Lea Nagy, Le chaos en spectacle

Par |2022-12-06T18:24:40+01:00 4 décembre 2022|Catégories : Critiques, Lea Nagy|

Quel est ce chaos offert au regard qui donne son titre au recueil mais aus­si à un poème énig­ma­tique dans lequel Lea Nagy « caresse l’incaressable » ? On ne le saura pas vrai­ment, mais on le vivra assurément.

La caresse est geste de sur­face. Lea Nagy effleure (par petites touch­es qua­si impres­sion­nistes) pour laiss­er le lecteur pénétr­er par lui-même dans ce qu’elle nomme « l’incaressable ». Dès le pre­mier texte, elle l’immerge dans une atmo­sphère prég­nante faite d’absence, de vide, de silence et de mélan­col­ie. Un monde dans lequel les vivants restent dans l’ombre, le non iden­ti­fi­able, l’anonymat. L’angle de vue évac­ue les descrip­tions de con­tacts physiques et priv­ilégie l’évocation de sit­u­a­tions. On a devant les yeux des images qui font penser aux toiles d’Eward Hoppler.

Mais Lea Nagy sur­prend à chaque poème, et si le ques­tion­nement et la nos­tal­gie s’insin­u­ent dans de nom­breux vers, si les hési­ta­tions nous envahissent car Nous bégayons tous, cha­cun à notre façon1, des images furtives lais­sent affleur­er une émo­tion maîtrisée et dis­crète (les plus grandes émo­tions ne ren­dent-elles pas la parole muette ? ). Le rêve entre dans le poème Comme cela, comme ceci : /c’est ça le rêve. / Dans cette cav­ité douce, / où le réel n’a pas de signe et soudain, au détour d’une page, une lumière ful­gu­rante vient éclair­er le chaos : Dieu m’a embrassée en silence et de manière inat­ten­due.

Il y a dans ce livre une suc­ces­sion de ren­con­tres qui n’en sont pas ou qui ont pris fin, au cours desquelles les êtres sont  « ensem­ble séparé­ment », la seule ren­con­tre pos­si­ble s’effectuant avec l’invisible et le divin. Lea Nagy dia­logue avec l’au-delà, invite musi­ciens et poètes défunts comme Bar­tok, Pilin­szky ou Géza Szocs à partager ses instants de vie.  Le présent se veut un hors-temps où se mêlent passé et futur, instant et éternité.

Lea Nagy, Le chaos en spec­ta­cle, préface de Patrice Kanoz­sai, tra­duc­tion du hon­grois par Yann Cas­par, Édi­tions du Cygne 2022, 68 pages, 10 €.

Si le chaos domine le recueil, il n’en est rien au niveau de la forme qui vient en con­tre­point de la jux­ta­po­si­tion de faits intimes où la vio­lence côtoie la douceur, la per­ver­sité la can­deur et l’innommable le dérisoire : aux images inat­ten­dues et hétéro­clites s’oppose une écri­t­ure rigoureuse, struc­turée, pré­cise, mesurée, lap­idaire et sibylline dans une mise à dis­tance qui à elle-seule jus­ti­fierait le terme de spec­ta­cle. Car il y a con­struc­tion, scéno­gra­phie élaborée faite de répéti­tions, de jeux de lumière, de mis­es en abîme du poème dans le poème :

tout cela devient de plus en plus intense
ici et main­tenant. Je devrais écrire un poème,
moi Pilin­sz­ki et Bartók,
dans cette chambre. 

Ain­si le chaos s’organise à tra­vers l’écriture poé­tique, devient un spec­ta­cle qui attire le regard pour le pré­cip­iter dans un sur­gisse­ment de non-dits, de fig­ures con­nues et incon­nues, par­fois ter­ri­fi­antes et fan­tas­ma­tiques, par­fois nos­tal­giques et désen­chan­tées mais tou­jours sur­prenantes (les cheveux de Bar­tok pour­ris­sent dans le brouil­lard, une amante appa­raît comme un grand vio­lon déprimé…)

N’oublions pas ces quelques moments de grâce au cours desquels Lea Nagy entre en com­mu­nion totale avec une nature ren­due à sa vir­ginité, d’où l’humain est écarté, où seul règne le silence. Le silence est roi. Le silence est moi. 

La poésie est chemin de con­nais­sance. Lea Nagy a entre­pris de mieux se con­naître à tra­vers l’écriture. Mais le ren­dez-vous n’a pas eu lieu et le livre se ter­mine dans l’inachèvement.

Je suis horrifiée.
Par çà.
Que mes phrases
ne sont pas finies,
que j’en ai pas su plus
sur moi-même

Pour­tant l’inachevé est
sans fin
et ce qui est sans fin est éternel.

Mais à quoi bon l’éternité ? se demande-t-elle. Aurait-elle la pos­si­bil­ité d’en appren­dre davan­tage sur elle-même ? Rien n’est sûr, et le doute ren­voie à l’un de ses apho­rismes des toutes pre­mières pages du livre : Plus l’homme sait, plus il a ten­dance à inter­roger ce qu’il dit.

Salu­ons la belle tra­duc­tion de Yann Cas­par qui nous per­met d’entrer dans ce chaos d’ombres habité d’étincelles apocalyptiques.

Par­lant de sujets dont on ne peut par­ler, enter­rant votre âme à chaque instant, Lea Nagy inquiète tout autant qu’elle séduit. Dans la pré­face plus qu’élogieuse de Patrice Kanoz­sai (l’éditeur), ce dernier qual­i­fie le livre de mer­veille poé­tique. « Je vous le dis, il faut avoir encore du chaos en soi pour don­ner le jour à une étoile qui danse.2 »

Notes

[1] Épigraphe de Lea Nagy en début de recueil.

