Denis Guillec, Au royaume de ON

Par |2023-01-24T06:56:00+01:00 24 janvier 2023|Catégories : Critiques, Denis Guillec|

 À lire Denis Guil­lec, je con­state que la poli­tique est absente de la poésie… Serait-elle apoli­tique par nature, rejoignant ain­si, à force de bons sen­ti­ments et d’exaltation spir­ituelle, le camp bour­geois selon lequel il ne faut pas tout mélanger (soit une tech­nique d’aveuglement assur­ant l’invisibilité de cer­tains actes) … À moins que, avec Jacques Ran­cière, on estime que le tra­vail de la lit­téra­ture con­siste à chang­er les sen­si­bil­ités, plutôt que d’être engagée ? 

Pour ma part je me reproche ce con­stat : si mes poèmes et romans n’abordent pas cette ques­tion, serait-ce par soumis­sion involon­taire à un cer­tain estab­lish­ment lit­téraire… pourquoi pas, après tout ? Puisque sous un autre nom que celui de Lair il m’est arrivé d’écrire des essais de car­ac­tère poli­tique, chez Fayard ou Flam­mar­i­on ? Denis Guil­lec me fait donc pos­er cette ques­tion : pourquoi évin­cer le poli­tique du poétique ? 

C’est que lui, on l’a com­pris, a choisi le chemin inverse : Au roy­aume de ON égrène les bonnes raisons d’être démoc­ra­tique­ment libéral, néo ou pas… 

Au roy­aume de ON, on est con­tre la guerre
           con­tre le mal
           con­tre la mort
           pour la paix
           pour le bien
           pour la vie
au Roy­aume de ON, on a des Valeurs 

Denis Guil­lec, Au roy­aume de ON, Cac­tus Inébran­lable édi­tions, 2022, 86 p., 8 €, chez librairiewb.com.

… ain­si, en soix­ante et onze poèmes, on passe en revue les grands aspects de notre vie : la jus­tice et l’équité, le chô­mage, l’hygiène et la san­té, l’écologie, la prov­i­dence de l’État, le goût de soi… tou­jours avec une ironie qui mord là où ça fait mal… tant et si bien que le syn­tagme « démoc­ra­tie libérale » devient ce qu’il est : un oxy­more. Puisque le libéral­isme tue la démoc­ra­tie (en réduisant la démoc­ra­tie aux règles de son jeu du laiss­er-moi-faire cap­i­tal) … comme la démoc­ra­tie tuerait le libéral­isme si elle retrou­vait son éty­molo­gie : la force au peuple ! 

J’ai util­isé le mot de « poème » alors qu’on pour­rait arguer du car­ac­tère non poé­tique de ces éruc­ta­tions. Allez, je vous en remets une cuiller :

Au roy­aume de ON, la poli­tique est morale
             la société est éthique
            l’économie est solidaire
            le com­merce est équitable
            l’État est Providence
           la soupe est populaire
au Roy­aume de ON, on est humanitaire 

Bien sûr on ne frôle pas le sub­lime, on n’entrevoit pas de sen­ti­men­tales nébuleuses, l’émoi est ici tou­jours du même tabac : l’ironie. Mais il y a une scan­sion, un procédé d’énumération qui au cours de la lec­ture s’élève comme une litanie, un répons que l’on ver­rait bien en scène, un réc­i­tant enton­nant les six pre­miers ver­sets, le chœur chan­tant le dernier :

au Roy­aume de ON, on est humanitaire 

On est bien dans une con­struc­tion, un maniement direct du lan­gage de type poétique.

Au fur et à mesure des pages c’est toute une mécanique du dis­cours qui se révèle, celui qui nous agite mal­gré nous (poètes com­pris !), celui du sto­ry telling libéral qui a gag­né nos esprits depuis une trentaine d’années.

Au roy­aume de ON, l’argent ruis­selle sur les som­mets de haut en bas
                             on vénère les parvenu
                                      félicite les pre­miers de cordée
                                     encour­age les sec­onds de cordée
                                     tance les derniers de cordée
                                     méprise les attardés d’en-bas
au Roy­aume de ON, rien n’est impos­si­ble si on le veut 

 

Un tel « mécrit » a trou­vé sa mai­son : les édi­tions du Cac­tus Inébran­lable ont réal­isé un joli livret en for­mat à l’italienne. Une mai­son belge qui grat­te et qui pique, paraît-il… 

Présentation de l’auteur

Denis Guillec

Né en 1969, Denis Guil­lec habite actuelle­ment Lyon, où il enseigne la philosophie. 

© Crédits pho­tos Krochka- Paysage premier

Bib­li­ogra­phie 

Denis Guil­lec a notam­ment pub­lié HIC, le stoï­cien hilare chez Sens et Ton­ka (2005), Apnées chez Poten­tille (2009) et Je(S) chez Les car­nets du dessert de lune (2011).

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).
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