Un Hugo caravagesque

 

Pour par­ler du grand auteur roman­tique français qu’est Vic­tor Hugo, il faut trou­ver des mots amples et englobants. Une fois acquise cette idée, il ne faut pas oubli­er de rap­pel­er l’esprit très mod­erne de la pen­sée de Vic­tor Hugo. Ain­si, son tra­vail d’écrivain est-il l’alliance des con­traires – fond et forme, force et faib­lesse, lumière et obscu­rité, vie et déclin, présence de l’homme au sein de l’univers, renais­sance de l’idéal au sein d’une réal­ité, imag­i­na­tion au sein du réel – et se résume par cet adjec­tif  : car­avagesque. 

Pierre Dhain­aut, Ain­si par­lait Vic­tor Hugo, éd.
Arfuyen, 2018, 14€

Cette épithète peut don­ner forme à une lec­ture générale de cet ouvrage, fait d’aphorismes, de dits, de choix de poèmes notam­ment. Cette lit­téra­ture sem­ble bel et bien être celle du clair-obscur, où l’on recon­naît en l’occurrence les images peintes de Vic­tor Hugo qui décrivent un univers noir et lumineux.

Ce livre pro­pose un choix de cita­tions par­mi les livres, poèmes, romans, car­nets et recueils de l’auteur. Il met en lumière ce qui pour moi est l’essence de la vie intel­lectuelle de la poésie  : l’oxymore. Et avec lui, cette ten­ta­tion d’allier les con­traires avec toutes les chances de saisir la réal­ité. Hugo est un maître car­avagesque qui décrit une réal­ité plurielle, pro­fuse, dans laque­lle la lucid­ité est désirée avec intel­li­gence. L’on peut par exem­ple chercher la déf­i­ni­tion de l’homme, ou de l’artiste, ou du génie, et c’est tou­jours un peu plus près de la vérité que nous nous trou­vons, vérité qui demande que la réal­ité soit dite philosophique­ment dans sa complexion.

[La] poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la sec­ousse d’un trem­ble­ment de terre, chang­era toute la face du monde intel­lectuel. Elle se met­tra à faire comme la nature, à mêler dans ses créa­tions, sans pour autant les con­fon­dre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sub­lime, en d’autres ter­mes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit. […] Tout se tient.  

Donc réfléchir avec Hugo, cela veut dire qu’il faut penser en ter­mes moraux et esthé­tiques, lesquels sont pour finir la seule vraie mesure de l’activité du lecteur. Cette dernière doit être éprise à la fois de beauté et de morale. Et ici par­ti­c­ulière­ment, c’est autant Dieu que les hommes qui exi­gent le côtoiement du beau et de la vérité. Du reste, beau, vérité, œuvre, artiste, tous ces ter­mes sont capa­bles d’aider le poète de la place Royale à accouch­er d’une lit­téra­ture gran­dis­sime et auprès de laque­lle l’homme acquiert une dimen­sion supérieure, la lit­téra­ture l’augmentant.

Veille ou dors, viens ou fuis, nie ou crois, prends ou laisse. / Sois immonde ou sois pur  ; sois bon ou sois per­vers  ; / Insulte l’aube, ou ris sous les feuil­lages verts  ; / Mon­tre-toi, cache-toi  ; va‑t’en, demeure, oscille  ; / Ignore ou bien apprends  ; pense ou sois imbé­cile. […] Le monde est une meule à broy­er la pen­sée.  

Je dis­ais tout à l’heure que l’écriture de Vic­tor Hugo fai­sait place à des fig­ures et à leur con­traire, et que cela allait de pair avec un esprit mod­erne. Et il ne faut donc pas oubli­er com­bi­en le poète s’est bat­tu con­tre la peine de mort, a con­tribué et con­tribue encore aujourd’hui à se faire une haute idée de l’Europe poli­tique ou encore plus sim­ple­ment à appel­er l’homme mod­erne à une foi per­son­nelle. 

L’assujettissement aux Bibles, la servi­tude aux livres, l’idolâtrie des textes, l’obéissance pas­sive aux Védas et aux Korans, tout cela est ter­restre, tout cela est arti­fi­ciel, tout cela est con­stru­it pour le besoin de tel ou tel mode de civil­i­sa­tion, tout cela porte des ratures et des sur­charges faites de main d’homme  ; tout cela n’a, dans l’absolu, aucune rai­son d’être. 

ou

La peine de mort est le signe spé­cial et éter­nel de la bar­barie. Partout où la peine de mort est prodiguée, la bar­barie domine […].

Je vote l’abolition pure, sim­ple et défini­tive de la peine de mort. 

Pour con­clure, j’avais à l’esprit de citer mieux que je ne le fais les apho­rismes les plus per­ti­nents, nonob­stant la dis­tance tem­porelle qui nous sépare de ces écrits. Mais je crois que chaque lecteur ou lec­trice peut se faire une idée indi­vidu­elle et choisir son pro­pre chemin comme le fait Pierre Dhain­aut. Je referme ces lignes mal­gré tout avec ce petit texte en vol­ume un peu pris au hasard de mon cheminement.

Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incom­plet  ; c’est de se sen­tir par une foule de points hors du fini  ; c’est de percevoir quelque chose au-delà de soi, quelque chose en-deçà. 

     

Une littérature oppositionnelle

Comme beau­coup de lecteurs français, je ne con­nais vrai­ment de l’œuvre d’Herman Melville que Moby Dick, et j’ai pris plaisir à la lec­ture de cet Ain­si par­lait — que pub­lient intel­ligem­ment les édi­tions Arfuyen -, séduit par la richesse intel­lectuelle de l’écrivain améri­cain. Sans doute, le som­met de son art est-il con­signé dans ce roman mar­itime, et la recon­nais­sance publique de l’œuvre, main­tenant une chose acquise et assurée, en est l’expression. Mais je répète que j’ai été sur­pris par la pro­fondeur dont témoigne cette prose, et de voir autant de tenue morale dans les poèmes, la cor­re­spon­dance ou les œuvres nar­ra­tives, lesquelles dessi­nent une pen­sée com­plexe et artic­ulée, anti­con­formiste et humaniste.

 

Ain­si par­lait Her­man Melville, édi­tion bilingue, 
trad. Thier­ry Gilly­boeuf,  Arfuyen, 2018.

Je dirais même que son œuvre est artic­ulée par une forme maitrisée de schize, de dédou­ble­ment du pro­pos, met­tant en valeur la pau­vreté con­tre la richesse, le bar­bare con­tre le civil­isé, le sage con­tre l’ignorant, le faible con­tre le fort, tout cela dans une ten­sion presque dra­maturgique qui per­met de dis­tinguer la vérité, ou du moins, la vérité de l’auteur.

À mon sens, le terme « sauvage » est sou­vent util­isé à mau­vais escient ; de fait, quand je regarde les vices, les cru­autés et les mon­stru­osités de toutes sortes qui prospèrent dans l’atmosphère cor­rompue d’une civil­i­sa­tion fiévreuse, je suis enclin à croire qu’en matière de per­ver­sité rel­a­tive des par­ties, qua­tre ou cinq insu­laires des Mar­quis­es envoyés comme mis­sion­naires aux États-Unis seraient sans doute aus­si utiles qu’un nom­bre équiv­a­lent d’Américains dépêchés dans ces îles au même titre. 

Une fois admis ce par­ti oppo­si­tion­nel, il faut pour­suiv­re en expli­quant que l’art de Melville se frotte à Shake­speare, la Bible, Mon­taigne ou Lucrèce, et évidem­ment reste nour­ri de ce qui entoure l’écrivain, c’est-à-dire Emer­son ou 

Thore­au, ou Whit­man qui est son exact con­tem­po­rain. On trou­ve aus­si des idées orig­i­nales et sin­gulières, par exem­ple la con­cep­tion que l’auteur a de la démoc­ra­tie, qui, je pense, dif­fère de la con­cep­tion de Whit­man qui chante, lui, le poème lyrique des États Unis et de leur Con­sti­tu­tion, alors que Melville reste cir­con­spect, prône davan­tage le scep­tre et le pou­voir roy­al, ce qui rétro­spec­tive­ment, pour notre temps poli­tique d’aujourd’hui et la crise des démoc­ra­ties occi­den­tales, est presque une vision d’avant-garde. 

J’ai par­lé d’un dis­cours ten­du entre des pôles, des oppo­si­tions tranchées et très nettes, mais il faut néan­moins accorder une unité intel­li­gi­ble à la fig­ure de Dieu (dont d’ailleurs Melville inter­roge la majus­cule). Je crois pou­voir m’avancer en voy­ant en lui un croy­ant, une âme con­fron­tée au silence de la médi­ta­tion, dans une médi­ta­tion plus poé­tique que mys­tique. Ain­si, un Dieu pan­to­cra­tor qui gou­vern­erait la nature et les eaux. D’ailleurs, on recon­naît très net­te­ment La Tem­pête.

Comme cha­cun sait, la médi­ta­tion et l’eau sont unies à jamais.

Et je pour­rais pour­suiv­re en faisant état de mon chem­ine­ment de lecteur, en dia­loguant au sujet des eaux, avec les Cinq Grandes Odes, et repér­er ici ou là, les eaux bachelar­di­ennes qui m’ont tou­jours été un rêve per­son­nel. N’oublions pas que Melville est célèbre pour son réc­it mar­itime qui met en scène une quête d’absolu mortelle et mag­nifique, angois­sante et dense. Donc, Melville est l’auteur sans con­tes­ta­tion pos­si­ble qui règne par­mi les plus grands de notre pan­théon lit­téraire. Pour preuve et pour con­clure, je cit­erai : 

Chaque fois que je sens l’amertume torde mes lèvres, chaque fois qu’un novem­bre humide et bru­ineux règne en mon âme, chaque fois que je me sur­prends en train de m’arrêter à mon insu devant des mag­a­sins de cer­cueils et de rejoin­dre le pre­mier cortège funéraire que je croise, et surtout quand le cafard m’étreint si fort que seul un puis­sant sens moral m’empêche de descen­dre d’un pas résolu dans la rue pour faire valser méthodique­ment les cha­peaux des pas­sants – j’estime alors qu’il est urgent de pren­dre la mer dès que possible.

