Pierre d’attente (élément d’un discord)

Par |2023-01-06T13:21:26+01:00 29 décembre 2022|Catégories : Critiques, Didier Gambert|

Le terme de « dis­cord » qui appa­raît dans le sous-titre du livre sem­ble impor­tant pour l’auteur, puisqu’on le retrou­ve dans le titre d’un pre­mier vol­ume paru ailleurs : « Le Grand Discord ».

Le dic­tio­n­naire de l’Académie française nous donne de ce mot la déf­i­ni­tion suiv­ante : « réfec­tion de l’ancien français descort, « brouille », déver­bal de descorder ». En musique, qui sonne faux, dis­cor­dant. Com­men­taire : le mot est « vieil­li ou litt. »

Lit­téraire, en effet, dans le mau­vais sens du terme. Esthéti­sant. Pourquoi cette vieil­lerie alors que la langue de Didi­er Gam­bert est résol­u­ment mod­erne, en rien poéti­sante ? Je prends cette esthéti­sa­tion pour la mise à dis­tance d’une vio­lence rad­i­cale qui par­court la pre­mière par­tie du livre ; d’autant plus pres­sante qu’elle se trou­ve refoulée, com­primée sous ce bel atour. 

« Pierre d’attente » : on pour­rait prêter à ce titre une jolie brume poé­tique… alors que c’est un terme tech­nique. En archi­tec­ture, c’est une pierre faisant sail­lie à l’extrémité d’un mur, pour faire liai­son avec une autre con­struc­tion à venir. 

Ain­si tout est posé dès le titre : il y a dis­cord, et l’attente d’un accord. 

On ne pou­vait mieux atten­dre d’un éru­dit édi­teur d’auteurs oubliés du siè­cle des Lumières, tel l’impertinent Hen­ri-Joseph Dulaurens.

La pre­mière moitié du livre com­mence par une par­tie titrée « Poème cru­el », suiv­ie de « Dis­corde », « Brisure » … que résume cet extrait du pre­mier poème bâti suiv­ant la métaphore de l’aimant, dont les pôles se repoussent dès qu’ils sont tous les deux égale­ment  nord, ou sud :

Didi­er Gam­bert, Pierre d’attente (élé­ment d’un dis­cord), Édi­tions Sans escale, 2022, 120 pages, 13 €.

 

Mais si d’un choc d’une frac­ture d’une blessure
la haine entre eux s’installe
d’un hori­zon à l’autre
on les ver­ra se fuir
se rejeter
d’un pôle à l’autre
se défi­er s’éviter
sans que jamais 
la vic­toire 

Entre eux se décide

La suite est une décli­nai­son de ces deux mots posés : frac­ture, haine. L’une et l’autre se trou­vent frac­turés, défig­urés, « c’est d’abord ça » :

vis­age de lit défait
draps mal tirés fin de partie
vis­age qui n’a pas d’yeux
ou cousus d’un épais fil de fer qui le fait saigner
et plus loin
silence en lame de couteau
qui tient lieu de visage

Il ne s’agit pas d’une perte seule­ment affec­tive, c’est le corps lui-même qui est attaqué, défait de sa peau, « écorché sub­lime » dit le poète qui n’est pas plus épargné :

alors tu te rap­pelles œil encore gonflé
de toutes les visions des par­adis perdus
que tu es bien cet être
mau­vais
qu’on écrase comme une mouche sur une vitre
sans plus y penser

Donc pas d’appel dés­espéré (plein d’espoir puisqu’on appelle encore), pas de plainte des­tinée à émou­voir l’objet de l’amour, pas de douce nos­tal­gie, le désac­cord a fait explos­er un monde entier. Nous voici au cœur de l’irréparable qui survient quand l’une ignore l’autre, rad­i­cale­ment. Alors ne sub­sis­tent, si l’on peut dire, que la destruc­tion de l’une dans la colère et la dis­pari­tion de soi dans l’affliction. On par­le rarement de ce drame avec cette intensité. 

Il faut donc tout recon­stru­ire. C’est l’objet de la sec­onde moitié du livre, qui s’ouvre sur des « Médi­ta­tions sur les espaces », et com­mence ainsi :

bénie soit
l’ombre unique
de l’arbre
dans le paysage dévasté
par cette guerre 

Voici que l’arbre acquiert une ver­tu tutélaire. Tous les arbres, les tilleuls, les sureaux  les frênes, leurs cimes mou­vantes telles des houles lais­sent entrevoir un monde dénué de drame… 

Dans une suite de cour­tes scènes sen­suelle­ment décrites, comme autant d’épiphanies, le monde est pro­gres­sive­ment ren­du au poète. La mer en Bre­tagne tout d’abord, « la ren­con­tre du sel de l’eau de la terre et du vent ». Puis « Là-haut » :

Se puri­fi­er dans l’effort
franchir le col
là où le vent joue de la lyre
dans les câbles du télésiège

Après avoir retrou­vé une stature avec l’arbre debout, s’être baigné dans l’eau régénéra­trice, avoir con­quis les ter­res les plus hautes, le poète est prêt à redescen­dre dans les plaines. Ce qu’il nomme l’« Ailleurs » : il lui faut pass­er par des villes qui lui sont étrangères, Nantes, Pas­sau, Karl­sruhe, Valence,  Barcelone, Gand, pour fréquenter à nou­veau l’humanité, et écrire :

Passé la fron­tière 

tout s’éclaircit
le froid puri­fie l’air
et l’on crierait

Mer­ci
                     Merci

Je sup­pose que le par­cours que j’ai ici  recon­stru­it n’était pas inten­tion­nel, il ne serait dû qu’à mon inter­pré­ta­tion. Il n’empêche : je fais con­fi­ance à l’inconscient du poète pour avoir dess­iné cette résur­gence suite au naufrage. 

On aura saisi dans mes cita­tions les qual­ités d’écriture de Didi­er Gam­bert : cha­cun des poèmes est dic­té par une sen­sa­tion, le sens émane d’un réel qui nous est ren­du dans une langue à la fois sim­ple, évidem­ment con­crète, et pour­tant chargée de dis­crètes réminis­cences lit­téraires. L’auteur n’a‑t-il pas avoué qu’il avait en ligne de mire un poème de Mau­rice Scève (1505–1569) quand il écriv­it son « Poème cru­el » ? On le sait, la Délie fut dédiée à une femme aimée d’un amour impossible.

Présentation de l’auteur

Didier Gambert

Didi­er Gam­bert, né en 1963. A lu et pra­tiqué la poésie avant de s’en détourn­er pen­dant de nom­breuses années. Spé­cial­iste de lit­téra­ture du 18e siè­cle, en par­ti­c­uli­er de l’œuvre lib­er­taire de Hen­ri-Joseph Dulau­rens (1719–1793), auteur du Com­père Math­ieu ou les Bigar­rures de l’esprit humain (1766), son œuvre la plus con­nue, ain­si que de L’Arretin (1763). Ces deux ouvrages ont été pub­liés chez Cham­pi­on et Her­mann. Revenu à la poésie, il y a quelques années, grâce à la lec­ture d’un poète récem­ment dis­paru. Textes pub­liés dans Lichen, ain­si que dans les antholo­gies Ailleurs et Un Rêve des édi­tions de l’Aigrette.

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).
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