Anne Malaprade, Parole, personne

Par |2022-03-06T07:52:04+01:00 21 novembre 2021|Catégories : Anne Malaprade, Critiques|

Quelques lignes piochées au hasard dans ce livre m’ont vite retenu ; et même hap­pé. Qu’est-ce qui m’a pris ? À pre­mière vue ce livre ne dit rien, c’est peut-être ça… Il expose une sub­stance ver­bale sim­ple, con­crète, prosaïque, on pressent ce qui se tient en-dessous, on ne sait quel drame, sans que jamais… c’est peut-être ça qui m’a mis en alerte. 

Réflex­ion faite (car il faut bien que je me trou­ve un repère pour sor­tir de la con­fu­sion et avancer dans ma lec­ture), je dirai que cette écri­t­ure est anorex­ique. Elle en a la véhé­mence ; une exci­ta­tion en lieu et place d’un désir. Oui, ce doit être ça : il n’y a pas de chair dans cette écri­t­ure-là. Anne Mala­prade va à l’os dans un geste dés­espéré. D’ailleurs, elle nous l’annonce claire­ment : « elle tend à liq­uider la langue, elle meurt en vie depuis la cui­sine lieu du crime. »

Anorex­ique aus­si, le dégoût fasciné pour le père, avec lui le sexe rêvé n’est qu’une vio­lence dénuée de genre. 

ton sexe pied de biche de force ouvre mon chagrin
mon vagin
Fou

Anne Mala­prade, Parole, per­son­ne, éd. Isabelle Sauvage, 2018, 102 pages, 17 €.

Vio­lence subie, et vio­lence agie. Le père ne serait-il pas le lieu de « l’insupportable empire du sens » ? – ou des sens, quand on se sou­vient du film dans lequel « une femme japon­aise, par­fois vis­itée par un homme, dans une cham­bre élé­gante et par­fumée » tranche sa verge – pour la manger ? Il vaut donc mieux que l’amant reste éter­nelle­ment à venir, et faire bien atten­tion à ce qu’on avale… en cas de doute, vomir !

Quant à la mère elle est en morceaux. Et pour­tant il est impos­si­ble d’en sor­tir. Les femmes sont enclos­es les unes dans les autres, à la manière des poupées russ­es, les matri­ochkas. Être femme c’est être enfer­mée dans une suite de femmes, toutes amoureuses les unes des autres. Ce n’est pas chez elle(s) qu’on trou­vera le sens d’un désir pour l’autre dont on pour­rait s’inspirer. Leurs corps sont déjà pleins, chargés de matières fécales.

En défini­tive, le seul corps qui reste est le corps de la let­tre, pas d’autre issue. Voilà le texte éro­tisé, au point que pub­li­er c’est exhiber son corps. Avec la honte qui con­vient, pour sign­er le plaisir pris. Voilà où se chercherait une jouis­sance possible… 

que                  l’homme me désire je désire qu’une langue me
                       pénètre je désire le
sexe     de la langue je désire le tu des signes désire les let­tres en
Feu la             com­bus­tion des let­tres les correspondances
les cachets                  les enveloppes les encres les secrets
explorent                                les détails
                       d’un
                       corps

C’est dans la let­tre qu’il faut chercher le corps d’amour. Une quête vouée à l’échec puisque le jouir est au-delà (en-deçà) du verbe.

Anne Mala­prade a goûté de toutes les nour­ri­t­ures pos­si­bles en lit­téra­ture pour devenir doc­teur ès let­tres et les enseign­er. Elle les vom­it toutes, furieuse­ment. La lit­téra­ture des uni­ver­sités fait par­tie des con­ve­nances, des « sourires, cour­toisie, remer­ciements, for­mules toutes faites et for­mules à faire, con­fi­tures et miels, cafés allongés, livres, livres, livres à perte, livres à dégueuler. » Reje­tant le cor­pus lit­téraire établi, elle ne peut que se tourn­er vers les procédés post­mod­ernes en cours. Tout d’abord, celui de la litanie, si courant dans les per­for­mances divers­es, que l’on trou­ve dans la pre­mière par­tie du livre, où l’accumulation pro­duit un effet d’intensité – qui à mon goût est plutôt du côté de l’excitation que de la pléni­tude. Ensuite celui d’une écri­t­ure en morceaux com­posés sur une « table de dis­sec­tion », si bien dis­séminés dans le texte que je ne les ai pas tous iden­ti­fiés. En résulte « un puz­zle incom­plet » (où man­quent les pièces qui don­neraient une fig­ure à l’ensemble), « des mots croisés »  (qui se ren­con­trent et se com­bat­tent) : tel serait la for­mule de « paroles, per­son­nes » (au pluriel, cette fois), à l’image d’un corps éparpillé : 

Je relis et artic­ule. Les seins, voyons, doivent coller au buste, le buste devrait retrou­ver les jambes, c’est ain­si agencé dans la con­ti­nu­ité d’existence.

