Hölderlin : une voie vers les cieux

Par |2020-03-21T05:10:41+01:00 21 mars 2020|Catégories : Friedrich Hölderlin|

Le hasard des ren­con­tres n’est jamais vrai­ment for­tu­it, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trou­ve sa jus­ti­fi­ca­tion dans la prox­im­ité des textes. Ici, cette tra­duc­tion métrée de C. Neu­man des Élé­gies de Friedrich Hölder­lin suit une autre de mes lec­tures récentes, celle d’un angli­can du XVIIe, Thomas Tra­h­erne, qui lui aus­si porte son regard vers le haut, vers une essence divine com­prise comme céleste, comme une tran­scen­dance presque sublime.

Les deux auteurs prô­nent une patrie spir­ituelle, à la fois aéri­enne et cepen­dant acces­si­ble, humaine, presque matérielle. Ain­si, le goût du vin et du pain com­pose, par exem­ple, pour le poète, l’eucharistie, com­prise comme une élé­va­tion, laque­lle sup­pose un ordre théologique inhérent. Ici, ce dieu a pour patrie les coteaux qui bor­dent le Rhin, un Rhin préro­man­tique et qui masque peut-être une idée de la germanité.

Allé­gorie de l’Allemagne, sorte de Grèce antique revécue, com­pa­ra­ble à l’Occitanie de Simone Weil qui voit dans la Toulouse et l’Albigeois du XIIIe le tal­ent de faire revivre, d’actualiser une vraie renais­sance de la Grèce hel­lénis­tique. Nonob­stant, ces élé­gies por­tent un regard vers le som­met, vers le monde éthéré des cieux, des ciels aug­men­tés d’une présence supérieure.

 Friedrich Hölder­lin, Les élé­gies, trad. métrée 
Claude Neu­man, éd. Ressou­ve­nances, 2020, 20€

Cette poésie, ici traduite dans le mètre orig­i­nal, implique un univers qui s’agrandit à la présence, à la grandeur du poème et du poète voy­ant, qui déjà peut se pré­val­oir d’une hau­teur de vue, d’un ton prophé­tique, celui qui sera pro­pre aux roman­tiques qui vien­dront. Est-ce là habiter le monde en poète ? Très cer­taine­ment car cet univers céleste se véhicule du poème vers le poète, de la vie du poème à la vie de l’homme, prophète en quelque sorte, prophéti­sant sa pro­pre nature. Ce sont des poèmes de l’Ouvert, poèmes de l’air, du chant. Ces élé­gies por­tent en elles une promesse, prédis­ent ce qui doit advenir au poète, un poète habi­tant le monde dans l’agrandissement de son poème, aug­men­té d’une expres­sion de l’air, de songes aériens. Certes, cette ivresse des som­mets, la diva­ga­tion au milieu des Ménades, dans la prox­im­ité des vig­no­bles du Rhin, ini­tie, en un sens, le ver­tige qui pren­dra le poète jusqu’à sa folie.

 

Et ce dis­cours me pous­sa à chercher ailleurs encore,

    Je mon­tai en bateau au loin­tain pôle Nord. Là dormait

Silen­cieuse en sa coque de neige la vie enchaînée : ce sommeil

    De fer attendait le jour depuis des années.

 

Et comme j’évoquais en préam­bule le hasard étrange où butent les lec­tures, il me revient à l’esprit, au sujet de la langue traduite, qui sonne par­ti­c­ulière­ment ici, un même effet de sur­prise de la tra­duc­tion de Mau­rice de Gandil­lac tra­vail­lant à ren­dre en français l’énigmatique Zarathous­tra de Niet­zsche. Ce français métré sonne avec suavité, écri­t­ure capi­teuse, presque entê­tante. De plus, cette asso­ci­a­tion avec Niet­zsche pour­rait se pour­suiv­re au-delà des effets de la tra­duc­tion. En effet, le poète du Neckar pour­rait très bien se trou­ver par­mi les hôtes de la grotte mythique de Zarathous­tra. Car lui aus­si cherche la vérité dans la pro­fondeur, et lui aus­si atteignant le som­met, tombe dans la folie, laque­lle n’est autre qu’une fuite, une échap­pée vers où ce trop d’angoisse du fou se trans­forme en chant du cygne. Cette com­bus­tion de la rai­son est néces­saire, car elle con­sume l’équilibre trop humain de la parole dans le monde. Elle va vers le poé­tique. Elle est fruition de la parole, fruc­ti­fi­ca­tion matérielle des vignes du Rhin, et c’est là la seule chose qui importe, car cette poésie est dev­enue immortelle, aus­si forte qu’un vin.

