Michèle Finck, Sur un piano de paille

Par |2020-02-06T08:51:21+01:00 5 février 2020|Catégories : Michèle Finck|

Les langues

En essayant de rassem­bler ici, comme on le ferait d’une javelle, les éten­dues en étoile du dernier livre de Michèle Finck, j’ai cher­ché une for­mule. C’est ain­si que j’ai cru oppor­tun de qual­i­fi­er ces textes de l’épithète : les langues. 

Car, out­re le fait qu’on y croise de l’allemand, de l’espagnol, de l’ital­ien ou encore de l’alsacien, la ques­tion la plus brûlante que pose le père défunt de la poétesse, qui appa­raît si sou­vent comme fig­ure tutélaire, est celle de la tra­duc­tion, en une espèce de mythe : la tra­duc­tion de Trakl - que le père de Michèle sem­ble con­sid­ér­er comme un vrai fils. Et ce faisant le prob­lème de la langue des langues nous ques­tionne, la langue poé­tique fusionnant dans ce recueil avec la musique, pas exclu­sive­ment les notes et les par­ti­tions, mais surtout celle de l’interprétation, et nommément des Vari­a­tions Gol­berg enreg­istrées à divers­es épo­ques par Glen Gould. Et encore, der­rière ce triple seuil de la langue, de la poésie et de la musique, on pour­suit son chemin de lec­ture dans les enreg­istrements sur disque, ou encore l’évocation de la pein­ture, du ciné­ma… De cette expres­sion s’épaissit, et même si la forme physique des poèmes suivent un plan allant de « vari­a­tion » au « cri », par­ties qui se suiv­ent régulière­ment, les 32 entrées du poème nous ouvrent la porte de l’action de créa­tion lit­téraire à laque­lle se livre Michèle Finck.

Michèle Finck, Sur un piano de paille, éd. Arfuyen, 2020, 16€50

Cette fil­i­a­tion à la musique, à Glen Gould, au père, s’ouvre et se ferme sur une sorte de « tombeau » d’Yves Bon­nefoy, intro­duisant et achevant une déplo­ration, déplo­ration assez mor­bide si l’on con­sid­ère que cela peut englober l’idée du sui­cide, du sui­cide qu’évoque l’écrivaine, mort volon­taire jetée ici comme une piste d’écriture. La mort côtoie le texte, le texte côtoie la musique et la mort aus­si et inverse­ment. Par ailleurs au texte et au sous-texte, mort, sui­cide, angoisse, déplo­ration et aus­si moment de pur plaisir du texte, du texte musi­cal notam­ment, s’ajoute l’idée du mur­mure. Car Gould mur­mure, on le sait, dans ses ban­des-son. Et dans ces poèmes, on mur­mure aus­si : on maronne des langues étrangères, on entend les accords de Bach, on saisit les bougonnements du pianiste, et encore, on con­stru­it des phras­es à par­tir des sous-titres qui scan­dent les stro­phes. Et là, on s’interroge sur la caresse, mot essentiel.

Le flot­te­ment de la langue inquiète le temps d’écrire. De cette manière, le poème sert la musique, le con­texte de la musique enten­due, le con­texte de la vie qui s’échoue en un sens sur la mort volon­taire, le con­texte de la présence au monde à quoi invite tout vrai poème, tout cela flotte au-dessus du livre. Cette vivante expres­sion pro­duit ce qu’on appelle en pein­ture un glacis, là où le poème transparaît au milieu de ses mur­mures. Par­fois, on croise une expres­sion proche de Duras, ou on se heurte à l’élision de pronoms, on pour­suit sa route dans des par­ties de prose qui rap­pellent la vie réelle de l’auteure, ou peut-être le rêve de M. Finck. 

Peux plus     écouter     les Vari­a­tions Gol­berg
Sans enten­dre     entre chaque vari­a­tion     un cri effrayant.
C’est ça     pour moi     la vie main­tenant :    Choc.
Choc     du rêve selon Bach     et du cri.
Ce qu’on appelle     con­di­tion humaine     c’est ça :
Chair     prise au piège :     choc      de musique
Con­tre cri      et de cri     con­tre musique.

Dans ces poèmes donc, une rumeur, et aus­si des cris. Est-ce là l’image de deux instru­ments, unis par la com­po­si­tion binaire d’une forme sonate, un dia­logue intime avec les par­ties d’une même matière, mais coupée pour engager une sorte de dia­logue ? Vari­a­tion puis cri, et cepen­dant phrase, phrase musi­cale, thème d’un osti­na­to où la caresse viendrait comme un thème ? 

