Un entretien avec Isabelle Lévesque et Pierre Dhainaut

Par |2023-05-30T19:50:45+02:00 30 mai 2023|Catégories : Essais & Chroniques, Isabelle Lévesque, Pierre Dhainaut|

Isabelle Lévesque et Pierre Dhain­aut cor­re­spon­dent très régulière­ment depuis de longues années. Cette cor­re­spon­dance prend par­fois la forme d’un dia­logue poé­tique. Après La Grande année (L’Herbe qui trem­ble, 2017), La Troisième voix, qui paraît le 1er juin chez le même édi­teur, rassem­ble des poèmes plus longs, qui font de cet échange sin­guli­er et pro­fond un ensem­ble tout à fait excep­tion­nel. Les textes sont accom­pa­g­nés par trois pein­tures de Fab­rice Rebeyrolle.

Isabelle et Pierre, vous aimez écrire à deux voix : « nous n’avons qu’une envie, faire œuvre ensem­ble » (Pierre, post­face de La troisième voix). C’était déjà le cas de La grande année,  paru chez le même édi­teur en 2018. De ce nou­veau livre, Isabelle, tu pré­cis­es ceci : « Mais nous avons sen­ti la néces­sité d’écrire des textes plus longs, qui accom­pa­g­n­eraient nos let­tres – sec­onde voix d’une cor­re­spon­dance assidue » (post­face). Hormis cette longueur des poèmes et le fait qu’ils ne sont plus ici accom­pa­g­nés de pho­togra­phies,  quelles autres dif­férences voyez-vous entre le pro­jet de La troisième voix et celui de La grande année ?
 Isabelle Lévesque : Écrire à deux, c’est porter ensem­ble. Accepter, souhaiter être détourné de soi (un peu), de sa pro­pre voie, pour explor­er un chemin qui change sans cesse en écoutant une autre voix, famil­ière et dif­férente de la sienne pro­pre. C’est un risque sal­va­teur. Il faut beau­coup de con­fi­ance pour cela et ne pas crain­dre un juge­ment puisqu’il s’agit à la fois de rester soi et de se laiss­er mod­el­er par chaque poème reçu qui désori­ente et appelle une réponse. 

Isabelle Lévesque et Pierre Dhain­aut, La grande année, L’Herbe qui trem­ble, 2018, 124 pages, 25 € 67.

Dans La grande année, a pri­ori, je ne devais inter­venir que pour les pho­togra­phies, elles sus­ci­taient les poèmes de Pierre. A la fin, il a été ques­tion que j’écrive quelques poèmes et, la pas­sion du coqueli­cot m’emportant, ils ont tous été écrits en regar­dant les cap­tures de ces fleurs. Cette par­tie, indépen­dante, Thier­ry Chau­veau, notre édi­teur, a accep­té de la pub­li­er inté­grale­ment mais elle est dis­tincte des saisons de Pierre. Pour La troisième voix, nous avons souhaité établir une cor­re­spon­dance par le poème, cha­cun sus­ci­tant le poème de l’autre. C’est au moment de con­stituer le livre que nous avons voulu y adjoin­dre des extraits de car­nets que nous avions l’habitude d’écrire, cela per­me­t­tait aus­si de repro­duire des man­u­scrits. Nous aimons tous les deux écrire à la main les poèmes, nous le faisons pour cer­tains livres d’artiste et nous l’avons beau­coup fait pour de sim­ples petits car­nets glanés auprès des Moulins à papi­er. Pour la plus grande par­tie du livre, avec ses poèmes longs, il s’agit vrai­ment d’une cor­re­spon­dance écrite au fil du temps. Par­fois une let­tre accom­pa­g­nait le poème, par­fois rien du tout.
Pierre Dhain­aut : Faire œuvre n’a été pos­si­ble que parce qu’il exis­tait entre Isabelle et moi une cor­re­spon­dance. Ce nom de « cor­re­spon­dance », je devrais le met­tre au pluriel. Le pas­sage des let­tres aux poèmes s’est fait peu à peu, naturelle­ment. La grande année, à vrai dire, n’est pas un livre à deux voix. À ses let­tres Isabelle avait l’habitude, elle l’a gardée, de join­dre une ou plusieurs pho­togra­phies des lieux de ses prom­e­nades, le matin, autour des Andelys. Au ver­so elle ajoutait quelques mots qui pré­ci­saient une sen­sa­tion, qui surtout sug­géraient une per­spec­tive, des légen­des. Pourquoi ne m’aurait-elle pas invité à écrire les poèmes que m’inspiraient ses images ? Nous avons tenu une sorte de jour­nal au fil du temps. Nous n’avons pas eu à choisir le thème des saisons, il nous convenait.
Que fai­sions-nous pour­tant sinon repren­dre la démarche du livre d’artiste ? J’avais plusieurs fois tra­vail­lé avec des pho­tographes, il me fal­lait plus en l’occurrence puisqu’Isabelle est pour moi d’abord poète, c’est en tant que telle que je l’avais ren­con­trée. À ma demande, elle a dans la dernière par­tie asso­cié ses pho­tos et ses poèmes. Cepen­dant nous désiri­ons une col­lab­o­ra­tion plus active. Quand le man­u­scrit fut remis à l’éditeur (été 2017), nous avons com­mencé à écrire pour de bon ensem­ble. Le procédé mis au point par Isabelle fut le suiv­ant : elle m’envoyait un texte où fig­u­raient des lacunes à l’intérieur desquelles je pou­vais inter­venir. Une dizaine de poèmes a été com­posée de la sorte, mais ce procédé m’a sem­blé trop rigide. Tout fut inter­rompu par une opéra­tion que j’ai dû subir, nous n’avons repris l’activité com­mune que très tard l’année suiv­ante. Telle a été la préhis­toire de La troisième voix. Ne sub­siste dans le livre avec « C’est toi » que « Con­te » parce que nous n’avons pas quit­té le temps fab­uleux de l’enfance, nous en repar­lerons for­cé­ment dans cet entre­tien. Nous devions chang­er de méth­ode, innover, pour que nous par­tions vrai­ment à l’aventure.

Isabelle Lévesque et Pierre Dhain­aut, La Troisième voix, 2023, 138 pages, 18 €.

