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Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

La petite utopie anarchiste est le deuxième recueil d’Alexandra Anosova après Roman ! (Le Coudrier 2021). Cette suite de poèmes - introduite par la photo d’un aéroport désert aux avions immobilisés sur le tarmac - nous fait entrer dans une écriture singulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange personnage nommé Balthazar qui apparaît dans le scénario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue vestimentaire (un t-shirt Nirvana, un jean troué, des baskets et un blouson), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anarchiste !

Une mise en abîme cinématographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouffre de notre vacuité, dans une insolente invitation au voyage au cours d’un déplacement d’un bar à l’autre dans une ville traversée d’aubes pâles, de vent froid et de visages « semblables à des tasses blanches vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désenchantement. Une utopie que l’auteure qualifie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et permettent de dépasser la réalité.

la vie doit donner envie
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexandra Anasova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste, Éditions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infraction aux règles, comme fumer sous une pancarte où est écrit: « il est interdit de fumer ici », les armes se désarment et, plus qu’une incitation à une quelconque révolte,  le qualificatif est davantage synonyme de désordre (d’une chambre), d’amoncellement disparate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activités et centres d’intérêts, d’idées incongrues et d’images qui se télescopent à partir de la polysémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la peinture italienne
j’ai remarqué que la peinture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repeindre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je-m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dissonances, sur l’écart entre les choses (le propre du regard poétique). L’évidence n’est jamais certaine. Ainsi est-il possible de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu'à la boulangerie du quartier comme si on allait sur une autre planète, de prendre conscience que le bonheur n'est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j'ai dix ans j'ai cent ans je m'en fous de l'âge que j'ai » nous dit l'auteure.

La beauté de l'homme 
c'est sa capacité 
à proposer un monde nouveau 
de chaque cellule de son corps 
c'est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu'il est image, c'est exactement la même chose, écrit Bergson. Une affirmation que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est primordiale. Un livre qui montre les similitudes entre la fiction et le réel de la vie quotidienne et nous dévoile la beauté au sein de la banalité, le désir de renouveau au cœur d’un automne triste et gris, et la liberté vécue comme une « évolution ».

Mais on ne saurait parler de cette Petite utopie anarchique sans mentionner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essentielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fondations habilement structurées, un livre séquentiel constitué de vingt-quatre poèmes ponctués de cinq courts métrages de dix points chacun (excepté le dernier), qui s’enchaînent sans ponctuation, (seule la majuscule en caractère gras introduisant chacun des textes indique une nouvelle scène). Faut-il y voir une volonté de dépassement de l’anarchie par la création ?  La dualité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lecture une incontestable unité elle-même génératrice de liberté. L’auteure élabore son recueil en jouant avec les effets spéciaux : elle change de cadrage, élargit les champs, zoome sur un sourire, use de contrastes et de contre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous obligeait à écrire
avec des stylos à plume
à l’encre bleue
je haïssais l’école
je haïssais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots perdaient tout leur poids

La langue elle-même change de registre, des phrases anglaises s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère parfois tendrement mélancolique échoue dans la trivialité de constats dérisoires et désenchantés… le langage y est le plus souvent familier et populaire « mon langage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexandra Anasova.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tantôt féminin, tantôt masculin, qui pourrait être parfois le lecteur lui-même), il s’agit aussi et surtout de cet étrange Balthazar (son double ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça parle de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, différent des autres car il se présente sous la forme d’un dialogue entre l’auteure et Balthazar.   Et ces dernières pages sont une révélation : un avion décolle tandis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pouvez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur

Alexandra Anosova-Shahrezaie

Alexandra Anosova-Shahrezaie est née en 1982 à Novgorod (URSS) en Russie. Elle habite au Grand-Duché de Luxembourg. Sa vie et son écriture sont intimement liées à la musique et à la poésie. Elle a publié dans les revues Traversées et Les cahiers luxembourgeois. 

Bibliographie

Son premier recueil, Roman !, est paru aux éditions Le Coudrier en 2021.

Poèmes choisis

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