Un joli for­mat qui tient dans la poche pour ce livre pré­cieux dans lequel Mar­i­lyne Bertonci­ni fait dia­loguer poèmes et pho­togra­phies (les siennes) pour accueil­lir les frag­ments du passé qui affleurent dans les replis de sa mémoire. Ce ne sont pas des illus­tra­tions, mais une mise en écho de ces replis qui sont partout autour de nous, il suf­fit de regarder de près, de s’attarder sur les détails.

Le recueil est divisé en trois par­ties ponc­tuées de mis­es à dis­tance, de réflex­ions (écrites en italique) où la poète s’interroge sur la nature et la prove­nance de ses sou­venirs. 

Mar­i­lyne Bertonci­ni, Mémoire vive des replis, “Edi­tions Pourquoi viens-tu si tard ?” Asso­ci­a­tion LAC 2018, 94 pages, 10 € (pvst@orange.fr
www.association-lac.com)

De quelle porte de l’Enfer
quelle ren­con­tre au ténébreux
labyrinthe de ma
Mémoire  ?

 

La pre­mière par­tie, inti­t­ulée Sous cette carte d’amnésie, s’ouvre sur une série de pho­togra­phies : plisse­ments d’étoffes, de végé­taux, de métaux (mag­nifique bas-relief de bronze érodé page 15) tou­jours cen­trées sur la par­tie, jamais sur le tout, des gros plans qui ne font que sug­gér­er l’objet, jusqu’à le ren­dre non iden­ti­fi­able, ce qui inter­roge alors notre imag­i­naire et nous pré­pare à entr­er dans une autre tem­po­ral­ité : celle des sou­venirs. S’ensuivent des textes con­cis car­ac­térisés par une grande puis­sance évo­ca­trice : dès le pre­mier vers le rêve se mêle à la réal­ité : 

 

Les plis des dunes en éven­tail déploient le Sahara 
de mon enfance 

 

On apprend très vite qu’il s’agit d’un lieu à la fois proche et loin­tain, dans l’espace comme dans le temps, un Bout du monde au nord de la France. Le lan­gage est vivant, l’émotion con­tenue mais présente. 

 

Café-pen­sion s’inscrivait à l’envers
der­rière les rideaux au cro­chet sur leur tringle de cuivre
et l’ombre des mots dansait
sur le vieux comptoir…

 

De là on entend « l’appel d’une vapeur d’or vers le loin­tain », on aperçoit les chantiers de con­struc­tion de la Ville-Neuve dont on voit « les grues dépass­er les toitures/de leur cou de girafe que pico­raient les goé­lands ».  Il y a aus­si des maisons aban­don­nées, « planch­es en croix sur les volets », comme un avant-goût des sou­venirs à naître. Une série de pho­tos aux tons ocres et cuiv­rés pro­longe cette par­tie tout en intro­duisant la sec­onde : Les dis­til­leries idéales.

Les vers de Mar­i­lyne Bertonci­ni nous con­duisent alors dans un monde de lumière et d’ombre, où luisent les cuiv­res d’une fontaine à bière en longues plaintes de sax­o­phone, où les pales d’un ven­ti­la­teur agi­tent au pla­fond d’éphémères den­telles d’ombre…, un monde qui tou­jours tient à la fois du réel et du rêve. Mais pour l’auteure, les deux sont indis­so­cia­bles.  À la manière d’un Pes­soa affir­mant que seul le rêve est vrai, la poète écrit : J’habite ma vie comme un rêve/où les temps s’enchevêtrent./Vie est ce rêve qui me dessine/sur la vit­re […] (page 49).  

