La revue italienne de poésie et philosophie Kamen’ vient de fêter ses 30 ans. Le numéro zéro, paru en mai 1991, ouvrait ses colonnes aux aphorismes de l’artiste Edgardo Abbozzo1, aux poèmes et traductions de Alen Carraro (de Keats et Shelley) et se terminait par un dossier sur le rapport entre éthique et poésie dans l’œuvre de Guido Oldani, poète à l’origine du « Réalisme terminal », (mouvement littéraire caractérisé entre autres par les « similitudes renversées. »2)
Kamen’ (du russe « pierre », en hommage au recueil de poèmes d’Ossip Mandelstam) se définissait comme une revue semestrielle à sections monographiques accueillant aussi bien des textes anciens que des textes récents, ouverte sur le monde et accueillant de ce fait de nombreuses traductions de diverses sphères culturelles.
Fidèle à ses débuts, la revue, diffusée aujourd’hui dans 70 pays sur tous les continents, affiche toujours la même sobriété, la même densité, la même qualité, revêtant chaque fois une couverture de couleur unique et différente, à l’image des idées philosophiques de son directeur et fondateur le poète, philosophe et critique d’art Amedeo Anelli (les concepts d’unité et de multiplicité sont très présents dans sa poésie laquelle est profondément marquée par les philosophes de l’Antiquité (on pense à Héraclite, Empédocle…) mais aussi par les œuvres tant artistiques que littéraires d’Edgardo Abbozzo. On l’aura compris, Kamen’ est une revue de haute tenue, dédiée à la « poésie qui pense », proposant des articles qui se poursuivent d’un numéro à l’autre, une revue à méditer.
Kamen’ n. 59, Libreria Ticinum Editore, Juin 2021, 120 pages, 10,00 €.
Comme les précédents, ce soixantième numéro propose trois parties :
La première est dédiée à Dino Formaggio3, un des plus éminents chercheurs européens en esthétique qu’ait connu le XXè siècle. Sont publiés ici deux essais : Fondamenti e valori dell’Arte in Lucian Blaga (Fondement et valeurs de l’art chez Lucian Blaga) et Mikel4 vivant.
Le premier est la préface de Arte e valore, (Art et valeur)5 du poète, philosophe et théologien roumain Lucian Blaga6 dans laquelle il montre comment l’inconscient diffère des définitions de Freud et de Jung. « L’inconscient de Blaga n’est pas cette simple négation de la conscience pas même le fond obscur de l’oubli ou de l’habitude dans lesquels tombent les données et les activités conscientes ; il a une nature caractéristique bien particulière […] l’inconscient de Blaga est dans son essence un principe métaphysique qui refuse d’être objet de la conscience parce que c’est lui qui la fonde. C’est un principe qui a son ordre propre lequel correspond à un ordre universel de la structure secrète de l’être qui embrasse et comprend le monde de la conscience paradisiaque. »
Le second essai, admirablement traduit en français par Dominique Féraud, est extrait de la Revue d’esthétique numéro 30 de 1996 (pages 35 à 42). Il s’agit d’un hommage à Mikel Dufrenne lors de son décès. Il y évoque leur rencontre à Venise en 1956 lors d’un banquet philosophique à la Malcontenta, villa palladienne de la famille Foscari où il vécut des instants d’intense émotion qu’il décrit comme un de ces « moments où le corps esthétique vit un projet d’immortalité ».
La seconde partie de la revue est dédiée au poète Guido Oldani7, présent dès la création et que l’on retrouve dans plusieurs numéros. Ce numéro 59 nous offre sa biographie suivie d’une publication de dix poèmes inédits intitulés Uomo in scatola (Homme en boîte). Avec ironie Oldani décrit la déshumanisation de la société. Le poème Il mistero est une ode à un défaut d’attention universel et l’anéantissement de toute forme de pensée. Ci-dessous un extrait traduit pour Recours au poème :
Le mystère
je me demande depuis longtemps quel est
le fil transparent qui nous maintient
ensemble, comme les perles d’un collier.
je crois que l’adhésif en est la distraction
qui confond l’avant et l’après, le dessus et le dessous,
il suffit d’une blague quotidienne
et toute la pensée se retire
ôtée en un clin d’œil, tel un sparadrap.
Suivent deux textes qui présentent chacun une œuvre de Guido Oldani : l’un est d’Amedeo Anelli, l’autre de Roberto Vignolo.
Anelli commente l’Uomo in scatola : « Guido Oldani revient continuellement sur le rapport sujet-objet, nature primitive et artefact humanité et chosification de l’humain […] évidemment, de telles problématiques intéressent Oldani essentiellement en terme de conséquences sur le langage de la poésie contemporaine mais il ne faut pas oublier qu’à l’intérieur des apories romantiques de la modernité un tel discours est ancré dans une longue tradition du moins à partir du célèbre passage de Karl Marx dans les manuscrits économiques et philosophiques de 1844 dans lesquels on peut lire qu’«avec la mise en valeur du monde des choses grandit la dévalorisation du monde des humains ».