J’ai pen­sé aux disc jock­eys qui font un melt­ing pot de musiques créées par d’autres. On peut faire la même chose en lit­téra­ture, une « écri­t­ure klep­to » dit-elle – on pour­ra tou­jours se référ­er à je ne sais quelle inter­tex­tu­al­ité s’il faut se jus­ti­fi­er. À cette dif­férence près : chez Anne Mala­prade, ces façons n’apparaissent jamais comme une sim­ple mécanique, l’auteur sait les inté­gr­er dans son « empire du sens. »

C’est que chez elle le for­mal­isme vient servir le fan­tasme ; tel celui du livre imag­iné comme « deux textes por­tant le même chiffre et le même titre, de part et d’autre d’une dou­ble page, dou­ble page séparée accusée par une feuille d’un papi­er presque trans­par­ent. » – qui me fait penser à ces miroirs que l’on place face à face, d’où sur­git une répli­ca­tion qui paraît infinie alors qu’il ne s’agit que d’une répéti­tion du même. 

S’agit-il d’imager dans le corps du livre le stade du miroir de Jacques Lacan, stade où le petit enfant croit se recon­naître dans l’image inver­sée et plate, sans vol­ume, qui appa­rait sur la sur­face réfléchissante ? (Pour ma part, je préfère le singe qui, con­fron­té à la même expéri­ence, va voir der­rière le miroir s’il n’y est pas !) Le livre est donc con­stru­it en chi­asme : sur une face, numérotés de 1 à 19, une série des textes qu’Anne Mala­prade qual­i­fie de pros­es, sur l’autre face, numérotés de 19 à 1, une série de vers, qui sont des images inver­sées des pre­mières plutôt que des dou­bles, bien que les titres soient identiques. 

Il me sem­ble que ces préoc­cu­pa­tions formelles ren­voient à une mys­tique ratio­nal­iste – telle que le monde serait iso­mor­phe aux for­mules math­é­ma­tiques (telle fut la mys­tique d’Einstein !). La fan­tas­magorie du nom­bre d’or me paraît du même reg­istre, qui pré­tend tenir dans une for­mule arith­mé­tique le secret de l’harmonie. J’y dis­cerne un (dérisoire) fan­tasme de toute puis­sance, tel que je pour­rai con­tenir l’univers entier dans une équa­tion que j’écrirais sur la page : mieux que yhwh ! 

… et voilà que me vient une idée bizarre : celle d’une pédan­terie en creux, inver­sée elle aus­si, bâtie sur un cor­pus lit­téraire qui serait présent d’être refusé, telle qu’au fron­ton du livre on lirait la for­mule : « nul n’entre ici s’il n’a avalé la lit­téra­ture en son entier pour la vom­ir ! » La sim­plic­ité, la cru­dité de ce texte n’existerait que d’apparaître sur le fond oublié de la lit­téra­ture entière. En cela proche d’une écri­t­ure beckettienne ? 

Certes, Anne Mala­prade met le cap au pire, mais ce n’est pas celui d’une extinc­tion qui n’en finit pas de finir, comme chez le vieux Sam, bien au con­traire. Elle cherche « l’amour avide­ment » – et reste à vide ; et avide…ment-il ?

Tout compte fait, ce que j’aime dans cette écri­t­ure c’est sa belle vio­lence. Belle parce que loin de toute haine. Si elle mord et déchire et recrache, c’est qu’elle est sans con­ces­sion dans sa course à la vérité, et qu’elle accepte de s’y livr­er corps et âme. À tel point que j’ai envie de lui dire : mer­ci… L’énigme flairée en début de lec­ture reste entière, en même temps ce n’est plus la même. 

Présentation de l’auteur

Anne Malaprade

Anne Mala­prade est née en 1972. Elle est enseignante en class­es pré­para­toires aux grandes écoles à Paris. Elle pub­lie régulière­ment notes et arti­cles sur les sites de poésie ou de lit­téra­ture. Elle a con­sacré une thèse à Bernard Noël et pub­lié des ouvrages cri­tiques sur Cather­ine Pozzi et Georges Perros.

© Crédits pho­tos Babelio.

Aux édi­tions isabelle sauvage ont paru Let­tres au corps(2014) et Notre corps qui êtes en mots (2016, prix inter­na­tion­al de poésie fran­coph­o­ne Yvan-Goll 2017). Elle pub­lie  L’Hypothèse Tanger, cip M /, « Le Refuge en Méditer­ranée », 2017.

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).
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