Comme dans votre livre précé­dent, vous chem­inez au rythme des saisons, au cours presque entier d’une année : d’août à juin. Pour­tant, la chronolo­gie n’est pas tout à fait respec­tée, puisque la deux­ième sec­tion com­mence, comme la pre­mière, au mois d’août. Pourquoi cette sorte de rup­ture, alors que tu insistes, Pierre, sur la fidél­ité à la suc­ces­sion des poèmes échangés : « ces poèmes réu­nis selon l’ordre où ils ont été com­posés » (post­face) ? Plus générale­ment, à quels principes obéit la com­po­si­tion de ce nou­v­el ouvrage ?
Isabelle Lévesque : Pierre tenait à indi­quer la date d’écriture pour la plu­part des poèmes. Je me suis rangée à ce souhait. Pour moi, la chronolo­gie ne pré­side jamais à l’organisation d’un livre, c’est plutôt, tou­jours, un fil, dif­férent pour chaque livre, que je suis. Il est par­fois frag­ile et peut se rompre comme se rompent les vers par des retours à la ligne, des blancs ou le rythme qui change.
Pierre Dhain­aut : Le principe de com­po­si­tion, respec­té du début à la fin, est tout sim­ple : l’un de nous écrivait un poème que l’autre devait pour­suiv­re. Pas de longueur fixée à l’avance. Le nom­bre de vers dépendait des fac­ultés d’interprétation et d’invention de cha­cun. Nous nous sommes ten­du le relais durant presque une année. Une séquence développe ce que le poème ini­tial recèle de sug­ges­tions ou de promess­es, aucune séquence non plus n’a de longueur fixe. Quand nous estimions que dis­ons le thème était exprimé, nous nous arrê­tions. La pause était de courte durée. Nous étions, bien sûr, Isabelle et moi, égaux, mais c’est elle, la plus vive, qui en général inter­ve­nait d’abord. Les poèmes devaient être repro­duits selon la chronolo­gie, les dates sont indiquées. Mais dans les pre­mières semaines l’impatience était si forte que nous avons ouvert et emprun­té plusieurs direc­tions simul­tané­ment, d’où cette con­fu­sion que tu sig­nales. Par la suite tout est ren­tré dans l’ordre. Rien n’était prémédité. Nous n’aimons pas les cal­culs, nous aimons l’immédiat et l’imprévisible. Nous avons impro­visé. La con­trainte unique, absolue, veut que nous soyons atten­tifs ou, pour mieux dire, à l’écoute.
La troisième voix… Rarement un titre de livre aura été aus­si pesé, pen­sé, sen­ti, me sem­ble-t-il, d’autant que l’épigraphe de Thier­ry Metz lui fait directe­ment écho : « chemin au croise­ment de nos voix ». Cette troisième voix est donc aus­si une voie, qui offre une direc­tion neuve, comme y insiste Isabelle : « ni la tienne ni la mienne » ; « Lis cette page, elle s’efface / pour com­mencer ici dans une autre langue ». L’un et l’autre, vous évo­quez un amour enfan­tin des let­tres, des voyelles, des con­sonnes — à tra­vers, par exem­ple, le « A » du com­mence­ment, le « r » et le « l » du mot « avril »… D’ailleurs, Pierre, tu écris : « enfants nous le sommes encore / puisque nous croyons au pou­voir des mots ». Dans quelle mesure votre dia­logue se met-il au ser­vice du lan­gage de l’enfance ? Quels liens cette troisième « langue » entre­tient-elle avec la sim­plic­ité sonore et le bal­bu­tiement qui préex­iste au lan­gage articulé ? 
Isabelle Lévesque : C’est la langue de l’enfance qui entre dans le poème. Le passé de ma pro­pre enfance ressur­git sou­vent, comme privé de sa dis­tance tem­porelle, il suf­fit d’un jeu ou d’un rire pour cela. La neige, par exem­ple, sa matière d’hiver et la lumière qu’elle sus­cite. Voyelles et con­sonnes sont de même nature : élé­ments mag­iques d’une ronde que le poème incar­ne. Pour Pierre comme pour moi, le paysage est essen­tiel et intérieur. L’adverbe de lieu ici est sou­vent présent dans nos poèmes. Dans Le poème com­mencé, pub­lié en 1969 (Mer­cure de France), Pierre écrivait : « [c]’est d’ici que je pars, ici que je reviens, mêlant, ne mêlant jamais à mes pro­pres pas mes pas sans cesse. » À cha­cun son paysage d’enfance, la côte de la Mer du Nord, la plage de Malo près de Dunkerque où Pierre a vu la mer pour la pre­mière fois, Château Gail­lard et les falais­es de craie des Andelys pour moi. Ces deux paysages fondent La troisième voix. Quant à la ques­tion qui suit cette phrase : « Ici même, [saurai-je], en ce rivage du temps, faire sur­gir l’autre rivage ?», c’est bien l’une des ques­tions que nous parta­geons en poésie : l’enfant croit au pos­si­ble, celui/celle qui écrit le poème aus­si. Il a des alliés, ce sont des élé­ments qui sur­gis­sent dans le poème, flo­cons, arbres par exem­ple. L’alphabet joue le même rôle, il faut faire quelque chose des voyelles et des con­sonnes. On peut les envis­ager comme des êtres puisqu’ils font naître les mots du poème. Or tout est décou­verte. Chaque nou­veau poème dévoile des mots que le con­texte, la syn­taxe va réac­tiv­er dans une struc­ture nou­velle. Tout se joue dans chaque poème car le reten­tisse­ment est dif­férent d’un texte à l’autre. Il ne s’agit pas de répéter ou repro­duire mais de faire advenir, d’espérer faire advenir, de manière nouvelle.
Pierre Dhain­aut : Nous impro­vi­sions : la référence à la musique va de soi. Je ne sais si Isabelle y a songé alors, mais sou­vent il m’est arrivé de nous com­par­er à deux musi­ciens qui se sur­pren­nent, se stim­u­lent, rivalisent s’accordent, décou­vrent de nou­veaux hori­zons sonores, j’allais dire inépuis­able­ment. À deux voix, me sem­blait-il, c’était pos­si­ble. Et aujourd’hui me vient une ques­tion : quel aurait été l’instrument d’Isabelle, quel aurait été le mien ? Rêvons : vio­lon­celle, piano, flûte… Mais deux voix, seule­ment deux voix suff­isent, leurs ressources sont infinies si elles se recon­nais­sent, si elles sont libres. Ce livre est né de leur entente. « La troisième voix » n’appartient pas plus à Pierre Dhain­aut qu’à Isabelle Lévesque, elle est la voix qu’ils ont créée, qui, ren­due publique, doit vivre de sa vie pro­pre, que le lecteur devrait accueil­lir sans penser aux livres que cha­cun a écrits séparé­ment. La cita­tion de Thier­ry Metz placée en exer­gue le dit très bien : « au croise­ment des voix » appa­raît l’autre voix, la troisième. Faut-il insis­ter sur la valeur sym­bol­ique de ce nom­bre ? La total­ité, l’union, elle est uni­verselle. (Nous salu­ons dis­crète­ment au pas­sage Michèle Finck, l’auteure de La troisième main, qui tran­scende celles du com­pos­i­teur et de son inter­prète.) Une voix accède mys­térieuse­ment à la présence et par elle nous entrons en pays de réso­nance. Nous sommes sen­si­bles, Isabelle et moi, à tout ce que les voca­bles sug­gèrent à la vue comme à l’ouïe. L’exemple d’« avril » est emblé­ma­tique : « r », c’est l’air, « l », c’est l’aile, c’est elle. D’autres échos sont per­cep­ti­bles, d’autres évo­ca­tions. Il y a aus­si dans La troisième voix d’innombrables ana­grammes. La plu­part de mes poèmes sont tis­sés, spon­tané­ment, de cette manière. Est-ce, Sabine, une sur­vivance du lan­gage enfan­tin ? Je l’admets. Je crois aux ver­tus fécon­des du bal­bu­tiement. Je crois égale­ment que la poésie et la cabale phoné­tique suiv­ent des voies com­munes : le sur­réal­isme d’où je viens me l’a appris, en par­ti­c­uli­er l’œuvre de Gherasim Luca. Autre­fois je voulais écrire toute une étude sur les jeux d’amour entre les mots.