 

Le poète de la relation

 

Abor­der Baude­laire aujourd’hui relève d’un proces­sus de lec­ture à la fois académique et per­son­nel. Pour ma part, je ferais de ce livre Ain­si par­lait Charles Baude­laire, une lec­ture per­son­nelle et en quelque sorte au car­ré. En effet, on ressent net­te­ment que Yves Leclair, le poète qui a col­la­tion­né ces cita­tions avait son pro­pre Baude­laire en tête. Et donc pour ce qui me con­cerne, je ne peux que faire une lec­ture de la lec­ture, me refaire mon pro­pre Baude­laire dans le Baude­laire d’Yves Leclair. 

Je dirais qu’il s’agit en quelque sorte de chercher « un pois­son sol­u­ble », c’est-à-dire l’idée qui aimante et fait axe dans ces textes et les rend cohérents, et voir com­ment cette idée abstraite éclaire le mys­tère du texte. J’y ai vu une cristalli­sa­tion autour de grands thèmes, celle de la rela­tion de grands thèmes : rela­tion du texte et de l’amour, rela­tion du texte et de la mort, où s’articulent le dis­cours poé­tique et les femmes, ou encore la rela­tion du poème avec la beauté. J’affirmerais même que la beauté a été mon pois­son sol­u­ble, la cheville ouvrière qui m’a ouvert à la com­préhen­sion esthé­tique de ce cor­pus com­plexe, ce pois­son qui s’est défait dans les eaux pro­fondes du texte baude­lairien. Et cela n’a pas anni­hilé la dimen­sion d’angoisse, de la den­sité de l’anxiété du poète, qui d’ailleurs fait appel plus à Dionysos qu’à Apol­lon. 

Et par le hasard des con­tin­gences, je lisais le De pro­fundis d’Oscar Wilde et l’un de ses Essais, au moment où j’ai reçu ce livre intéres­sant que pub­lie Arfuyen, et qui m’a per­mis de lire « au car­ré » cette belle lit­téra­ture bri­tan­nique. Cela pour évo­quer la fil­i­a­tion du poète français avec la moder­nité lit­téraire et dont l’influence va peut-être très vite vers Wilde, Ver­laine, et qui sait ? vers Niet­zsche. En tout cas, je retrou­ve cette activ­ité de dandy créa­teur à égal­ité dans le Wilde souf­frant en prison et le Baude­laire opi­omane. 

La mode doit donc être con­sid­érée comme un symp­tôme du goût de l’idéal sur­nageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accu­mule de grossier, de ter­restre et d’immonde, comme une défor­ma­tion sub­lime de la nature, ou plutôt comme un essai per­ma­nent et suc­ces­sif de réfor­ma­tion de la nature.

Ou encore

Sur un fond d’une lumière infer­nale ou sur un fond d’aurore boréale, rouge, orangé, sul­fureux, rose (le rose révélant une idée d’extase à la friv­o­lité), quelque­fois vio­let (couleur affec­tion­née des chanoi­ness­es, braise qui s’éteint der­rière un rideau d’azur), sur ces fonds mag­iques, imi­tant diverse­ment les feux de Ben­gale, s’enlève l’image var­iée de la beauté inter­lope. Ici, majestueuse, là légère, tan­tôt svelte, grêle même, tan­tôt cyclopéenne ; tan­tôt petite et pétil­lante, tan­tôt lourde et mon­u­men­tale. 

Et là se situe bien mon Charles Baude­laire, calme dans sa vie tumultueuse, fort et âpre, quand par ailleurs j’aime tant voir l‘homme der­rière le poème. Du reste, et pour con­clure, je dirai que le poète a eu une impor­tance con­sid­érable dans ma vie, car lors de mon pre­mier voy­age hors du con­ti­nent européen, j’avais pour seul livre dans mon bagage Les Fleurs du mal. Et ce livre a cor­re­spon­du exacte­ment à la vio­lence de ce séjour en terre nord-africaine. Je me suis donc épris moi aus­si depuis de beauté, et fais du poème une han­tise. Et c’est avec le poète des Par­adis arti­fi­ciels que je fer­merai cette chronique.

La moder­nité, c’est le tran­si­toire, le fugi­tif, le con­tin­gent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable.

Ain­si par­lait Charles Baude­laire, con­cep­tion d’Yves Leclair,
éd. Arfuyen, 2018, 14€

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Didier Ayres

Didi­er Ayres est né le 31 octo­bre 1963 à Paris et est diplômé d’une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voy­agé dans sa jeunesse dans des pays loin­tains, où il a com­mencé d’écrire. Après des années de recherch­es tant du point de vue moral qu’esthé­tique, il a trou­vé une assi­ette dans l’ac­tiv­ité de poète. Il a pub­lié essen­tielle­ment chez Arfuyen. Il écrit aus­si pour le théâtre. L’au­teur vit actuelle­ment en Lim­ou­sin. Il dirige la revue L’Hôte avec sa com­pagne. Il chronique sur le web mag­a­zine “La Cause Littéraire”.