[2] Niet­zsche, Ain­si par­lait Zarathoustra.

Présentation de l’auteur

Lea Nagy

Lea Nagy est née à Szol­nok en Hon­grie le 2 juin 2000. Poète et écrivain, elle est lau­réate des prix « Debüt » et « Khelidón ».

Lea Nagy est déjà très impliquée et recon­nue auprès de l’exigeante scène lit­téraire hon­groise mal­gré son jeune âge, avec notam­ment de mul­ti­ples recen­sions dans les mag­a­zines lit­téraires hon­grois les plus influ­ents. Elle est mem­bre de l’Association des écrivains hongrois.

Après sa pre­mière pub­li­ca­tion en langue étrangère, deux autres suiv­ront prochaine­ment aux Édi­tions du Cygne traduites par Daniel Bar­ic, spé­cial­iste des lit­téra­tures d’Eu­rope cen­trale à la « Sor­bonne Uni­ver­sité » de Paris.

À l’international, la poésie de Lea Nagy a déjà été saluée notamment 

– en France (en langue française) par les sites « Le pan poé­tique des mus­es », « Le Manoir des poètes » et « Francopolis ».

http://www.pandesmuses.fr/ns2022/mdc-leanagy

https://www.lemanoirdespoetes.fr/poemes-lea-nagy.php

http://www.francopolis.net/langue2/LeaNagy-JanFev2022.html

– en Bel­gique (en langue française) par les sites « Les belles phras­es » et « Le Gre­nier Jane Tony ».

http://www.grenierjanetony.be/?mailpoet_router&endpoint=view_in_browser&action=view&data=WzU3LCJjMjhmZjNiZDJkZDQiLDAsMCwwLDFd

– en Colom­bie (en langue espag­nole) au Fes­ti­val inter­na­tion­al de poésie de Medellín.

https://www.festivaldepoesiademedellin.org/es/Festival/31/NagyLea/

– au Brésil (en langue por­tu­gaise) dans la revue « Acrobata ».

– Des pub­li­ca­tions sont en cours de pub­li­ca­tion en Ital­ie (en langue ital­i­enne) dans les revues « Quaderni di Are­nar­ia » et « Noria ».

– Une pub­li­ca­tion est en cours aux Ėtats-Unis (en langue anglaise) dans la pres­tigieuse revue « World Lit­er­a­ture Today ».

Lea Nagy a aus­si été invitée le 16 août 2022 pour une lec­ture de ses textes par Zoom, en com­pag­nie de la tra­duc­trice Hélène Car­dona, au PEN Amer­i­ca de New York.

Bib­li­ogra­phie

En 2018, son pre­mier recueil de poèmes a été pub­lié par la mai­son d’édition Nap­kút sous le titre Légörvény. En 2019, l’Association des écrivains hon­grois lui a décerné le prix « Debüt » pour le meilleur livre de jeune poète paru en 2018.

En 2020, son deux­ième recueil de poésie, Kőhul­lás, est pub­lié par la mai­son d’édition Nap­kút. En 2021, elle rem­porte le prix « Khe­lidón » pour ce recueil.

En 2021, elle a été lau­réate de la bourse lit­téraire Zsig­mond Móricz.

En 2022, elle pub­lie son pre­mier recueil en langue étrangère (en français) : “Le chaos en spec­ta­cle” (pré­face de Patrice Kanoz­sai, tra­duc­tion du hon­grois par Yann Cas­par), Edi­tions du Cygne, 2022.

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Irène Duboeuf

Irène Dubœuf est née à Saint-Eti­enne et vit dans la Drôme. Elle a pub­lié dans de nom­breuses revues et antholo­gies et est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre 2010, (prix Amélie Murat, prix Marie Noël, prix Georges Riguet 2011) Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre 2013, (Grand Prix de poésie de la Ville de Béziers) Roma, Encres vives 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité 2017, (final­iste du Prix des Trou­vères), Efface­ment des seuils, Unic­ité 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne 2021 et de livres pau­vres pour la col­lec­tion Daniel Leuw­ers. Tra­duc­trice d’auteurs ital­iens, elle pub­lie Neige pen­sée du poète philosophe et cri­tique d’art Amedeo Anel­li (directeur de la revue inter­na­tionale Kamen’) aux édi­tions Ticinum (Ital­ie) en mars 2020 et L’Alphabet du monde aux édi­tions du Cygne (France) en juin 2020. En 2021 paraît, tou­jours aux édi­tions du Cygne, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, du poète et cri­tique lit­téraire Lui­gi Carotenu­to. Elle col­la­bore avec les revues français­es « Terre à ciel », « Ter­res de femmes », « Recours au poème » et pub­lie en Ital­ie dans les revues Cor­so Italia 7, l’EstroVerso, Poeti e poe­sia, Malpe­lo, Le voci del­la luna etc. On peut l’en­ten­dre lire un de ses poèmes sur le site Poet­ry Sound Library de Gio­van­na Iorio https://poetrysoundlibrary.weebly.com/poets.html et des extraits de ses tra­duc­tions et de ses pro­pres pub­li­ca­tions notam­ment sur la chaîne Youtube du Pic­co­lo Pre­sidio Poet­i­co https://www.youtube.com/channel/UCs_qs3Z7lv-E8OwL6MsDUZg enreg­istrés lors du col­loque « La tra­duc­tion, hos­pi­tal­ité lin­guis­tique et dia­logue de cul­ture » (Tavaz­zano, le 24 octo­bre 2020) Site de l’auteur : http://www.irene-duboeuf.jimdofree.com
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