Isabelle Lévesque, © Le Print­emps des poètes.

Cette « troisième voix », je l’entends égale­ment comme la voix du cœur, à tra­vers cette ami­tié indé­fectible en cet « espoir » que tu soulignes, Pierre, « d’aller tou­jours à la ren­con­tre ». C’est le cœur qui vous pousse à échang­er en poésie, à sign­er vos vers « d’un nom com­mun » et à vous offrir en toute « con­fi­ance » les présents de vos mots, mains ouvertes : « Et si dans la paume, au bas d’une page, / nous déposons un souf­fle, / il tien­dra lieu de sig­na­ture » (Pierre) ; « Dans ma paume tu signes / une let­tre d’or » (Isabelle). Il me sem­ble que votre rela­tion affec­tive inter­vient dans ce dia­logue de poèmes, comme le sug­gère peut-être cette évo­ca­tion d’un « silence » pas­sager : « Ici nous sommes / séparés » (Isabelle). De manière très sig­ni­fica­tive, votre ultime poème entrelace vos deux voix. Si mes ques­tions ne sont pas indis­crètes, j’aimerais savoir quel rôle joue votre ami­tié dans cet échange : si vous ne vous con­naissiez pas aus­si bien, pensez-vous que votre dia­logue en serait dif­férent ? Est-ce que votre rela­tion et votre écri­t­ure, au terme de cet échange, s’en sont trou­vées changées ? 
Isabelle Lévesque : Tu vois clair, chère Sabine. L’échange des poèmes, nous le savons toi et moi pour avoir écrit ensem­ble égale­ment, ne peut avoir lieu qu’en con­fi­ance. Il est cer­tain que Pierre et moi, en plus de nous con­naître bien, con­nais­sons bien cha­cun de nos livres. Cela fait bien du temps que je fréquente ses poèmes. Déjà, pour Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles, 2012), j’avais inscrit ces deux vers de Pierre en épigraphe : « d’où vient cette force / égale­ment qui ronge, qui érige ? » (Pierre Dhain­aut, Plus loin dans l’inachevéArfuyen, 2010). La place inusitée de l’adverbe, les deux verbes paronymes et antithé­tiques me parais­saient car­ac­téris­er par­faite­ment le paysage que j’évoquais, avec la falaise en sur­plomb. La craie, frag­ile, devient écri­t­ure men­acée elle aus­si d’effacement, il suf­fit d’un geste pour effac­er le tableau. C’est pour­tant ce geste qui nous redresse par l’écriture du poème. Cette « force » en action, propul­sée par le vent ou le souf­fle, chez Pierre, je l’éprouve aus­si lorsque j’écris. Nous savons quels sont les points sen­si­bles de cha­cun et quels motifs tis­sent nos poèmes. Les faire se ren­con­tr­er, se heurter même par­fois, nous fait aller plus loin. Nous cher­chons chez l’autre ce que nous ne trou­vons pas en nous-même.
Pierre Dhain­aut : Sans l’amitié La troisième voix n’existerait pas. Une ren­con­tre a lieu, et l’amitié qui com­mence demande que nous allions tou­jours à la ren­con­tre. L’indéfectible, je reprends, Sabine, le mot que tu utilis­es, l’indéfectible n’est pas un état, mais un élan qui, s’il donne con­fi­ance, implique la plus grande exi­gence. En écrivant ce livre, nous avons obéi au mou­ve­ment que la ren­con­tre avait mis en bran­le. Elle s’est faite, cette ren­con­tre, grâce à la lec­ture dans plusieurs revues aux­quelles je col­lab­o­rais (Diérèse, Voix d’encre, Thau­ma) de quelques-uns des pre­miers poèmes pub­liés par Isabelle, ils m’alertèrent. « Le ren­dez-vous de neige » (Diérèse, n° 48–49, Print­emps-Eté 2010) est pour moi le texte augur­al, d’une fer­veur et d’une ardeur excep­tion­nelles. « La pré­ci­sion du ciel. Dépôt de brume. / Un peut-être. / J’entends huit heures, hiv­er, épais le noir et je pars […]. / Poème de givre pour la lumière. » J’ai gardé le ren­dez-vous de neige, je con­nais ces pages par cœur. Isabelle par­tait aus­si à la recherche d’une écri­t­ure con­cise, sac­cadée, emportée, qui cor­re­spondait à une totale néces­sité intérieure. Alors que tant de poètes de ces années-là tour­nant le dos aux abstrac­tions des avant-gardes accu­mu­laient con­stats et plat­i­tudes, Isabelle retrou­vait l’impératif de Rim­baud, la voca­tion même de la poésie, l’« alchimie du verbe ». Et de plus tous ses poèmes étaient d’amour (ils le sont restés). « Nos pas et l’encre se répondaient. » Ce n’est pas un hasard si, quelques années plus tard, avec Daniel Mar­tinez, nous nous sommes retrou­vés à Charleville, d’abord pour ren­dre hom­mage à Thier­ry Metz dans la Mai­son des Ailleurs où vécut Rim­baud, puis devant sa tombe pour lire nos poèmes. Ce matin d’octobre, la pre­mière fois en pub­lic. Tes ques­tions, Sabine, sont-elles, comme tu le crains, indis­crètes ? Le mou­ve­ment de l’indéfectible ne s’est pas arrêté après La troisième voix. Nous avons encore com­posé tout un livre, Le silence, imag­ine, dont quelques extraits ont paru dans des revues, notam­ment Europe, ou ont été recopiés dans des man­u­scrits illus­trés par nos amis Fab­rice Rebey­rolle et Car­o­line François-Rubi­no. L’envie d’écrire à deux voix n’a pas dis­paru, nous sai­sis­sons la moin­dre occa­sion pour la sat­is­faire. Que puis-je ajouter ? Les poèmes dis­ent telle­ment plus que ce que les auteurs veu­lent ou pré­ten­dent y met­tre, La troisième voix n’échappe pas à cette règle. Tu es, Sabine, notre pre­mière lec­trice : le don de clair­voy­ance qui est le tien me boule­verse. L’écriture, en ce qui me con­cerne, a changé : je l’approche aujourd’hui plus libre­ment. Je le dois à Isabelle, non pas que je subisse son influ­ence dans le choix des tour­nures et des rythmes, par exem­ple, mais parce que les con­di­tions de notre tra­vail m’ont obligé à me com­porter d’une manière moins lente, moins laborieuse. Je me suis dénoué. Je tenais à répon­dre sans trop de retard aux envois d’Isabelle (la poste à l’époque était rapi­de), pourquoi la faire atten­dre ? Les pre­miers mots m’étaient apportés, impérieux. L’essor et la con­cen­tra­tion étaient immé­di­ats. La patience, comme dis­ait Rim­baud, pou­vait être qual­i­fiée d’ardente. Tan­dis que s’élaborait La troisième voix, je tra­vail­lais sans m’interrompre à d’autres livres, ils ont béné­fi­cié de la même vivac­ité. J’ai le sou­venir d’un élar­gisse­ment heureux.