Le texte de Roberto Vignolo, quant à, lui, nous parle du dernier ouvrage de Guido Oldani E hanno visto il sesso di Dio, Testi poetici per agganciare il cielo 2000–20098 ( Et ils ont vu le sexe de Dieu, textes poétiques pour accrocher le ciel 2000–2009). Mais qu’on ne s’y trompe pas : « le titre déroutant, à la limite du blasphème, nous tend un piège : il suffit de se rendre à la page 208 pour lire le vers qui a inspiré le titre et découvrir que le recueil parcourt les 14 stations d’un chemin de croix des plus classiques dont les poèmes mériteraient d’être envoyés au pape François pour le Vendredi Saint. Il s’agit en fait d’une livre que Guido Oldani définit comme « poésie civile du sacré ».
Dans la troisième partie, l’écrivain Guido Conti, qui fait partie du comité scientifique de Kamen’, nous propose une présentation de la revue milanaise « Bertoldo » de Giovanni Mosca, éditée chez Rizzoli (Milan) de 1936 à 1943, revue entre tradition et avant-garde européenne, à l’humour surréaliste, (contemporaine de l’Anthologie de l’humour noir créé par André Breton), « ni fasciste ni antifasciste, journal pour les jeunes et les moins jeunes qui en ces temps tourmentés avait besoin de rire pour supporter leurs pleurs.» Une revue dont le titre, inspiré du nom d’un personnage littéraire de la tradition populaire créé par Giulio Cesare Croce au XVIIè siècle, fut également un véritable laboratoire pour les écrits brefs et très brefs, à laquelle ont collaboré les meilleurs écrivains et illustrateurs de l’époque.
Conti en cite de larges extraits (trop longs pour être reproduits ici). Nous nous limiterons à deux parmi les très brefs, parus dans le premier numéro publié le 14 juillet 1936 :
Ainsi donc vous attribuez votre longévité à l’abstinence à l’alcool ? demanda le journaliste au centenaire. Et celui-ci lui répondit : Oui, ma femme m’aurait tué si j’en avais bu une seule goutte !
Le réalisateur : – Dans cette scène ma chère, le jeune homme pénètre dans la pièce, s’empare de toi, avec une corde te ligote de la tête aux pieds, t’embrasse ensuite avec passion.
L’actrice : l’acteur est ce jeune homme grand, brun et sympathique ?
Le réalisateur : – oui, pourquoi ?
L’actrice : – alors il n’y a pas besoin de la corde.
Kamen’, reconnue par le MiBACT (Ministère de la culture) comme « revue de haute valeur culturelle », publie donc depuis sa création des poètes-philosophes et des philosophes-poètes la poésie et la philosophie étant, depuis l’Antiquité, intimement liées. Du reste, les poètes ne vont-ils pas parfois plus loin que les philosophes… ?
Il peut paraître étonnant que les pensées profondes se rencontrent plutôt dans les écrits des poètes que dans ceux des philosophes. La raison en est que les poètes ont écrit sous l’empire de l’enthousiasme et de la force de l’imagination. Il y a en nous des semences de science comme dans un silex des semences de feux ; les philosophes les extraient par la raison, les poètes les arrachent par l’imagination : elles brillent alors davantage9.
Notes
- Edgardo Abbozzo (Perugia 1937–2004) sculpteur, graphiste, orfèvre et céramiste qui a étudié les rapports entre art et alchimie.
2. En poésie, les figures de comparaisons ne font plus référence à la nature mais aux objets qui ont envahi notre quotidien.
3. Dino Formaggio (1914 — 2008) a publié de nombreux ouvrages de philosophie de l’art et des monographies sur les mouvements artistiques et les artistes, traduits dans plusieurs langues. Il fut un grand ami de la poète Antonia Pozzi (voir Amo la tua anima (J’aime ton âme) correspondance publiée en 2016 par La maison d’édition Alba Pratalia). Un musée d’art contemporain lui est dédié à Téolo (Vénétie).
4. Mikel Dufrenne (1910–1995) philosophe spécialiste d’esthétique. Il a donné une orientation phénoménologique à cette discipline.
5. Arte e valore, Milano Unicopli 1996 pages 9–35
6. Lucian Blaga, né en 1895 — mort en 1961. Il a élaboré une métaphysique de la culture qui est aussi une métaphysique de l’inconscient.
7. Guido Oldani (Melegnano 1947). Fondateur du « Réalisme terminal ». Il est directeur de collection chez Mursia, où sont publiés tous ses ouvrages après l’édition de Stilnostro (CENS), Sapone (Kamen’) et La betoniera ( Lieto Colle) qui fut traduit dans plusieurs langues.Il est directeur du festival international “Traghetti di Poesia” et fondateur du “Tribunale della poesia”.
8. Mimesis edizioni, 2019.
9. Descartes in DESCARTES, Œuvres philosophiques, tome I, 1618–1637, édition de F. Alquié, Classiques Garnier, Paris, 1963, p. 61.
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