Pierre Dhainaut, Le Messager des arbres

Par |2022-06-22T07:27:00+02:00 19 juin 2022|Catégories : Critiques, Pierre Dhainaut|

Il était inévitable que la col­lec­tion « Papiers d’art », créée par les édi­tions L’Herbe qui trem­ble, accueille des poèmes de Pierre Dhain­aut, qui a tant col­laboré avec les artistes. Toute son œuvre est d’ailleurs con­sacrée aux échanges, quelle que soit la forme prise par l’interlocuteur : les dédi­caces men­tion­nées au début de l’ouvrage s’adressent autant au pein­tre con­cerné qu’« aux fruits », « à la mer » ou « au chant » d’une flûte aimée – à « tout un monde », en somme. 

De tels duos exac­er­bent son sens de l’écoute, jus­ti­fi­ant pleine­ment le titre d’ensemble : Le Mes­sager des arbres. Pierre Dhain­aut n’écrit que pour restituer une réso­nance. Aus­si les voix de l’arbre peint et du poète ten­dent-elles à se con­fon­dre : le pre­mier est « arbre de con­sonnes, de voyelles », « il chante, il s’adresse au creux de l’oreille / comme au grand large, d’une voix atten­tive ».  Dans un geste très pur où rien ne se se fige, chaque arbre peint engen­dre un poème écrit dans leur langue com­mune : « il existe une langue, / dit le poème, dit l’arbre, où ne se pronon­cent / que les initiales ».

Les pein­tures de Ramzi Ghot­baldin, né au Kur­dis­tan, ne sont pas sans par­en­té avec les œuvres des impres­sion­nistes et, plus encore, avec celles des fauves : mul­ti­col­ores, trans­fig­urés par la lumière et le trem­ble­ment des con­tours, ses arbres s’épanouissent en com­mu­nion avec le reste du paysage, un peu comme dans un vit­rail. Toute la palette des couleurs s’y déploie, du rouge au blanc en pas­sant par le brun, le vert, le bleu, le jaune, le rose ou l’orangé… En référence à dif­férents lieux (« Pla­tanes du Périg­ord », « Le Mis­tral », « Sou­venir nor­mand », « Face à la vague », « Les Hau­teurs », « Allée parisi­enne », « Les sap­ins du Lim­ou­sin »…) et divers­es saisons (« L’automne », « Lilas d’été », « Arbres de print­emps »…), ces arbres envoient au spec­ta­teur des mes­sages infin­i­ment var­iés, empreints d’une émo­tion sen­sorielle prim­i­tive et chatoyante. 

Pierre Dhain­aut et Ramzi Ghot­baldin, Le Mes­sager des arbres, L’Herbe qui trem­ble, coll. Papiers d’art, 2022, 80 pages, 20 €.

La pre­mière pein­ture, par exem­ple, fait vibr­er des lignes lumineuses, reflétées par les eaux, tan­dis que l’avant-dernière (qui  cor­re­spond au poème ultime) laisse rebondir des tach­es ron­des de couleur, un pointil­lé d’efflorescences. 

Cette instan­ta­néité des per­cep­tions sen­si­bles se traduit dans le poème, fidèle « Mes­sager des arbres ». Les trois pre­miers mots du livre s’enchaînent entre vir­gules et leurs places sont étrange­ment inter­change­ables : « La route, le fleuve, le temps, / le fleuve, le temps, la route, / le temps, la route, le fleuve… » Ce décor où émer­gent les arbres est donc par­faite­ment mobile. Nou­v­el Her­mès, le poète délivre la parole des arbres sans se fix­er en un lieu, seule­ment atten­tif au flux per­pétuel : « tout se passe ici dans le temps le long/ de la route ou du fleuve auprès des arbres. » À l’autre extrémité du livre, le poème nous pro­jette dans l’au-delà de l’espace et du temps, au roy­aume de l’éphémère : « Out­re-terre, outre–mer, l’arbre irradie » ; « vul­nérable, l’éternité dur­era / moins longtemps que le vol d’oiseaux / de bon présage, les migrateurs. »