Dans une con­ver­sa­tion récente, Pierre, tu as évo­qué l’étrangeté frag­men­taire des demi-poèmes d’Emily Dick­in­son. Cette « troisième voix », je la lis aus­si comme le silence immé­mo­r­i­al où la parole per­son­nelle s’efface dans « l’air pur de l’échange » (Pierre). Cette voix devient alors pour toi « écoute » rigoureuse et pro­fonde « atten­tion » (post­face), ouver­ture à plus grand que soi-même… J’ai ain­si le sen­ti­ment que vos deux noms s’abîment dans un « souf­fle » (pour Pierre) ou un « secret » (pour Isabelle), qui équiv­a­lent à « ce nom qui vibre au-delà de lui-même » (Pierre). Cette voix silen­cieuse, on pour­rait peut-être la désign­er par les syl­labes des mots « oui » (Pierre) ou « ici » (choisi comme titre de votre dernière sec­tion). Com­ment vous exercez-vous à l’écoute ? Com­ment votre état d’esprit et vos mots l’entretiennent-ils, lorsque vous répon­dez à cet(te) autre dont le lan­gage m’apparaît si dif­férent (incisif sous les doigts d’Isabelle, récep­tif dans la paume de Pierre) ?
Isabelle Lévesque : La troisième voix, en ce titre une forme de quête. Deux « voix/voies » s’entendent grâce à l’homonymie, elles dépassent le chiffre 2 en quelque sorte. Ce qui importe n’est pas l’une ou l’autre voix, mais ce qui naît de l’écoute. Le ques­tion­nement, fréquent dans les poèmes de cha­cun, appelle un des­ti­nataire et laisse une réponse libre de s’énoncer. Tou­jours, la réponse est ouverte et relance l’interrogation. Le poème est ain­si, ouvert à l’infini. Le mot « fin », exclu du poème, ne peut reten­tir, il faut pour­suiv­re les livres tou­jours pour les laiss­er vivre et tra­vers­er ceux qui les vivent. Écrire ensem­ble, c’est accepter le doute et le vivre pleine­ment, comme une chance. Le « oui » chez Pierre, je ne le lis pas autrement. Il incar­ne l’écoute. En cela, je le partage, même si, effec­tive­ment je crois, comme tu l’exprimes, le lan­gage incisif entre dans mes poèmes. Je me laisse heurter par ce qui m’entoure et la gram­maire boulever­sée peut le traduire, avec des accéléra­tions lorsque cer­tains mots man­quent ou quand jail­lis­sent des vers directs et perçants. Si Pierre tend vers ce oui d’accueil augur­al, je tends d’abord vers un non ou plus pré­cisé­ment, je con­nais tou­jours des moments où je me débats dans la vie comme dans le poème. Ce pas­sage par une forme de lutte qui appa­raît, je crois, dans le rythme et la syn­taxe du texte, peut ouvrir un pos­si­ble (le oui). Dans Ici, adverbe qui nous rap­proche et nous lie, Pierre écrivait : « en com­pag­nie des mots / tu n’as qu’une envie, reli­er, réc­on­cili­er, / tout est cepen­dant à refaire, / ils te l’indiquent, et ils t’épanouissent » (Pierre Dhain­aut, Ici - Arfuyen, 2021).  Dans nos échanges, nos mots et nos rythmes trou­vent un accord qui ne craint pas les dis­so­nances et l’inachèvement du poème. Il me sem­ble que les dif­férences d’expression (et de per­son­nal­ité peut-être), dans la ren­con­tre, devi­en­nent inspi­ra­tion pour l’un et l’autre.
Pierre Dhain­aut : Les brefs poèmes d’Emily Dick­in­son, dens­es, énig­ma­tiques, ont été appelés « moitiés de poèmes », il nous appar­tient de les com­pléter grâce à « la voix qui se lève en cha­cun » durant sa lec­ture, et, pour­suit Dominique Forti­er dans son bel essai Les ombres blanch­es (Gras­set, 2022), « il faut les deux voix » pour que les moitiés soient réu­nies. N’est-ce pas la démarche que nous suiv­ons dans La troisième voix ? Aucun poème à lui seul ne se suf­fit, aucun des deux poètes n’est indépen­dant : tour à tour nous y sommes auteurs et lecteurs, le lecteur devenant l’auteur qui incite à une lec­ture nou­velle. Écri­t­ure et lec­ture se réin­ven­tent sans fin ou du moins aus­si longtemps que le per­me­t­tent les poten­tial­ités du poème pre­mier et les pos­si­bil­ités de chaque inter­venant. Un tel livre n’est pas ter­miné. Les livres de poésie se ter­mi­nent-ils ? Le dia­logue qu’ils inau­gurent est, en principe, per­pétuel. Isabelle, à ma con­nais­sance, n’emploie pas l’adverbe « oui », mais fréquem­ment dans La troisième voix comme dans nos pro­pres livres (Chemin des cen­tau­rées, Ici) nous employons celui d’« ici ». Dans la dernière sec­tion que tu cites, nous rejoignons notre lieu, le livre qui s’ouvre, et nous avons à vivre en cette ouver­ture. Je n’engage que moi dans cette par­tie de la réponse. C’est bien ici que tout se joue, dans l’espace et le temps d’une trans­mu­ta­tion du lan­gage et de l’être, mieux vaudrait dire, sim­ple­ment, de la per­son­ne, en ce livre, en ce monde. « Ici » se change en « Oui ». Le livre est, par excel­lence, le lieu de l’écoute, notre sens le plus fin, le plus disponible, le moins autori­taire. À la fin de ta ques­tion, Sabine, tu com­pares nos com­porte­ments, « incisif », celui d’Isabelle, « récep­tif », le mien, les doigts de l’une, la paume de l’autre, mais ces doigts et cette paume for­ment la même main, n’est-ce pas ? La voix que nous engen­drons, la troisième, n’oppose pas les dif­férences, elle les attise et les dépasse.

