Annie Dana, Le deuil du chagrin

Par |2023-10-07T07:14:32+02:00 6 octobre 2023|Catégories : Annie Dana, Critiques|

Après L’usure du cha­grin paru en 2022 chez le même édi­teur, en voici le deuil. On pour­rait voir dans ce poème le réc­it d’une réso­lu­tion, sachant que ce mot com­porte deux ver­sants : on dit d’une équa­tion qu’on la résout, on dit aus­si qu’on se résout à pren­dre une décision… 

Peut-être s’agit-il dans ce poème des deux accep­tions à la fois : c’est quand on se résout à per­dre son illu­sion que l’on résout le prob­lème qu’elle posait. Alors le deuil du cha­grin deviendrait possible.

Le cha­grin était l’ombre portée d’une joie per­due, fût-elle désirée autant que vécue. En lui la trace d’un bon­heur sub­sis­tait, en négatif, ce qui était une façon de le faire sur­vivre mal­gré tout, il a fal­lu le per­dre aussi. 

Il en aura donc fallu
Des deuils
Des rup­tures
Des rejets
Pour accepter la vie comme un fleuve

Annie Dana, Le deuil du cha­grin, coll. Plis urgents, Rougi­er V. éd., 2023, 13 €.

 

En ce sens cette réso­lu­tion par le vide est une libéra­tion. Une fois l’illusion déçue, écrit Annie Dana, « se déploie la cer­ti­tude / qu’aucun des­tin ne nous entrave ». 

 Voilà ce que je tire de mon énig­ma­tique lec­ture. Car encore une fois, comme sou­vent avec les poèmes, j’ai le sen­ti­ment d’être face à une idio­syn­crasie, une langue faite de sous-enten­dus que seul le poète entendrait : 

Nous tri­chons pour ne pas avouer
Notre his­toire dev­enue sacrilège
Si facile de la délégitimer d’un rire

Si le poète enfouit son dire per­son­nel c’est sans doute pour l’élargir, il ne souhaite pas en rester à ses « petites his­toires », on peut le com­pren­dre. Est-ce une pudeur, un pen­chant pour les secrets ? Pour ma part, j’aurais plutôt ten­dance à penser qu’il n’y a rien de plus uni­versel que l’intime : les ques­tions que pose Annie Dana sont exis­ten­tielles, elles impliquent tout lecteur. 

Reprenons :

Hier nous avions le cœur
Comme une dent de roue
Entrainée sans fin dans un engrenage
Hier nous igno­ri­ons qu’avec la chute du désir
Se dis­sout l’obstination

Le désir, donc, comme une mécanique qui nous entraîne dans ses rouages, mal­gré nous. On pour­rait voir dans le poème entier le para­dox­al éloge de l’aphanisis, que les psy­ch­an­a­lystes décrivent comme la dis­pari­tion du désir sex­uel, laque­lle serait, plus ou autant qu’une perte, une libéra­tion. C’est dire que deux voies mèn­eraient à l’extase. La  Thérèse  mys­tique nous  a décrit la voie  pos­i­tive, cat­apha­tique, à l’extrême de son désir elle débouche sur la joie de l’indifférence, la voilà détachée d’elle-même. Annie Dana nous emmène sur la voie néga­tive, l’apophatique : l’abolition du désir nous ouvre à l’heureuse indif­férence du monde. 

On se lève un matin avec la foi du charbonnier
C’est au cœur d’un hiv­er que l’on guette l’été
Le prévis­i­ble nous ennuie
Quand l’impossible est accueillant
… ce serait bien mais… 
S’il est mortifère 
D’aimer trop longtemps sans retour
Et de labour­er le champ du refus
Pour mieux l’irriguer d’illusions
Papil­lon qui vire­volte sans fin
Autour de l’ampoule

Il n’empêche :

Mais com­ment renon­cer aux rêves
Qui dictent à l’âme son destin

Nous res­terons donc dans cet entre-deux : si le cha­grin a dis­paru nous en porterons néan­moins le deuil, une fois dénouée la mécanique du désir c’est le délice qui nous reste. 

Présentation de l’auteur

Annie Dana

Exilée d’Algérie, pays qui demeure pour moi une référence majeure, j’ai entamé des études supérieures de Philoso­phie à la Sor­bonne avant d’entreprendre une car­rière de comé­di­enne au Con­ser­va­toire Nation­al puis à la Comédie Française.
J’ai assuré régulière­ment la mise en scène de spec­ta­cles et, après l’obtention du Cer­ti­fi­cat d’Aptitude à l’Enseignement de l’art Dra­ma­tique, enseigné pen­dant 8 ans en Con­ser­va­toire de région où j’ai pré­paré de nom­breux élèves à l’entrée des Con­cours nationaux.
Entre temps, écrire s’était imposé comme une révo­lu­tion, une néces­sité de tra­vers­er les inter­dits, un ques­tion­nement per­ma­nent sur les bar­rières internes de l’individu et l’ambivalence des gen­res. Depuis plus de 20 ans, j’ai pour­suivi ma recherche en expéri­men­tant cette inter­ro­ga­tion sous de mul­ti­ples formes poé­tiques, romanesques ou théâ­trales. Mon inspi­ra­tion puise aux sources du rêve, du fan­tasme et de l’autobiographie. En écho à mon expéri­ence théâ­trale, la scan­sion et la poten­tial­ité orale d’un texte s’imposent comme un fac­teur déter­mi­nant, ce qui a per­mis à la plu­part des miens d’être adap­tés et dif­fusés sur France Culture.
Par­al­lèle­ment, j’anime depuis 15 ans des Ate­liers d’écriture et de lec­ture, avec une prédilec­tion pour les milieux sen­si­bles et le monde carcéral.

Bibliographie

2003 — 2004 
– Ecri­t­ure d’un roman de groupe, Rouge mémoire avec Michel Host, Jean Claude Bologne, Alain Absire, Jean Luc More­au, Denis Borel.
2001 — 2005
– Pub­li­ca­tion de nou­velles dans plusieurs revues : Nou­velle Donne, La Barbacane… 
2000 — 2002 
– Les con­tes de la rue Per­raul, roman de groupe, Edi­tions Online
1991 De Pon­toise à Osny, Ecri­t­ure et tour­nage d’un doc­u­men­taire sur le milieu péni­ten­ti­aire (Min­istère de la Justice).
1986
– Odysséa, pièce de théâtre, dif­fusée sur France Cul­ture au « Nou­veau Réper­toire Dra­ma­tique », réal­i­sa­tion Eve­lyne Fremy
1983 
– L’Oracle inver­sé, roman (Edi­tions Rup­ture) dif­fusé sur France Cul­ture dans l’émission « Un livre, des voix ».
1982 
– Eblouie, fic­tion (Edi­tions Rup­ture) représen­tée à Théâtre Ouvert, dif­fusée sur France Cul­ture dans l’émission « Ecri­t­ure de femmes ».

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).
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