Alexandra Anosova-Shahrezaie, La petite utopie anarchiste

Par |2022-05-08T18:55:35+02:00 4 mai 2022|Catégories : Alexandra Anosova-Shahrezaie, Critiques|

La petite utopie anar­chiste est le deux­ième recueil d’Alexandra Anoso­va après Roman ! (Le Coudri­er 2021). Cette suite de poèmes — intro­duite par la pho­to d’un aéro­port désert aux avions immo­bil­isés sur le tar­mac — nous fait entr­er dans une écri­t­ure sin­gulière à plus d’un titre.

Qui écrit ? Est-ce l’auteure ou cet étrange per­son­nage nom­mé Balt­haz­ar qui appa­raît dans le scé­nario de courts métrages et dont nous ne saurons rien d’autre que sa tenue ves­ti­men­taire (un t‑shirt Nir­vana, un jean troué, des bas­kets et un blou­son), et qu’il fume des Camel et boit du Nescafé. Mais ce qui nous intéresse, c’est son activ­ité : il écrit, et son texte s’intitule… La petite utopie anar­chiste !

Une mise en abîme ciné­matographique qui ouvre, en noir et blanc, le gouf­fre de notre vacuité, dans une inso­lente invi­ta­tion au voy­age au cours d’un déplace­ment d’un bar à l’autre dans une ville tra­ver­sée d’aubes pâles, de vent froid et de vis­ages « sem­blables à des tass­es blanch­es vides / empi­lées sur la machine à café ». Images d’un désen­chante­ment. Une utopie que l’auteure qual­i­fie de « petite », mais une utopie tout de même… Car c’est sans compter sur les mots du poème qui comblent les vides et per­me­t­tent de dépass­er la réalité.

la vie doit don­ner envie 
de vivre
et plus je vis
plus j’en suis convaincue

Alexan­dra Anaso­va-Shahrezaie, La petite utopie anar­chiste, Édi­tions du Cygne, 2022, 60 pages, 10€.

L’anarchie y est douce et le ton ironique, et si la poète évoque quelque infrac­tion aux règles, comme fumer sous une pan­car­te où est écrit: « il est inter­dit de fumer ici », les armes se désar­ment et, plus qu’une inci­ta­tion à une quel­conque révolte,  le qual­i­fi­catif est davan­tage syn­onyme de désor­dre (d’une cham­bre), d’amoncellement dis­parate de bouts de poèmes, d’hétérogénéité des activ­ités et cen­tres d’intérêts, d’idées incon­grues et d’images qui se téle­scopent à par­tir de la poly­sémie des mots…

je suis allée au Louvre 
revoir la Joconde
au bout de la salle
de la pein­ture italienne
j’ai remar­qué que la pein­ture du plafond
se décalait en plusieurs endroits
et ils sont même pas fichus
de repein­dre le plafond
me suis-je dit
et sous le même toit
la Joconde souriait
divinement
je‑m’en-foutiste

Certes, une révolte a bien lieu, mais à l’intérieur de soi-même, dans le regard porté sur les dis­so­nances, sur l’écart entre les choses (le pro­pre du regard poé­tique). L’évidence n’est jamais cer­taine. Ain­si est-il pos­si­ble de percevoir la beauté, de rêver, d’aller jusqu’à la boulan­gerie du quarti­er comme si on allait sur une autre planète, de pren­dre con­science que le bon­heur n’est ni dans la richesse ni dans la jeunesse « j’ai dix ans j’ai cent ans je m’en fous de l’âge que j’ai » nous dit l’auteure.

La beauté de l’homme 
c’est sa capac­ité 
à pro­pos­er un monde nou­veau 
de chaque cel­lule de son corps 
c’est dans son regard

Dire que mon corps est matière et dire qu’il est image, c’est exacte­ment la même chose, écrit Berg­son. Une affir­ma­tion que ne dément pas ce livre dans lequel l’image est pri­mor­diale. Un livre qui mon­tre les simil­i­tudes entre la fic­tion et le réel de la vie quo­ti­di­enne et nous dévoile la beauté au sein de la banal­ité, le désir de renou­veau au cœur d’un automne triste et gris, et la lib­erté vécue comme une « évo­lu­tion ».

Mais on ne saurait par­ler de cette Petite utopie anar­chique sans men­tion­ner la forme choisie par l’auteure. On peut même dire qu’elle est essen­tielle. En effet, nous avons en main un ouvrage qui repose sur des fon­da­tions habile­ment struc­turées, un livre séquen­tiel con­sti­tué de vingt-qua­tre poèmes ponc­tués de cinq courts métrages de dix points cha­cun (excep­té le dernier), qui s’enchaînent sans ponc­tu­a­tion, (seule la majus­cule en car­ac­tère gras intro­duisant cha­cun des textes indique une nou­velle scène). Faut-il y voir une volon­té de dépasse­ment de l’anarchie par la créa­tion ?  La dual­ité de l’art et du chaos ? Il ressort de la lec­ture une incon­testable unité elle-même généra­trice de lib­erté. L’auteure éla­bore son recueil en jouant avec les effets spé­ci­aux : elle change de cadrage, élar­git les champs, zoome sur un sourire, use de con­trastes et de con­tre-plongées, de flash-backs aussi :

Quand j’étais enfant
j’allais à l’école
où on nous oblig­eait à écrire
avec des sty­los à plume
à l’encre bleue
je haïs­sais l’école
je haïs­sais l’encre bleue
l’encre bleue était trop pâle
mes mots per­daient tout leur poids

La langue elle-même change de reg­istre, des phras­es anglais­es s’invitent au cœur de la langue française, l’atmosphère par­fois ten­drement mélan­col­ique échoue dans la triv­i­al­ité de con­stats dérisoires et désen­chan­tés… le lan­gage y est le plus sou­vent fam­i­li­er et pop­u­laire « mon lan­gage est pauvre/pour dire à quel point je l’aime » écrit Alexan­dra Anaso­va.

Et si l’on ne sait pas à qui elle s’adresse quand elle dit « tu » (un tu tan­tôt féminin, tan­tôt mas­culin, qui pour­rait être par­fois le lecteur lui-même), il s’agit aus­si et surtout de cet étrange Balt­haz­ar (son dou­ble ? Ne dit-il pas : Je déconne. Ça par­le de moi. De rien d’autre que de moi… » et ce sont ses derniers mots. ) Car le livre s’achève sur le cinquième court-métrage, dif­férent des autres car il se présente sous la forme d’un dia­logue entre l’auteure et Balt­haz­ar.   Et ces dernières pages sont une révéla­tion : un avion décolle tan­dis que la poète entre et se fond dans ce livre-film qui se boucle sur lui-même et où le mot « fin » invite à tout relire…« C’est la fin, mais vous pou­vez recommencer. » 

 

Présentation de l’auteur

Alexandra Anosova-Shahrezaie

Alexan­dra Anoso­­va-Shahrezaie est née en 1982 à Nov­gorod (URSS) en Russie. Elle habite au Grand-Duché de Lux­em­bourg. Sa vie et son écri­t­ure sont intime­ment liées à la musique et à la poésie. Elle a pub­lié dans les revues Tra­ver­sées et Les cahiers luxembourgeois. 

Bib­li­ogra­phie

Son pre­mier recueil, Roman !, est paru aux édi­tions Le Coudri­er en 2021.

Poèmes choi­sis

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com

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