Pierre Dhain­aut, Pho­to © archives Jean-Charles Bay­on — VDN.

Cette entente silen­cieuse se rend pour­tant vis­i­ble, comme l’indique le geste du pein­tre Fab­rice Rebey­rolle, qui grave des vers, repro­duit des mis­sives anci­ennes et les teinte de rouge et d’ocre : « Il incar­ne la troisième voix du livre » (Isabelle, « Le secret, l’empreinte »). Aviez-vous prévu de faire inter­venir un artiste, lorsque vous avez réfléchi ensem­ble à la forme de ce livre ? Pourquoi cet appel à Fab­rice Rebey­rolle ?    
Isabelle Lévesque : Pour ce qui me con­cerne, c’est la pour­suite d’un tra­vail com­mun avec Fab­rice Rebey­rolle depuis Chemin des cen­tau­rées (L’herbe qui trem­ble, 2019). J’ai aimé que le pein­tre, comme il le fait tou­jours, pro­pose sa pro­pre lec­ture des poèmes. Pour Chemin des cen­tau­rées, il avait inven­té un paysage fan­tas­tique dans lequel les fleurs, dev­enues des êtres sin­guliers, sem­blaient s’extraire des pages pour exprimer une émo­tion. Dans En découdre, Fab­rice R. avait dis­so­cié des espaces qu’il frac­turait par la gravure et l’entaille vive sur la page. Dans Je souf­fle, et rien. c’est tout l’espace ver­ti­cal, ver­tig­ineux, qui l’avait inspiré. Ce que crée ce pein­tre me sur­prend tou­jours : il lit atten­tive­ment les textes, c’est un grand fam­i­li­er de la poésie con­tem­po­raine, et tran­scrit à sa manière les mots du poème. En tra­vail­lant sur les feuilles d’une cor­re­spon­dance anci­enne, il a don­né un fond sig­nifi­ant aux pein­tures. Tout découle me sem­ble-t-il de cette cor­re­spon­dance que Pierre et moi échan­gions pour nous adress­er les poèmes. Et puis des couleurs, le rouge, le bleu rani­ment ce passé des let­tres anci­ennes. Les réac­tions de Fab­rice R. à la lec­ture des poèmes s’avèrent tou­jours stimulantes.
Pierre Dhain­aut : A pri­ori je ne voy­ais pas ce livre accom­pa­g­né par un pein­tre. L’initiative d’inviter Fab­rice Rebey­rolle revient à Isabelle, je l’ai approu­vée sans réserve, nous avions déjà réal­isé plusieurs livres d’artistes tous les trois. Fab­rice a par­faite­ment vain­cu la dif­fi­culté qui lui était soumise, deux auteurs, deux lieux, var­iété des pro­pos… Il n’a pas illus­tré, il a ren­du vis­i­ble ce qui nous ani­mait lorsque nous con­fi­ions au papi­er ces empreintes de nos mains ou de nos voix, ces lignes aus­si trem­blantes que celles qu’enregistre un sis­mo­graphe, un électrocardiogramme.
Vous utilisez tous deux, très naturelle­ment, la deux­ième per­son­ne du sin­guli­er, qui est l’axe du dia­logue. D’ailleurs, le pre­mier titre – man­u­scrit, avec vos deux écri­t­ures – redou­ble cette adresse : « C’est toi / C’est toi ». Pour­tant, je ne peux me défaire de l’impression selon laque­lle chez toi, Isabelle, le « tu » ren­voie claire­ment à Pierre, ton inter­locu­teur, alors que toi, Pierre, tu emploies par­fois aus­si le « tu » comme on s’adresserait à soi-même (un « tu » embrassé par ce « nous » qui t’est si fam­i­li­er). Quels sont le sens et la portée de cette deux­ième per­son­ne du sin­guli­er, pour cha­cun de vous ?
Isabelle Lévesque : Chère Sabine, la deux­ième per­son­ne du sin­guli­er entre volon­tiers dans mes poèmes. Même lorsque je n’écris pas avec quelqu’un, je crois que tous mes poèmes sont adressés. Tu as rai­son, le plus sou­vent dans La troisième voix je m’adresse à Pierre – pas seule­ment je crois, mes chers dis­parus et les aimés vivants s’invitent aus­si en ce « tu ». Il n’est pas exclusif. L’incarnation est très forte dans mes poèmes et je n’utilise jamais la deux­ième per­son­ne pour m’adresser à moi-même. Ce pronom est clas­sique­ment et irré­sistible­ment pour moi la fig­ure de l’autre. Impos­si­ble de me penser seule et je tends tou­jours mes mots à quelqu’un en espérant qu’ils seront enten­dus. Ecrire, c’est pour moi établir un lien et ten­ter de le main­tenir par tous les moyens du poème.
Pierre Dhain­aut : L’omniprésence du pronom « tu » et sa force, c’est l’une des con­stantes de l’œuvre d’Isabelle. Le lecteur a beau savoir que la per­son­ne à qui elle par­le est un être aimé qui s’est éloigné ou qui est mort, il se sent directe­ment con­cerné : à lui, à lui per­son­nelle­ment s’adressent ces poèmes. Le « tu » de mes poèmes, moins fréquent, désigne avant tout l’être aimé, il a égale­ment servi à invo­quer la poésie, la poésie et l’être aimé sont insé­para­bles, « Toi mon absente ma vivante » (Le poème com­mencé). Le « tu » est encore celui du dia­logue avec soi-même, un avatar du « je » avec lequel on prend un peu de dis­tance. Dans La troisième voix la deux­ième per­son­ne du sin­guli­er s’imposait d’un bout à l’autre du dia­logue. Je sais qui me con­vie à écrire ce poème, je sais à qui je le des­tine. J’insiste : d’ordinaire, je suis face à l’inconnu, même si j’espère que le poème, comme le dis­ait Celan, « va vers l’autre ». Cette fois, com­ment l’oublierais-je ? le poème sera lu, relancé, par quelqu’un dont je con­nais la voix. Je ne tiens ni à le con­va­in­cre ni à lui plaire, je souhaite être à la hau­teur de ce qu’il attend de moi. Et c’est ain­si que nous avons quelque chance d’échapper au cer­cle où nous enclot le nar­cis­sisme et que, si nous n’y prenons garde, l’écriture entre­tient volon­tiers. Le « nous », que j’affectionne, est le pronom de « la troisième voix ».
Votre dia­logue relie par­fois deux lieux : à plusieurs repris­es sont nom­mées vos villes respec­tives, « Dunkerque », « Les Andelys ». Pourquoi insis­ter sur cet ancrage si « nous sommes d’une planète sans nom » (Isabelle) ?
Isabelle Lévesque :  Je crois que l’impossibilité de nous rejoin­dre dans l’une ou l’autre ville, pour des raisons divers­es, comme le lien très fort de cha­cun à « sa » ville a déter­miné ce retour fréquent des deux noms pro­pres. Nous avions aus­si con­science du tra­jet des let­tres (dans le ciel sans doute, au-dessus des nuages), nous l’avons évo­qué, comme le temps néces­saire à l’acheminement du poème. Nous viv­ions le pas­sage de l’une à l’autre ville comme une sorte d’écho, la sec­onde exis­tence du poème lorsqu’il arrivait à des­ti­na­tion. C’est un peu le mir­a­cle d’une cor­re­spon­dance, elle n’atteint son des­ti­nataire qu’après.