Plus tard tu répé­tais : « Hörst Du. Er brummt » Et en effet Gould mar­mon­nait par­fois tout en jouant. C’était ce mar­mon­nement dis­tincte­ment audi­ble der­rière les notes, quelque chose comme la rumi­na­tio des moines lisant des man­u­scrits sacrés, qui nous touchait le plus. Jamais Glenn Gould n’a été autant lui-même piano. « Er brummt. »

Je par­le beau­coup de langues, des expres­sions artis­tiques, ou des moments de grésille­ment de la voix du pianiste et de la poétesse. Mais il faut quand même pré­cis­er que, même si le cri domine à cer­tains endroits, l’ignition de la caresse est très sen­si­ble elle aus­si. Du reste, par un effet du hasard, j’ai achevé il y a peu La Psy­ch­analyse du feu de Bachelard. Le philosophe insiste sur l’importance du frot­te­ment des bois qui serait à l’origine du feu. Ici, dans ce Piano de paille, c’est la caresse qui se man­i­feste comme abra­sion des langues, abra­sion des réc­its, expres­sion du mur­mure qui habiterait l’expression poé­tique. Cette rumeur sourde, insis­tante et insta­ble de l’expression peut, je crois, se com­par­er au crépite­ment du feu.

J’ajoute que cette igni­tion du poème lui-même brûlé intérieure­ment par la musique, rend pos­si­ble la grâce com­plexe et l’évocation du père de l’écrivaine, père qui meurt, père qui attend la résur­rec­tion de Georg Trakl, ou encore le Bon­nefoy et le Gould de l’auteure. Ce sont ces fig­ures qui passent le feu, qui font un lit de braise au poème.

Sinon, per­son­nelle­ment, je reste avec cette impres­sion que les pris­es de son de Gould, réin­ven­tées par la poète, peu­vent évo­quer une autre musique – peut-être dans un rap­port direct au piano de paille de l’enfance, cette musique de Toy-piano de John Cage. Ain­si, en allant du cri à la caresse, de la vie à la mort, du plaisir à la souf­france, on décou­vre une langue appro­priée et en même temps étrangère, non dénuée d’un peu d’expressionnisme, capa­ble de réu­nir et d’assembler ces brassées de tiges du lan­gage poé­tique et en sa mul­ti­plic­ité, capa­ble de ren­dre un univers visible.

Présentation de l’auteur

Michèle Finck

Michèle Finck, née en 1960 en Alsace, est poète et auteur d’essais sur la poésie. Elle a pub­lié trois livres de poèmes : L’Ouïe éblouie (qui réu­nit vingt ans de poésie, Voix d’encre, 2007) ; Bal­bu­cien­do ( Arfuyen, 2012) ; La Troisième Main (Arfuyen, 2015, Prix Louise Labé). Elle a pub­lié aus­si plus d’une dizaine de livres d’artistes. En 1988, elle a fondé, avec le cinéaste-pein­tre Lau­ry Granier, l’association cul­turelle Udnie qui a réu­ni des poètes et des artistes de toutes dis­ci­plines. Elle a écrit le scé­nario du film de Lau­ry Granier, La momie à mi-mots (moyen-métrage, 1996) pour lequel elle a été aus­si assis­tante de réal­i­sa­tion et s’est impro­visée actrice (aux côtés de Car­olyn Carl­son, pre­mier rôle, Jean Rouch, Philippe Léo­tard). Par­al­lèle­ment à l’écriture poé­tique, elle a traduit des poètes alle­mands (Trakl, Rilke).

 

 

 

Michèle Finck

Elle a aus­si  con­sacré un livre à Yves Bon­nefoy (Yves Bon­nefoy : le sim­ple et le sens, José Cor­ti, 1989, réédi­tion Cor­ti, 2015) et plusieurs essais aux rap­ports de la poésie avec les arts : avec la danse ( Poésie mod­erne et danse : Corps pro­vi­soire, Armand Col­in, 1992) ; avec la musique ( Poésie mod­erne et musique : « vor­rei e non vor­rei », Cham­pi­on, 2004, Epipha­nies musi­cales en poésie mod­erne, de Rilke à Bonnefoy/ Le musi­cien panseur, Cham­pi­on , 2014) ;  et avec les arts visuels ( Gia­comet­ti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute », Her­mann, 2012). Anci­enne élève de l’Ecole Nor­male Supérieure (Ulm/Sèvres), elle enseigne depuis 1987 à l’Université de Stras­bourg où elle est actuelle­ment pro­fesseur de lit­téra­ture com­parée (lit­téra­tures européennes). 

 

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Didier Ayres

Didi­er Ayres est né le 31 octo­bre 1963 à Paris et est diplômé d’une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voy­agé dans sa jeunesse dans des pays loin­tains, où il a com­mencé d’écrire. Après des années de recherch­es tant du point de vue moral qu’esthé­tique, il a trou­vé une assi­ette dans l’ac­tiv­ité de poète. Il a pub­lié essen­tielle­ment chez Arfuyen. Il écrit aus­si pour le théâtre. L’au­teur vit actuelle­ment en Lim­ou­sin. Il dirige la revue L’Hôte avec sa com­pagne. Il chronique sur le web mag­a­zine “La Cause Littéraire”.

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