On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une cham­bre. Des murs, on croit en les fix­ant sor­tir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un bran­card. Un cortège de couloirs. Une dépos­ses­sion. Le bracelet d’identité au poignet gauche nous éloigne de ce monde où l’on n’a pas à dire qui on est/pour être, être en accord. Dans la nuit qui débor­de, un mot pour­rait en ral­lumer d’autres. Mais il suf­fit de bal­bu­ti­er un mot,/« porte » par exem­ple, pour que le souf­fle y puise/de quoi ébran­ler la mémoire, remuer l’air. On tente de « Voir de face » ce qui attend, la vaste salle où il se rend pour la pre­mière fois. Et puis, la salle de réveil ou de réan­i­ma­tion, les tâton­nements de la con­science, de « Cela » qui titube au milieu de l’insomnie, de l’inconnaissance au bord d’une nuit accablante. 

Pierre Dhain­aut, Après, L’herbe qui trem­ble, avril 2019, 72 pages, 13€

Après, nous pour­rons « Dire ensem­ble » : nous per­dons l’innocence/à par­tir du jour où nous comprenons/que leur promesse d’une source/impérissable, les mots n’ont pas su la tenir/mais nous dis­ons, redis­ons mal­gré nous, quitte à nous essouf­fler, la « source », la « source ». Est-ce la source elle-même qui réclame encore qu’on la nomme, qu’on l’appelle ? Peut-on croire encore aux ver­tus de la parole ? Peu à peu pour­tant, le lan­gage revient, la voix basse,/la voix rauque, ardente, dévoile, une parole, la pas­sion de dire remonte vers les couleurs et la lumière des mots : Pour­pre, bleu ou jaune, bleu, jaune ou pour­pre/répé­tons-les, ces adjec­tifs heureux.

Qui par­le ici ? Une voix. La sienne. Devenant aus­sitôt la nôtre. Pas de je. Pas de nom. Un on, sujet neu­tre et min­i­mum. Ou un tu qui s’adresse autant à nous qu’à lui-même. Une con­science qui observe, enreg­istre. Cer­tains mots répétés, redou­blés s’enfoncent dans leur sens : l’alliance, être, enten­dre, la source, mais suff­isent-ils à nous le révéler ? Le poème renou­velle l’aveu d’une igno­rance sans par­venir à l’épuiser : tu ne sais pas/que l’espace confond/ce qui vient de toi/ou d’un autre… à qui appar­tient cette voix ?/tu ne sais pas : réponds-lui/­son visage/te ren­dra un vis­age. La neu­tral­ité du sujet cor­re­spond à l’impersonnalité d’un fond sans nom. On ver­ra si les yeux ont vieilli,/s’ils sont prêts à s’offrir encore à l’inconnu/comme au très proche, à croire en l’anonyme,/en la généreuse igno­rance. Com­ment ne pas songer ici à La Docte igno­rance, de Nico­las de Cues, à cette inter­ro­ga­tion sur la nature de la con­nais­sance, à ce savoir de ne pas savoir dont par­lent Mon­taigne, Pas­cal ou qu’évoque si pré­cisé­ment Descartes : c’est une mar­que de savoir que de con­fess­er libre­ment qu’on ignore les choses qu’on ignore : et la docte igno­rance con­siste pro­pre­ment en ceci.

L’expérience intime que relate ce bref et sai­sis­sant recueil est com­posé de qua­tre suites com­prenant cha­cune sept poèmes Voir en face, Cela I, Cela II, Dire ensem­ble. Une courte prose, inti­t­ulée. Après, clos l’ouvrage en décrivant les cir­con­stances dra­ma­tiques dans lesquelles ces textes furent écrits. Après, après une longue opéra­tion du coeur et une inter­minable con­va­les­cence. Après. Ce mince voca­ble indique un décalage tem­porel. Après sup­pose un avant et un pen­dant. Il les con­dense, les résume, mais se situe au- delà. Avant, « l’après » reste imprévis­i­ble. Avant et pen­dant, le lan­gage a per­du son pou­voir. Plus de sec­ours ni de recours. Décou­verte ter­ri­ble : le poème est impuis­sant dans l’adversité. « Pourquoi accorder tant d’importance à la poésie si dans les cir­con­stances les plus rudes elle n’offre aucune aide ou pire, si l’on ne songe pas à lui en réclamer une ? »… Quand aux pires heures de la dérélic­tion la poésie n’est pas là, com­ment ne pas met­tre en cause non seule­ment son influ­ence, mais son exis­tence même ?/Elle n’était pas là, je n’en ressen­tais pas moins le manque. » N’est-ce pas l’espace ouvert par ce manque lui-même qui agi­ra comme un appel ? N’est-ce pas tou­jours après, par la suite, à la fin que l’on peut dire et écrire ce qui s’est passé ?

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Jacques Goorma

Jacques Goor­ma a pub­lié une quin­zaine de recueils aux Édi­tions Fagne, Rougerie, Lieux-Dits, Le Drapi­er et Arfuyen, ain­si que de nom­breux textes en revue. Il a égale­ment réal­isé des livres d’artistes, des lec­tures, présen­té des con­férences et des émis­sions de radio. Respon­s­able de l’édi­tion de l’œu­vre de Saint-Pol-Roux chez Rougerie et Gal­li­mard, directeur de col­lec­tion aux Édi­tions Lieux-Dits, ini­ti­a­teur des poé­tiques de Stras­bourg, il a ani­mé des ate­liers de poésie dans les pris­ons durant plusieurs années. Actuelle­ment, il se con­sacre à la pro­mo­tion de la poésie fran­coph­o­ne et européenne, en tant que Secré­taire Général de l’Association Cap­i­tale Européenne des Lit­téra­tures. Il fig­ure notam­ment dans : His­toire de la lit­téra­ture européenne d’Al­sace, (Presse Uni­ver­si­taire de Stras­bourg, 2004), Antholo­gie poé­tique 2005, (Seghers, Paris 2006), Poètes aujour­d’hui : un panora­ma de la poésie fran­coph­o­ne de Bel­gique, Antholo­gie de Yves Namur et Lil­iane Wouters, (Le Tail­lis Pré et Le Noroit, 2007), La poésie c’est autre chose, 1001 déf­i­ni­tions de la poésie, de Gérard Pfis­ter, (Arfuyen, 2008), Poésie de langue française, 144 poètes d’aujourd’hui autour du monde, Antholo­gie, (Seghers, 2008), L’Arbre du veilleur,de Jean Roy­er, Le Noroit, 2013

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