Pierre Dhain­aut : Isabelle men­tionne des lieux dans le corps du poème, je ne le fais guère. Je n’ai que trop ten­dance, je m’en rends compte, à généralis­er, pour ne pas dire à abstraire. Est-ce une ten­dance inhérente à la poésie ou liée à ma seule per­son­ne ? Je ne cesse de me pos­er la ques­tion. Dans La troisième voix Isabelle apporte le sens du con­cret qui me fait défaut. Cela dit, cer­tains noms de lieux en par­ti­c­uli­er m’enchantent, Les Andelys juste­ment, à con­di­tion de pronon­cer comme il con­vient, avec le « i » final, la voyelle de stri­dence et de déchirure, mais aus­si de vis­age, d’alliance.
J’ai été frap­pée par l’importance du mot « neige », d’abord dans les deux poèmes man­u­scrits de votre pre­mière par­tie (« C’est toi / C’est toi »), puis dans le cours du livre, même lorsque les poèmes sont datés du mois d’août. Pierre, tu as pub­lié en 2022, chez le même édi­teur, Pré­face à la neige. Isabelle, l’un de tes titres emblé­ma­tiques est Le fil de givre (Al Man­ar, 2018). D’où vous vient cette prédilec­tion com­mune pour la neige et quel rôle joue ce mot dans vos échanges ? 
Isabelle Lévesque : La neige entre dans une chaîne mag­ique. Parce qu’elle est rare (ici, en Nor­mandie), on l’attend longtemps. Elle fig­ure aus­si dans les images d’enfance, un noël sans neige est-il pos­si­ble ? C’est qu’elle trans­forme tout sans rien chang­er. Le paysage, sous la neige, est intact. Elle lui donne la lumière de ses flo­cons. On imag­ine la luge, les mou­fles, les jeux d’enfant dans un paysage immé­mo­r­i­al, un con­te, en tout cas une péri­ode non datée qui nous relie à l’enfance, à la méta­mor­phose et à la beauté. Le mot lui-même, une seule syl­labe, me fait rêver. Il con­voque les vers d’Apollinaire, une forme de mélan­col­ie heureuse car je l’assimile à un temps de retrou­vailles dans l’éternité de l’enfance que la neige ranime à chaque fois.
Pierre Dhain­aut : Nous aimons la neige, le mot à lui seul est pour nous un signe de ral­liement. Chaque hiv­er, nous en guet­tons l’apparition. Quand nous écriv­ions La grande année, elle nous a man­qué, nous n’avons pu lui dédi­er une pho­togra­phie, un poème. Avec la neige on pénètre dans un autre temps. On retourne à l’origine où rien n’est divisé, dif­féren­cié : quelle est la fron­tière de l’invisible au vis­i­ble ? Tran­sies, les mains brû­lent. À l’action dont les buts sont trop pré­cis on préfère la con­tem­pla­tion, à la parole le silence. Mais ce silence comme l’immobilité n’est pas stérile. Entre mort et vie, voici l’aube. Plus qu’en attente on se trou­ve au sein d’un monde en latence. La blancheur dit tout, il lui arrive d’être éblouis­sante. La neige me fascine. Elle me réc­on­cilie. Elle me dilate. J’invente en marchant les chemins, je souhaite que mes traces soient sur elle aus­si légères que pos­si­ble. Elle a une ver­tu ini­ti­atrice, une poé­tique peut en venir. Un style d’écriture, c’est-à-dire un style de vie. Les jours de neige cor­re­spon­dent au temps mer­veilleux des jeux. À chaque chose nous procurons un sens lié à la mémoire : à tra­vers les années j’ai per­pé­tué une vision for­mée à l’âge de mes dix ans au sor­tir de la guerre. Je ren­voie à Pré­face à la neige. Quand revien­dra pleine­ment la neige de l’enfance, tout sera accompli.
Dans ce livre, je décou­vre votre « envie » (à tous deux) « de con­duire / le lan­gage à l’ivresse » (Pierre). Quelle est cette ivresse ? Pierre évoque par ailleurs une aspi­ra­tion à recevoir « le vrai nom du temps » et Isabelle revendique, en poésie, une forme d’éternité ou d’immortalité : « nous sommes immor­tels en ce nom­bre incon­nu ». Je n’oublie pas que Le fil de givre désir­ait « trac­er le ciel d’éternité ». On dit volon­tiers que l’extase sus­pend le temps. Vous répon­dre l’un à l’autre par des poèmes vous offre-t-il de mieux habiter l’instant ?
Isabelle Lévesque : Pour moi, le poème révèle un instant qu’il inscrit dans une forme vivante et per­ma­nente. Lorsque j’écris, tout reste intact (de la joie ou du cha­grin, peu importe). Ecrire per­met de redé­cou­vrir une saveur, une image. Et lorsque je lis les poèmes, je ressens aus­si cette capac­ité des mots à saisir ce qui pour­rait per­dre son inten­sité. Et puis je n’écris que lorsque j’en ressens le besoin, il faut donc que cet instant aus­si soit prop­ice pour restau­r­er le lien avec ce qui pour­rait être per­du. Seul un état par­ti­c­uli­er de porosité per­met cela. Sans doute est-ce la rai­son pour laque­lle écrire me fait entrevoir la lumière.
Pierre Dhain­aut : L’ivresse dès que tout vac­ille, les con­tours s’érodent, les murs, ren­dus poreux, s’écroulent. À quoi bon écrire des poèmes si nous ne sommes pas entraînés jusqu’à ce ver­tige ? Ivresse et lucid­ité ne sont pas incom­pat­i­bles. Baude­laire refu­sait que nous soyons « les esclaves mar­tyrisés du temps ». Ailleurs / ici, dehors / dedans, temps / éter­nité, absence / présence… les antag­o­nismes de ce genre ne fonc­tion­nent qu’à l’intérieur du sys­tème établi par notre logique, laque­lle est dual­iste. Échap­pons enfin à cette con­cep­tion étriquée. En fait, un art existe, fondé sur de tout autres principes, l’art des pas­sages, et nous le pra­tiquons plus ou moins fidèle­ment dans les poèmes. « Je ne peins pas l’être, je peins le pas­sage », rap­pelons-nous Mon­taigne, taoïste sans le savoir. Alors, nous n’opposons plus l’éphémère à l’intangible. Les poèmes sont des épipha­nies, l’instant s’y ouvre dans le temps même, il ne dure que s’il est insoucieux de sa durée. Est-ce que La troisième voix pro­pose de tels instants ? Aux lecteurs de le dire. Auteur, je peux dire que dans la tem­po­ral­ité mou­vante de l’écriture les prérog­a­tives du moi n’agissaient  plus, et ce dépasse­ment est ce qui importe le plus. Pour l’un comme pour l’autre, le temps d’un livre et au-delà.