Le mes­sage de l’arbre est avant tout sonore. En témoignent le titre de la deux­ième par­tie (« Un arbre dans l’oreille ») et les textes qui suiv­ent : « il mod­ule une note à l’infini, de la plus / grave à la plus clair­voy­ante ». Mais le son est présent dès le début du livre, sacral­isé à la manière d’un mantra, d’autant que le poète se sou­vient du sym­bol­isme tra­di­tion­nel de l’arbre, désigné comme « cen­tre du monde » : « les noms ne s’oublient pas, leurs noms / sacrés à tous les âges, et toi qui les récites / comme en prière, hêtres, érables, frênes ». Plus encore que ces noms, c’est la « sonorité com­mune » à tous les arbres qui sus­cite l’extase du poète, une fois pro­longée et trans­mise : « à l’arrêt, dans la marche, la joie / aus­si extrême à redire « arbres », / à ranimer l’air, à le partager. » Ces mes­sages ne s’adressent évidem­ment pas à l’intellect mais au cœur de cha­cun : « tout demeure / à com­pren­dre, c’est-à-dire à aimer ».  Non pas le cœur émo­tion­nel, mais le plus pro­fond de l’être, celui qui con­naît « le rit­uel de la ren­con­tre, de la dépos­ses­sion ». Enten­dre vrai­ment, c’est se dépren­dre de soi-même dans cette pro­fondeur silen­cieuse qui débor­de chacun.

Dans le même esprit, l’épiphanie visuelle des arbres est indis­so­cia­ble de l’immensité trans­par­ente de l’espace, pourvu que l’œil se libère de ses a pri­ori : « tu ne les vois / que dans l’espace heureux qu’ils ren­dent / vis­i­ble ». Ce bon­heur d’une « aura per­pétuelle » n’exclut nulle­ment les « ombres » : « bien­v­enues, les rebelles ». L’ouverture incon­di­tion­nelle est la con­di­tion d’une récep­tion authen­tique de ces con­ver­sa­tions : « Il faut tout deman­der aux arbres, / pudiques, prodigues, ils font mieux que répon­dre, // se con­cen­trent, se dila­tent, s’élèvent ». Recevoir leur parole, c’est se laiss­er touch­er par « leurs souf­fles » généreux, par cette « haleine / qui nour­rit le feu, elle est plus que le feu / brûlante, elle ray­onne et tout ray­onne, / rien ne pour­ra l’éteindre ». Le sur­gisse­ment des arbres est don de soi gra­tu­it (« ce n’est jamais à eux qu’ils pensent »), par­tic­i­pa­tion au ray­on­nement uni­versel : « le jour se révèle en son cycle, la lumière / s’incarne, la chair s’illumine, // la nuit, la nuit sensible »…

Dès lors, leur con­tem­pla­tion entraîne une adhé­sion totale au monde, comme un embrasse­ment : « être en accord, désir­er ce qui / manque, qui est présent ». Les respecter (« Tu ne blesseras aucun arbre »), c’est retrou­ver le sens d’un con­tact accueil­lant et sub­til : « touche-les d’une main aus­si légère / que des mots » ; « nos doigts au moins, touchant l’écorce, perçoivent / ce qui, dessous, pal­pite, se pré­cip­ite ». Les arbres invi­tent le poète à se fon­dre dans la crois­sance cir­cu­laire des élé­ments : « tu ne sais pas / ce  que  sig­ni­fient com­mencer, finir, / ne pas finir ». Ce sont « nos hôtes » et nos maîtres, ils nous appren­nent même à tra­vers­er la souf­france ; grâce à eux, les « blessures » devi­en­nent « vives, vivantes » : « ils mul­ti­plient les verbes / en résis­tant à la tor­ture, / quitte à se rompre, ils se réori­en­tent ». Ils sont si « disponibles » que leur cortège incar­ne « le rythme » et « le lien » entre les êtres, entre les mots. Leur lib­erté les arrache aux red­ites, aux par­cours pré­conçus : « eux n’ont nul besoin de traces,/ le pays, ils l’inventent ».

Cette vivac­ité empreinte d’équilibre — « l’art de l’éclat et de l’ensemble » — est ren­due man­i­feste dans la pre­mière sec­tion (dont le titre est celui du livre entier) par la com­po­si­tion des textes. Ce sont tous des neu­vains (comme dans la deux­ième par­tie) mais la longueur des stro­phes varie (entre un et cinq vers). Il en résulte une impres­sion de pro­fu­sion limpi­de : « Partout, n’importe où, s’il y a des arbres, / deux seule­ment, nous entrons en forêt, / la dense, l’ardente, la trans­par­ente ». L’énumération (la vir­gule flu­id­i­fie le vers) et la répéti­tion légère­ment mod­i­fiée, comme celle des arbres qui se suc­cè­dent, « vari­ante après vari­ante », sont deux modal­ités remar­quables de cet art poé­tique : « les murs s’embrasent, la beauté, l’insoumise, / se forme, se répand, se reforme » ; « le soleil lev­ant, le soleil du soir » ; « l’arbre des arbres, l’inoubliable » ; « un temps tout le temps d’arbre »…

Et si, à notre tour, nous nous inspiri­ons de ce rythme pré­caire, infi­ni ? Et si nous deve­nions Le Mes­sager des arbres ? « racines, humus, nuages, la sève / est l’un des noms de la vie qui ne cesse /de se refaire, la mort ne rivalise pas ».

Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhain­aut est né à Lille en 1935. Avec Jacque­line, ren­con­trée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa car­rière de professeur).

Après avoir été influ­encé par le sur­réal­isme (il ren­dit vis­ite à André Bre­ton en 1959), il pub­lie son pre­mier livre, Le Poème com­mencé (Mer­cure de France), en 1969.

Ren­con­tres déter­mi­nantes par­mi ses aînés : Jean Mal­rieu dont il édit­era et pré­fac­era l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bon­nefoy aux­quels il con­sacr­era plusieurs études.

Déter­mi­nante égale­ment, la fréquen­ta­tion de cer­tains lieux : après les plages de la mer du Nord, le mas­sif de la Char­treuse et l’Aubrac.

Une antholo­gie retrace les dif­férentes étapes de son évo­lu­tion jusqu’au début des années qua­tre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mer­cure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Intro­duc­tion au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Lev­ées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Édi­tions des van­neaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de lit­téra­ture fran­coph­o­ne Jean Arp) et Voca­tion de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plu­part sont dédiés aux petits-enfants. Plus récem­ment encore : une “auto­bi­ographique cri­tique”, La parole qui vient en nos paroles (édi­tions L’Herbe qui trem­ble, 2013) et Rudi­ments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité cri­tique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nom­breuses col­lab­o­ra­tions avec des graveurs ou des pein­tres pour des livres d’artiste ou des man­u­scrits illus­trés, notam­ment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gre­go­ry Masurovsky, Yves Pic­quet, Isabelle Ravi­o­lo, Nico­las Rozi­er, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À con­sul­ter : la mono­gra­phie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Édi­tions des van­neaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) pré­paré par Judith Cha­vanne en 2010.

© Crédits pho­tos Mai­son de la Poésie Jean Joubert.

Poèmes choi­sis

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Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cam­brai, agrégée de let­tres mod­ernes, doc­teur ès let­tres et for­mée en psy­ch­analyse rêve-éveil­lé, Sabine Dewulf se pas­sionne pour la poésie, la con­nais­sance de soi et toutes les formes de spir­i­tu­al­ité. En 2003, elle a fondé avec Hen­ri Mer­lin l’association des « Amis de Jules Super­vielle », actuelle­ment dirigée par Hélène Claire­fond. Tous les ouvrages qu’elle a pub­liés sont en lien étroit avec la poésie. Bib­li­ogra­phie Jules Super­vielle ou la con­nais­sance poé­tique (2 tomes), L’Harmattan, 2001, Les Jardins de Colette – Par­cours sym­bol­ique et ludique vers notre Eden intérieur, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, édi­tions du Souf­fle d’Or, 2004, La Fable du monde – Jules Super­vielle, coll. « Par­cours de lec­ture », Bertrand-Lacoste, 2008, Pierre Dhain­aut, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2008, Jules Super­vielle aujourd’hui, actes du col­loque d’Oloron-sainte-Marie, textes réu­nis et présen­tés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Press­es Uni­ver­si­taires de Pau, 2009, Le Jeu des miroirs – Décou­vrez votre vrai vis­age avec Dou­glas Hard­ing et Jules Super­vielle, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, Le Souf­fle d’Or, 2011, Les Trois cheveux d’or – Par­cours de guéri­son avec les frères Grimm et Pierre Dhain­aut, avec la col­lab­o­ra­tion de Stéphanie Del­court et Eric Dewulf, Le Souf­fle d’Or, 2016, Ray­mond Fari­na, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2019, Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Car­o­line François-Rubi­no, L’Herbe qui trem­ble, 2020, Tu dis délivr­er la lumière, coécrit avec Flo­rence Saint-Roch, poèmes et pho­togra­phies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021, En regard, à l’écoute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021, Sabine Dewulf, En regard, à l’é­coute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021.
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