 

Encor fruc­ti­fient mes pêch­ers, leur flo­rai­son m’émerveille,

    Le buis­son de ros­es se dresse superbe, presque arbre.

Lourd de fruits som­bres, entre-temps, s’est fait mon cerisier,

    Et aux mains du cueilleur ses rameaux se ten­dent d’eux-mêmes.

 

L’ascension du poète, com­prise comme la pro­gres­sion du Voyageur con­tem­plant une mer de nuages de C. D. Friedrich, pour­rait se con­cevoir comme le deuil de la rai­son, car cet oxygène man­quant aux som­mets des mon­tagnes provoque à la fois le ver­tige et la mort. D’être trop près des points cul­mi­nants, renou­velle la fig­ure d’un Icare brûlé par son vol mythique.

 

Et le tré­sor, l’Allemand, sous l’arche de la paix sainte

    Qui repose, est l’épargne des jeunes et des anciens.

Je par­le en fou. C’est la joie. Mais demain et à l’avenir,

    Quand nous irons dehors voir ferme et champ

Sous les fleurs de l’arbre, aux jours de fête, au print­emps, mes aimés,

    Nous en par­lerons et en atten­drons beaucoup.

 

Beauté sans doute des images impos­si­bles, des pays sans con­nais­sance, où vivent des dieux apaisés, pays étrange où pour­raient se ren­dre Bac­chus et Ari­ane, fig­ures du Titien, dans ce déséquili­bre sub­lime et improb­a­ble de toute fic­tion poétique.

 

Présentation de l’auteur

Friedrich Hölderlin

Friedrich Hölder­lin (1770–1843) est un poète et philosophe alle­mand de la péri­ode clas­si­­co-roman­­tique  (sec­onde moitié du XVIIIe siè­cle et se pour­suit au XIXe siè­cle vers le roman­tisme). Fig­ure majeure de la lit­téra­ture alle­mande de cette époque qui est l’un des pre­miers à quit­ter les références au mod­èle grec clas­sique et à revenir aux sources latines, trait qui car­ac­térise le roman­tisme alle­mand et français égale­ment, qui a été influ­encé par ce mou­ve­ment établi ben tout pre­mier lieu dans le paysage lit­téraire allemand. 

© Crédits pho­tos Alamyimages.fr

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Hölderlin : une voie vers les cieux

Le hasard des ren­con­tres n’est jamais vrai­ment for­tu­it, et il obéit à une espèce d’impact intérieur qui trou­ve sa jus­ti­fi­ca­tion dans la prox­im­ité des textes. Ici, cette tra­duc­tion métrée de C. Neu­man des […]

image_pdfimage_print
mm

Didier Ayres

Didi­er Ayres est né le 31 octo­bre 1963 à Paris et est diplômé d’une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voy­agé dans sa jeunesse dans des pays loin­tains, où il a com­mencé d’écrire. Après des années de recherch­es tant du point de vue moral qu’esthé­tique, il a trou­vé une assi­ette dans l’ac­tiv­ité de poète. Il a pub­lié essen­tielle­ment chez Arfuyen. Il écrit aus­si pour le théâtre. L’au­teur vit actuelle­ment en Lim­ou­sin. Il dirige la revue L’Hôte avec sa com­pagne. Il chronique sur le web mag­a­zine “La Cause Littéraire”.

Aller en haut