Présentation de l’auteur

Isabelle Lévesque

 Isabelle Lévesque  a pub­lié en 2011 Or et le jour  (antholo­gie Triages, Tara­buste), Ultime Amer  (Rafael de Sur­tis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Van­neaux) et Ravin des nuits que tout bous­cule (Éd. Hen­ry). En 2013 égale­ment un livre d’artiste en français et en ital­ien a été édité : Neve, pho­togra­phies de Raf­faele Bon­uo­mo, tra­duc­tion de Mar­co Rota (Edi­zioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en ital­ien par Mar­co Rota – Edi­zioni Il ragaz­zo innocuo, coll. Scrip­sit Sculp­sit) et Nous le temps l’oubli (Éd. L’herbe qui tremble).

Voltige ! (Éd. L’herbe qui trem­ble) est paru en avril 2017.

Isabelle Lévesque écrit des arti­cles pour plusieurs revues : La Nou­velle Quin­zaine Lit­téraire, Europe, Ter­res de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Isabelle Lévesque

Bibliographie

Isabelle Lévesque  a pub­lié en 2011 Or et le jour  (antholo­gie Triages, Tara­buste), Ultime Amer  (Rafael de Sur­tis), Terre ! (éd. de l’Atlantique), Trop l’hiver (Encres vives).

Elle a fait paraître en 2012 : Ossa­t­ure du silence (Les Deux-Siciles), en 2013 : Un peu de ciel ou de matin (Les Deux-Siciles), Va-tout (Éd. des Van­neaux) et Ravin des nuits que tout bous­cule (Éd. Hen­ry). En 2013 égale­ment un livre d’artiste en français et en ital­ien a été édité : Neve, pho­togra­phies de Raf­faele Bon­uo­mo, tra­duc­tion de Mar­co Rota (Edi­zioni Quaderni di Orfeo).  En 2015 : Tes bras seront (poèmes traduits en ital­ien par Mar­co Rota – Edi­zioni Il ragaz­zo innocuo, coll. Scrip­sit Sculpsit)

Sont parus à L’herbe qui trem­ble : Nous le temps l’oubli (2015), Voltige ! prix inter­na­tion­al de Poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2018 (2017), et La grande année, avec Pierre Dhain­aut (2018), Chemin des cen­tau­rées (2019), En découdre (2021) et Je souf­fle, et rien. (2022).

