Chantal Dupuy-Dunier, Parenthèses

Par |2024-03-06T16:31:21+01:00 6 mars 2024|Catégories : Chantal Dupuy-Dunier, Critiques|

Par­en­thès­es : voilà un titre plutôt énig­ma­tique. Est-ce celles qui bor­nent notre chemin, depuis l’avant jusqu’à l’après, faisant de nous… une par­en­thèse dans le cours des choses ? Il sem­blerait ici qu’il s’agisse des deux par­ents défunts : « ceux qui les refer­ment sont les mêmes qui les ont ouvertes ». On peut y voir une charge agres­sive : ils n’étaient donc qu’une par­en­thèse ! On appren­dra au fil de la lec­ture que le père a man­qué à l’enfant, et que la mère l’a délaissée. 

Chan­tal Dupuy-Dunier ne nous a pas habitué à ce type de texte, on perçoit bien qu’il fut une urgence pour elle. Tant est fort le besoin que nous ressen­tons tous de retrac­er l’histoire au moment du décès de père et mère. D’inscrire des mots sur la dalle : 

 

Ces mots
couchés sur le papi­er dans l’urgence,
comme s’ils pou­vaient pren­dre la place des morceaux
de ton corps qui se délite

 

On com­prend dès lors que le texte tienne autant du réc­it que du poème. Pourquoi aus­si il se lit d’une traite, comme si nous étions à la recherche de l’histoire famil­iale de l’auteur ; l’histoire de sa genèse puisque le réc­it des orig­ines est à l’origine de toute his­toire. Est-ce pourquoi celles-ci sont tou­jours recon­stru­ites afin de don­ner à lire une légende où les ancêtres sont tou­jours valeureux ? Du coup nous voilà gon­flés au nar­cis­sisme, fiers de nous et de notre tribu… Rien de tel chez Chan­tal Dupuy-Dunier, elle nous fait voy­ager sur l’autre ver­sant de l’histoire, celle que l’on bal­bu­tie dans les larmes et l’amour.

La pre­mière par­tie du livre porte comme titre : Passe impair et manque : le père est passé, il a man­qué, quel impair a‑t-il com­mis ? Avant tout celui de mourir, dépouil­lé de lui-même : 

 

changé en un autre que mon père.
Réduite, sa tête,
comme par les Jivaros
Nez busqué
avec cette trace de piqure 
sous le menton
On t’a vidé de ton sang,
Vam­pirisé

 

Pen­dant neuf mois (soit le temps d’une nais­sance ?), la fille imag­ine la dis­so­lu­tion, la dis­lo­ca­tion du corps pater­nel – un corps qu’elle aima pour le voir ain­si dans sa matéri­al­ité ; d’où cet éro­tisme noir où quelque chose du corps de la fille est enter­ré avec celui du père, avec lui elle endure le froid sous terre, elle assiste à la décom­po­si­tion de son vis­age, la perte de son sourire, jusqu’à l’insoutenable :

 

Et les vers…
Non !

Ton ven­tre d’où je viens.
Vaine ven­dan­ge des vers 

 

Tant fut intense la fusion amoureuse. 

La sec­onde par­tie du livre est titrée : Laisse de mère. On appelle « laisse de mer » la bande de débris déposés sur la plage au gré des marées, com­posée d’algues, de bois mort, mais aus­si de déchets aban­don­nés par les humains. Nous voici donc prévenus ! 

 

Tu me délaisses,
je te délaisse.
C’est comme une comptine…

 

Il sem­blerait que la mère fut aus­si aban­don­née que la fille, sur le sable au gré des marées :

 

Naufrage de tout ce que tu aimais,
Épave rejetée sur le rivage, 
ma mère

 

Je n’en dirai pas plus, au lecteur de décou­vrir le fond de l’histoire…

La fille n’ira pas saluer la mère ago­nisante. Ni son cadavre avant la clô­ture du cer­cueil. Son corps va dis­paraître, enfourné dans le cre­ma­to­ri­um, la fille est là :

 

Moi muette,
pas un poème lu,
étran­glée.

 

C’est le père qui lui don­na les mots. Quant à la mère : « de chair et de lait / de lèvres et de mains aimantes », ain­si fut-elle en un temps per­du, depuis longtemps semble-t-il. 

Un amour con­trar­ié, donc. De sa mère, l’auteur dit : « l’imparfait porte bien son nom ». Et cependant :

 

Dans mon miroir,
c’est ton vis­age éteint que j’aperçois désormais. 
En vieil­lis­sant, je te ressem­ble, ma mère.

 

… Telle est la thèse sur les par­ents de Chan­tal Dupuy-Dunier … 

Présentation de l’auteur

Chantal Dupuy-Dunier

Poétesse, née le 28 novem­bre 1949 en Arles. A vécu douze ans dans le petit vil­lage de Cronce en Haute-Loire. Vit main­tenant à côté de Clermont-Ferrand.
Elle a exer­cé la pro­fes­sion de psy­cho­logue dans un hôpi­tal psy­chi­a­trique et a ani­mé pen­dant onze ans un ate­lier d’écri­t­ure et de lec­ture poé­tiques. Crée des spec­ta­cles poésie-musique.

BIBLIOGRAPHIE :

A pub­lié une trentaine de livres dont Ini­tiales (Voix d’encre, Prix Artaud 2000), Creuse­ment de Cronce et Des Ailes (Voix d’encre), Éphéméride et Mille grues de papi­er (Flam­mar­i­on), Où qu’on va après ? (Cadex), Pluie et neige sur Cronce, Mir­a­cle et Ton nom c’était Marie-Joséphine, mais on t’appelait Suzon (Les Lieux dits), C’est où Poezi ? et Fer­rovi­aires (Hen­ry). Le plus récent : Cathé­drale (Petra, col­lec­tion Pier­res écrites/L’oiseau des runes, juin 2019.

SITE : chantal.dupuy-dunier.fr

 

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).
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