Si les sou­venirs tra­versent la pen­sée, ils ne sauraient être de sim­ples images muettes et inodores. Ils ont une dimen­sion visuelle, sonore et olfac­tive, c’est pourquoi ils sont vivants (notons l’emploi du présent et de nom­breuses per­son­ni­fi­ca­tions). Ain­si le lecteur pro­gresse dans un espace empli de sons, d’odeurs, de couleurs ambrées, dans lequel les déco­ra­tions pic­turales pren­nent vie et nous empor­tent dans des lieux loin­tains et féériques, dans une atmo­sphère qua­si de Mille et une nuits « Sous son dais, un roi africain/tient en laisse des léopards/qui feu­lent en foulant les guéridons/ignorant insolem­ment les buveurs/noyés dans les reflets fauves de la noce/et les silen­cieux éclats d’ottone e d’oro… » où les chais­es se font des con­fi­dences à faire « rou­gir la peluche des ban­quettes cachées », un monde dans lequel une cour et une sim­ple rue se par­ent de mys­tère et d’effroi, où le plac­ard de la mère (pages 60 à 64) appa­raît comme un  refuge décrit avec une émo­tion, une déli­catesse, une pré­ci­sion digne des Vies minus­cules de Pierre Michon1Pierre Michon, Vies minus­cules, dernier chapitre, “Vie de la petite morte”.

Trans­porté dans l’enfance de l’auteure, c’est aus­si face à notre pro­pre enfance que l’on se retrou­ve. Trois pho­togra­phies – qui voisi­nent avec l’énigme – ter­mi­nent cette admirable partie.

La dernière, inti­t­ulée Con­seils de survie pour un monde à l’envers, est courte et, comme son nom l’indique, nous met en garde. Con­tre quoi ? Nous ne le dirons pas, car il faut lire Mémoire vive des replis. Dis­ons juste qu’en cas d’inadvertance, le monde ris­querait bien de ne plus jamais se réveiller !

Sous l’apparence d’un recueil, Mémoire vive des replis est un véri­ta­ble livre « con­stru­it » où pho­tos et poèmes relèvent d’une même démarche poé­tique, mais si les pho­tos nous inter­pel­lent, c’est bien la poésie qui l’emporte, peut-être parce que le lan­gage est la seule résur­rec­tion pour ce qui a dis­paru2Pas­cal Guig­nard, De jadis

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Irène Duboeuf

Irène Dubœuf est née à Saint-Eti­enne et vit dans la Drôme. Elle a pub­lié dans de nom­breuses revues et antholo­gies et est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre 2010, (prix Amélie Murat, prix Marie Noël, prix Georges Riguet 2011) Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre 2013, (Grand Prix de poésie de la Ville de Béziers) Roma, Encres vives 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité 2017, (final­iste du Prix des Trou­vères), Efface­ment des seuils, Unic­ité 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne 2021 et de livres pau­vres pour la col­lec­tion Daniel Leuw­ers. Tra­duc­trice d’auteurs ital­iens, elle pub­lie Neige pen­sée du poète philosophe et cri­tique d’art Amedeo Anel­li (directeur de la revue inter­na­tionale Kamen’) aux édi­tions Ticinum (Ital­ie) en mars 2020 et L’Alphabet du monde aux édi­tions du Cygne (France) en juin 2020. En 2021 paraît, tou­jours aux édi­tions du Cygne, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, du poète et cri­tique lit­téraire Lui­gi Carotenu­to. Elle col­la­bore avec les revues français­es « Terre à ciel », « Ter­res de femmes », « Recours au poème » et pub­lie en Ital­ie dans les revues Cor­so Italia 7, l’EstroVerso, Poeti e poe­sia, Malpe­lo, Le voci del­la luna etc. On peut l’en­ten­dre lire un de ses poèmes sur le site Poet­ry Sound Library de Gio­van­na Iorio https://poetrysoundlibrary.weebly.com/poets.html et des extraits de ses tra­duc­tions et de ses pro­pres pub­li­ca­tions notam­ment sur la chaîne Youtube du Pic­co­lo Pre­sidio Poet­i­co https://www.youtube.com/channel/UCs_qs3Z7lv-E8OwL6MsDUZg enreg­istrés lors du col­loque « La tra­duc­tion, hos­pi­tal­ité lin­guis­tique et dia­logue de cul­ture » (Tavaz­zano, le 24 octo­bre 2020) Site de l’auteur : http://www.irene-duboeuf.jimdofree.com

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