En 2022, les édi­tions Mains-Soleil ont pub­lié Elles, de Fab­rice Rebey­rolle et Isabelle Lévesque.

Isabelle Lévesque écrit des arti­cles pour plusieurs revues : Quin­zaines / La Nou­velle Quin­zaine Lit­téraire, Europe, Ter­res de Femmes, Recours au Poème, Terre à ciel, Diérèse, Poezibao …

Sur inter­net :

https://lherbequitremble.fr/auteurs/isabelle-levesque.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Isabelle_L%C3%A9vesque

https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/articles-par-critique/isabelle-levesque

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Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien,

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Présentation de l’auteur

Pierre Dhainaut

Pierre Dhain­aut est né à Lille en 1935. Avec Jacque­line, ren­con­trée en 1956, il vit à Dunkerque (où s’effectuera toute sa car­rière de professeur).

Après avoir été influ­encé par le sur­réal­isme (il ren­dit vis­ite à André Bre­ton en 1959), il pub­lie son pre­mier livre, Le Poème com­mencé (Mer­cure de France), en 1969.

Ren­con­tres déter­mi­nantes par­mi ses aînés : Jean Mal­rieu dont il édit­era et pré­fac­era l’œuvre, Bernard Noël, Octavio Paz, Jean-Claude Renard et Yves Bon­nefoy aux­quels il con­sacr­era plusieurs études.

Déter­mi­nante égale­ment, la fréquen­ta­tion de cer­tains lieux : après les plages de la mer du Nord, le mas­sif de la Char­treuse et l’Aubrac.

Une antholo­gie retrace les dif­férentes étapes de son évo­lu­tion jusqu’au début des années qua­tre-vingt dix : Dans la lumière inachevée (Mer­cure de France, 1996).

Ont paru ensuite, entre autres : Intro­duc­tion au large (Arfuyen, 2001), Entrées en échanges (Arfuyen, 2005), Pluriel d’alliance (L’Arrière-Pays, 2005), Lev­ées d’empreintes (Arfuyen, 2008), Sur le vif prodigue (Édi­tions des van­neaux, 2008), Plus loin dans l’inachevé (Arfuyen, 2010, Prix de lit­téra­ture fran­coph­o­ne Jean Arp) et Voca­tion de l’esquisse (La Dame d’Onze Heures, 2011). Ces recueils pour la plu­part sont dédiés aux petits-enfants. Plus récem­ment encore : une “auto­bi­ographique cri­tique”, La parole qui vient en nos paroles (édi­tions L’Herbe qui trem­ble, 2013) et Rudi­ments de lumière (Arfuyen, 2013).

Il ne sépare jamais de l’écriture des poèmes l’activité cri­tique sous la forme d’articles ou de notes : Au-dehors, le secret (Voix d’encre, 2005) et Dans la main du poème (Écrits du Nord, 2007).

Nom­breuses col­lab­o­ra­tions avec des graveurs ou des pein­tres pour des livres d’artiste ou des man­u­scrits illus­trés, notam­ment Marie Alloy, Jacques Clauzel, Gre­go­ry Masurovsky, Yves Pic­quet, Isabelle Ravi­o­lo, Nico­las Rozi­er, Jean-Pierre Thomas, Youl…

À con­sul­ter : la mono­gra­phie de Sabine Dewulf (Présence de la poésie, Édi­tions des van­neaux, 2008) et le numéro 45 de la revue Nu(e) pré­paré par Judith Cha­vanne en 2010.

© Crédits pho­tos Mai­son de la Poésie Jean Joubert.

Poèmes choi­sis

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Pierre Dhainaut, APRÈS

On ne sait pas. On écoute. On entend. Seul. Une cham­bre. Des murs, on croit en les fix­ant sor­tir de soi, bloquer/ce qui remue sous les paupières. Un bran­card. Un cortège de couloirs. […]

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Sabine Dewulf

Née en 1966 à Cam­brai, agrégée de let­tres mod­ernes, doc­teur ès let­tres et for­mée en psy­ch­analyse rêve-éveil­lé, Sabine Dewulf se pas­sionne pour la poésie, la con­nais­sance de soi et toutes les formes de spir­i­tu­al­ité. En 2003, elle a fondé avec Hen­ri Mer­lin l’association des « Amis de Jules Super­vielle », actuelle­ment dirigée par Hélène Claire­fond. Tous les ouvrages qu’elle a pub­liés sont en lien étroit avec la poésie. Bib­li­ogra­phie Jules Super­vielle ou la con­nais­sance poé­tique (2 tomes), L’Harmattan, 2001, Les Jardins de Colette – Par­cours sym­bol­ique et ludique vers notre Eden intérieur, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, édi­tions du Souf­fle d’Or, 2004, La Fable du monde – Jules Super­vielle, coll. « Par­cours de lec­ture », Bertrand-Lacoste, 2008, Pierre Dhain­aut, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2008, Jules Super­vielle aujourd’hui, actes du col­loque d’Oloron-sainte-Marie, textes réu­nis et présen­tés par Sabine Dewulf et Jacques Le Gall, Press­es Uni­ver­si­taires de Pau, 2009, Le Jeu des miroirs – Décou­vrez votre vrai vis­age avec Dou­glas Hard­ing et Jules Super­vielle, illus­tra­tions de Josette Dele­croix, Le Souf­fle d’Or, 2011, Les Trois cheveux d’or – Par­cours de guéri­son avec les frères Grimm et Pierre Dhain­aut, avec la col­lab­o­ra­tion de Stéphanie Del­court et Eric Dewulf, Le Souf­fle d’Or, 2016, Ray­mond Fari­na, coll. « Présence de la poésie », Les Van­neaux, 2019, Et je suis sur la terre (poèmes), avec les aquarelles de Car­o­line François-Rubi­no, L’Herbe qui trem­ble, 2020, Tu dis délivr­er la lumière, coécrit avec Flo­rence Saint-Roch, poèmes et pho­togra­phies, Pourquoi viens-tu si tard, 2021, En regard, à l’écoute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021, Sabine Dewulf, En regard, à l’é­coute — La poésie de Pierre Dhain­aut à tra­vers les livres d’artiste, Ville de Lille et Inven­it, 2021.
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