qui le guette depuis le début. Com­ment peut finir le texte impos­si­ble ? À quoi peut-il nous ouvrir une fois refer­mé si ce n’est sur le texte de la vie ?

Mais l’histoire du Texte impos­si­ble ne s’arrête pas là. Une pre­mière ver­sion de ce texte, tirée à la ronéo (agrafée, mal imprimée), a été envoyée en 1975 à quelques poètes et écrivains qui, à la sur­prise de l’au­teur, ont sus­cité des réac­tions très favor­ables émanant de divers milieux, notam­ment de Gherasim Luca, Vin­cent Bounoure, Roland Barthes, René Nel­li, Jacques Abeille… Il fit ensuite l’ob­jet d’une pub­li­ca­tion con­fi­den­tielle en 1980 par Pierre Van­drepote dans sa col­lec­tion « inac­tu­al­ité de l’orage”, avec de nou­velles répons­es élo­gieuses : Joyce Man­sour, Gio­van­na et Jean-Michel Gouti­er, Mar­i­anne Van Hir­tum… Le texte a été pro­fondé­ment remanié pour la présente édi­tion », pré­cise l’auteur. Ce qui nous laisse devin­er la place cap­i­tale qu’il occupe dans l’élaboration d’une œuvre.

Pourquoi et en quoi ce texte est-il impos­si­ble ? « Rien de plus immi­nent que l’impossible », déclare Vic­tor Hugo pour nous met­tre sur la piste. Mais c’est l’aveu de Jean Cocteau qui, en ren­ver­sant l’adage latin, sem­ble le mieux cor­re­spon­dre à l’engagement dont il est ici ques­tion : « À l’im­pos­si­ble, je suis tenu. » L’écriture d’Alain Rous­sel sem­ble tou­jours obéir à cette secrète injonc­tion qui le pousse sans cesse à l’invention. La phrase le prend par la main et le mène vers un pos­si­ble qui recule. « J’écris en spi­rale autour d’un silence qui se dérobe con­tin­uelle­ment, ne l’atteignant que par éclairs. »L’auteur se laisse ain­si guider par la phrase, son énergie intime, son entête­ment farouche à s’accomplir. Et c’est en enroulant et déroulant ses anneaux que les méan­dres de cette phrase flex­ueuse peu à peu nous captivent.

Seul le chemin sait où il va, le pre­mier et le plus long des poèmes qui fig­urent à la suite du Texte impos­si­ble, s’inscrit par­faite­ment dans cette per­spec­tive comme le sug­gère son très beau titre. Daté de 2020, il est le regard porté 40 ans après sur cette aven­ture. Il y est tou­jours ques­tion de cette ren­con­tre amoureuse qui se con­fond avec celle de la langue. Si Nad­jade Bre­ton est évo­quée, on pense aus­si à L’amour la Poésie d’Éluard.

l’amour est la plus belle excuse de la poésie,
mais plus per­son­ne ne par­le comme ça
en ce siè­cle à peine né et déjà vieillissant
où même les mots ne pren­nent plus leur envol
par les courants aériens du sens
de som­bres geôliers les reti­en­nent captifs
dans les lim­ites ordi­naires de la signification.

Dans une sorte de biogra­phie de l’intime, l’auteur revis­ite le chemin par­cou­ru. Depuis le flux et reflux d’une jeunesse ardente, les émois de l’adolescence, le frémisse­ment des amours nais­santes, le partage des ami­tiés vivantes autant que des lec­tures ardentes, les flâner­ies citadines ou la tra­ver­sée des déserts vers les Indes intérieures autant que géo­graphiques, un même mou­ve­ment ani­me la phrase d’Alain Rous­sel et renou­velle ses métamorphoses. 

Je m’abandonnais au vent de l’écriture
Qu’il vienne du dedans ou du dehors
guidé seule­ment par l’étonnement et la surprise
ne jamais réécrire le même texte
ne jamais marcher dans ses pro­pres traces.

Un vent sans cesse pousse la phrase d’Alain Rous­sel et la porte en avant. Une phrase tou­jours en quête et inquiète d’inédit. Elle explore ce qui advient dans la can­deur de l’insu. Et elle acqui­esce à ce qui se dérobe, au fait de ne pas savoir, à l’immensité du mystère. 

La poésie a accom­pa­g­né mon voyage
je ne sais rien d’elle ou si peu de choses
comme d’une femme dont on est amoureux
est-elle la lune ou le doigt qui la désigne.

Le vent de l’écriture et le vent qui effac­era ses traces est-il le même ? Pour­tant, le vent du regard qui les tra­verse dans les yeux du lecteur à nou­veau les ranime, les enflamme. Un par­fum s’élève de cette écri­t­ure savoureuse, par­cou­rue de sen­sa­tions où la langue de la parole se con­fond avec celle qui est dans la bouche pour notre intime délec­ta­tion. Un fes­tin de rêves.

Présentation de l’auteur

Alain Roussel

Il s’est intéressé très tôt à l’é­sotérisme sous tous ses aspects, lisant pêle-mêle Fab­re d’O­livet, Louis-Claude de Saint-Mar­tin, Swe­den­borg, Éliphas Lévi, Denys l’Aréopagite, Ful­canel­li, René Guénon et les grands textes ori­en­taux (boud­dhisme tch’an, soufisme, hin­douisme, taoïsme). Il a décou­vert la poésie, en vers et en prose, vers l’âge de dix-sept ans, devenant au fil du temps un lecteur insa­tiable de Rim­baud, Baude­laire, Lautréa­mont, Bre­ton, Artaud, Dau­mal, Leiris, Michaux, Paz, Duprey, de Chaz­al, Pes­soa, Juar­roz, Munier, Bonnefoy.

