Notre Dieu est un feu dévorant.

Paul

 

C’est peser ses mots que de dire à pro­pos du plus grand poète mys­tique espag­nol, qu’il est celui de la clarté et du mys­tère. Car c’est bel et bien à cette aven­ture lit­téraire que l’édi­tion récente de l’Oeu­vre poé­tique de Jean de la Croix chez Arfuyen, nous con­vie. Elle ouvre d’ailleurs un nou­veau champ d’in­ves­ti­ga­tions, car cette édi­tion revue et aug­men­tée relate aus­si les ver­sions suc­ces­sives des poèmes et, comme en une sorte de prière, nous per­met de décrire des ellipses radieuses dans le texte mys­tique de Jean de la Croix. En espérant touch­er au plus juste ce très beau texte, ce qui suit est bâti autour de ces deux grands thèmes : le mys­tère et la clarté.

Clarté d’abord dans la resti­tu­tion du Man­u­scrit de San­lù­car, par exem­ple, qui suit un développe­ment égal au Can­tique des can­tiques, résumant là l’ap­pel de Dieu en sa quête. Et grâce à un principe dialogique, le texte biblique est en quelque sorte réin­ven­té par les mots de l’E­poux à l’épousée, de l’Aimé à l’aimée sous la plume du poète espag­nol. Et cette sorte de trans­parence du sen­ti­ment mys­tique, son évi­dence, s’ac­com­pa­gne dans le texte de l’au­teur qui fût moine dans l’Es­pagne du Siè­cle d’or, d’une espèce de vision orphique, ou tournée peut-être vers un Christ Pantocrator.

 

Demande aux créatures

 

4.

Ô forêts et bosquets
plan­tés par la main de l’Aimé !
Ô pré de verdure,
de fleurs émaillé,
dites s’il est passé par vous !

 

C’est donc la beauté qui per­met l’ac­cès à cette voluptueuse clarté de l’e­sprit spir­ituel. D’ailleurs, elle s’in­scrit dans une tra­di­tion qui irait de St-Denys l’Aréopagite jusqu’à Marie de la Trinité, en pas­sant par Angèle de Folig­no ou de Maître Eckart, et se recon­naît d’emblée par la sim­plic­ité de sa lumière, la foi vécue comme un feu et une sorte de nudité de l’âme. Beauté donc, mais aus­si agape, fes­tin spir­ituel, lequel lui aus­si con­duit à la clarté d’une foi mys­tique. Agape de l’e­sprit qui autorise la sen­su­al­ité, per­met de se tenir pour chair dans l’e­sprit, pour homme dans la prière, pour croy­ant dans son Dieu.

 

14.

La nuit tranquille,
proche du lever de l’aurore,
la musique tacite,
la soli­tude sonore,
la cène qui recrée et éveille l’amour.

 

Il y a sans doute une entrée dionysi­aque dans cette foi, une force d’ivresse dans le salut, dans le coeur du croy­ant aban­don­né à Dieu, dans la con­som­ma­tion de la Cène qui éveille à l’amour. Il est même pos­si­ble d’y recon­naître le Dionysos Zagreus cher à Niet­zsche, lequel ouvre sur une douce euphorie ivre et puis­sante, avec les Ménades en leur course, dans un théâtre de la croy­ance qui ouvre un chantier mys­tique, un chemin de foi presque trag­ique, car fondé sur la Croix. De cette ivresse il est pos­si­ble d’imag­in­er ce que la foi de Jean de la Croix avait de brûlant, sa qual­ité fusion­nelle, son espèce de com­bus­tion fémi­nine, croy­ance adossée à la kénose mer­veilleuse de la Vierge, action que repren­nent l’eucharistie et la prière.

C’est ain­si que l’on peut par­courir cette poésie faite de mots très sim­ples mais dont la fab­ri­ca­tion relève d’une haute inspi­ra­tion religieuse. Il faut regarder com­ment Jean de la Croix “intr­erprète” avec un trait sûr et presque vio­lent, des théorèmes religieux com­plex­es, la Trinité, le Verbe divin, une lec­ture de l’An­cien Tes­ta­ment, un éclair­cisse­ment de cer­tains épi­siodes des Evangiles — le chemin d’Em­maüs par exem­ple — et toute une con­nais­sance intérieure du mys­tère de Dieu.

 

[…] et il viendrait avec eux,
et avec eux demeurerait,
et Dieu serait homme,
et l’homme serait Dieu,
et il par­lerait avec eux,
mangerait et boirait,
et avec eux continûment
lui-même il demeurerait,
jusqu’à ce qui fût consommé
le siè­cle qui courait,
et qu’ensem­ble ils se réjouissent
en éter­nelle mélodie ;

 

Car il y a aus­si obscu­rité, part noc­turne de cette parole, douleur, émo­tion au milieu de nuits tran­fig­urées. Par exem­ple, avec l’évo­ca­tion de Philomèle aux yeux crevés, qui se méta­mor­phose en hiron­delle ; c’est là une occu­pa­tion de la Foi, qui laisse enten­dre que le Dieu mys­tique est par­fois incer­tain et souhaite un aveu­gle­ment de la raison.

La mort, la douleur et l’an­goisse d’être vivant se répar­ent dans le poème. Il faut donc se livr­er avec con­fi­ance dans les bras de cette nuit obscure, dans la fusion d’une pen­sée néga­tive (dans le sens où on l’en­tend générale­ment sous le con­cept de théolo­gie néga­tive), voir com­ment la néga­tion spir­ituelle ajoute comme activ­ité mys­tique, de com­bus­tion indif­féren­ciée du Néant, de tout ce qui occulte la vision sans inter­mé­di­aire de la pen­sée de Dieu. Nuit comme nuit claire, feu sans flamme, flamme qui décrit et dévoile la nudité de l’âme, la mort et la beauté sai­sis­sante de la lumière d’un croy­ant pur, à la fois clair et mystérieux.

 

Je vis sans vivre en moi,
et de telle manière espère,
que je meurs de ne pas mourir.

 

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Didier Ayres

Didi­er Ayres est né le 31 octo­bre 1963 à Paris et est diplômé d’une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voy­agé dans sa jeunesse dans des pays loin­tains, où il a com­mencé d’écrire. Après des années de recherch­es tant du point de vue moral qu’esthé­tique, il a trou­vé une assi­ette dans l’ac­tiv­ité de poète. Il a pub­lié essen­tielle­ment chez Arfuyen. Il écrit aus­si pour le théâtre. L’au­teur vit actuelle­ment en Lim­ou­sin. Il dirige la revue L’Hôte avec sa com­pagne. Il chronique sur le web mag­a­zine “La Cause Littéraire”.