Cet auteur s’in­scrit dans une dou­ble démarche. D’une part, il écrit des pros­es poé­tiques resser­rées, à la lim­ite du silence, essayant de dire en quelques mots la présence, l’ab­sence, l’at­tente, rôdant autour de l’in­nom­ma­ble, de l’indi­ci­ble (ces livres sont pub­liés chez Let­tres Vives et aux édi­tions Cadex).

D’autre part, il écrit des réc­its où il peut don­ner libre cours à son imag­i­na­tion, à son humour, à son inso­lence, sans per­dre la quête du sens qui est essen­tielle à toute sa démarche. En témoigne son recueil de nou­velles Que la ténèbre soit !(Édi­tions La Clef d’Argent) et deux romans  : “Le Labyrinthe du Singe” et “Chemin des Équinox­es”, pub­liés chez Apogée.

Bibliographie

  • Le Poème après le naufrage, P.-J. Oswald, 1977
  • Rétropoèmes, Inac­tu­al­ité de l’or­age, 1978
  • Les Aven­tures d’A­lu­mini­um, Inac­tu­al­ité de l’or­age, 1979
  • Le Texte impos­si­ble, Inac­tu­al­ité de l’or­age, 1980
  • Le Temps d’un train, P. Van­drepote, 1983
  • La Let­tre au petit homme noir, Plas­ma, 1984
  • Rite pour l’au­rore, Tourne­feuille, 1989; rééd. Let­tres vives, 1998
  • La Légende anonyme, Let­tres vives, 1990
  • Il y aura tou­jours des gar­di­ens de phare, Poiein, 1992
  • Frag­ments d’i­den­tité, Let­tres vives, 1995
  • L’Or­di­naire, la Méta­physique, Cadex, 1996
  • La Poignée de porte, Cadex, 1999
  • Som­nifère d’in­di­en, Wig­wam, 1999
  • Sans com­men­taire (avec Chris­t­ian Hibon), La Clef d’Ar­gent, 2000
  • L’Œil du dou­ble, Let­tres vives, 2001
  • Ils, Cadex, 2003
  • La Voix de per­son­ne, Let­tres vives, 2006
  • Le Réc­it d’Al­ié­na, Let­tres vives, 2007
  • La Vie privée des mots, La Dif­férence, 2008
  • Que la ténèbre soit !, La Clef d’Ar­gent, 2010
  • Le gar­di­en des voy­ages, Pièces à con­vic­tion, 2010
  • Chemin des équinox­es, Édi­tions Apogée [archive], 2012
  • Petit manuel de savoir-vivre en une seule leçon, Le Cad­ran ligné, 2012
  • Ain­si vais-je par le dédale des jours, Édi­tions Les Lieux-dits, 2013
  • Le Labyrinthe du Singe, Édi­tions Apogée [archive], 2014
  • Le Boudoir de la langue, illus­tra­tions de Georges-Hen­ri Morin, Pierre Mainard, 2015
  • Un soupçon de présence, Le Cad­ran ligné [archive], 2015
  • Le livre des évi­dences, avec des encres de Georges-Hen­ri Morin, édi­tions des Deux Corps, 2016
  • La Phrase errante, Le Réal­gar Edi­tions [archive], 2017
  • La Vie secrète des mots et des choses, Mau­rice Nadeau, 2019
  • Avec Chris­t­ian Hibon, Sans com­men­taire, édi­tions Pierre Mainard, 2021
  • Arach­né, avec un dessin de Marie Alloy, Édi­tions Les Lieux-Dits (col­lec­tion Le Loup bleu), 2022
  • Le texte impos­si­ble, suivi de Le vent effac­era mes traces, Édi­tions Arfuyen,2023

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

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Jacques Goorma

Jacques Goor­ma a pub­lié une quin­zaine de recueils aux Édi­tions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapi­er et Arfuyen, ain­si que de nom­breux textes en revue. Il a égale­ment réal­isé des livres d’artistes, des lec­tures, présen­té des con­férences et des émis­sions de radio. Respon­s­able de l’édi­tion de l’œu­vre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gal­li­mard, directeur de col­lec­tion aux Édi­tions Lieux-Dits, ini­ti­a­teur des poé­tiques de Stras­bourg, il a ani­mé des ate­liers de poésie dans les pris­ons durant plusieurs années. Actuelle­ment, il se con­sacre à la pro­mo­tion de la poésie fran­coph­o­ne et européenne, en tant que Secré­taire Général de l’Association Cap­i­tale Européenne des Lit­téra­tures. Il fig­ure notam­ment dans : His­toire de la lit­téra­ture européenne d’Al­sace, (Presse Uni­ver­si­taire de Stras­bourg, 2004), Antholo­gie poé­tique 2005, (Seghers, Paris 2006), Poètes aujour­d’hui : un panora­ma de la poésie fran­coph­o­ne de Bel­gique, Antholo­gie de Yves Namur et Lil­iane Wouters, (Le Tail­lis Pré et Le Noroit, 2007), La poésie c’est autre chose, 1001 déf­i­ni­tions de la poésie, de Gérard Pfis­ter, (Arfuyen, 2008), Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde, Antholo­gie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur,de Jean Roy­er, Le Noroit, 2013

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