un arti­cle d’Irène Duboeuf, suivi d’un arti­cle de Denis Heudré

 

 

Stéphane San­gral — Là où la nuit / tombe, par Irène Duboeuf

 

Dès le titre le lecteur entre dans les dimen­sions spa­tiale, tem­porelle et événe­men­tielle qui vont par­courir l’intégralité du livre. indi­quant un lieu indéter­miné (pas de descrip­tions) ; la nuit indi­quant la tem­po­ral­ité (une tem­po­ral­ité à la fois inter­valle entre les jours mais aus­si néant ou éter­nité, voire éter­nité du néant) et le mot « tombe» con­sid­éré d’une part en tant que verbe indi­quant l’achèvement du jour, d’autre part, en fil­igrane, en tant que sub­stan­tif (il s’agit de la tombe d’un être cher).

Ce livre, lié aux précé­dents (au détour d’une page on y trou­ve une cita­tion extraite de Ombres à n dimen­sions) s’impose au regard par une intense recherche formelle où l’énoncé fusionne avec la forme du sig­nifié. Le poète, en véri­ta­ble archi­tecte des mots, pose un regard lucide sur les divers­es man­i­fes­ta­tions de la mélan­col­ie à tra­vers une suite de poèmes qui se développe au cours de la tra­ver­sée de lieux tran­si­toires —  et de tran­sit  : rues, gare etc. — dont l’at­mo­sphère trou­ve un écho au paysage intérieur du nar­ra­teur, et s’intensifie dans le lieu où l’on revient (son bureau) au cours d’une nuit d’automne divisée avec une rigueur math­é­ma­tique (7 séquences d’une durée de 1h53 cha­cune, excep­té la dernière à laque­lle il manque une minute soulig­nant ain­si l’inachèvement, l’infini auquel s’oppose la fini­tude de l’être). Une suite qui donne l’impression d’un long poème dont les frag­ments se répè­tent à l’infini et qui résonne tel un « Un san­glot monot­o­ne envoû­tant inquié­tant » exprimé de manière tant pic­turale que musicale.

Là où la nuit / tombe s’ouvre sur deux vers, deux alexan­drins, une phrase sans fin écrite en mode mineur : « Sous la forme l’absence s’enfle et vient le soir / et l’azur épuisé jusqu’au bout du miroir… » dont les let­tres vont s’égrainer une à une au fil des pages jusqu’au dernier poème. Ces deux vers sont les pre­mières notes d’un bref prélude (la pre­mière séquence) qui annonce le thème prin­ci­pal de l’œuvre, le temps, perçu dans toute son ambiguïté : à la fois mou­ve­ment et immo­bil­ité, fuite et lenteur : « trop rapi­de est la vie trop lent l’instant ».

Stéphane San­gral — Là où la nuit tombe, 
Édi­tions Galilée 2018, 110 pages, 12€

Suit un noc­turne où, plutôt que de décrire les mul­ti­ples états de la mélan­col­ie, Stéphane San­gral réus­sit à dire l’indicible en le faisant éprou­ver par le lecteur. Le monde est un décor qui se des­sine en creux, la pluie ruis­selle avec les mots sur une fresque ténébreuse où la beauté ne se laisse qu’entrevoir. Out­re l’utilisation mas­sive de toutes les ressources typographiques qu’il n’hésite pas à détourn­er pour en faire un usage pic­tur­al, le poète tra­vaille autant le sens (sou­vent pluriel) des mots que leur matière, nous don­nant à lire tan­tôt des poèmes aux allures régulières tan­tôt des cal­ligrammes — ou assim­ilés – ain­si que des textes déchirés, éclatés, imbriqués, jux­ta­posés, accolés, des poèmes en miroirs, à regarder autant dans leur ver­ti­cal­ité que dans leur hor­i­zon­tal­ité, des poèmes étouf­fés qui se ter­mi­nent par quelques let­tres, voire par le vide oppres­sant du silence.

Ain­si, dans la deux­ième séquence, un poème lyrique aux rimes embrassées, expose le thème de l’absence dans un chant dont l’apparente har­monie va se rompre dès la page suiv­ante, sur laque­lle le poème prend la forme d’une fenêtre ouverte sur la nuit dont le cadre est con­sti­tué par la répéti­tion du titre, et dont la vit­re reflète le ques­tion­nement du poète. Mais la vit­re-miroir bien­tôt ne reflète plus rien (la mort dérobe le reflet) et vole en éclats comme les mots du poème.

S’ensuivent les thèmes de l’illusion, de la las­si­tude, de l’ennui, de l’exil, du néant, de la vérité etc. qui revi­en­nent comme des leit­mo­tivs dans une pen­sée qui tourne en rond et des poèmes qui se boucle­nt sur eux-mêmes puisque rien ne sem­ble avoir de sens.

Le poème On est un soir d’automne… donne une impres­sion de régu­lar­ité,  une vague har­monie due à la répéti­tion des mêmes mots en fin de vers qui aboutit à la page suiv­ante à un poignant aveu, un cri de douleur : « Je Pense ÀToi Toi Qui N’Es Plus ». L’introduction mas­sive des majus­cules en milieu de vers, au début de chaque mot, attire l’attention sur ce poème cap­i­tal qui aide à com­pren­dre l’ensemble du livre. Les textes qui suiv­ent sont lit­térale­ment déchirés, émi­et­tés, don­nant à voir le chaos généré par l’absence. Dans des poèmes qui sem­blent s’écrire par eux-mêmes, où les lim­ites du Moi se dis­sol­vent et où « Je est un autre », le poète s’interroge sur la démarche poé­tique. Est-elle autre chose qu’un exil dans les mots ?

On assiste à une ten­ta­tive d’enfermer la mort dans le poème, de vivre inten­sé­ment l’instant présent et de regarder les innom­brables étoiles (qui ne sont plus réduites à ce peu de lumière fil­trant au tra­vers du drap troué de la nuit).

Notons quelques apho­rismes comme « être est trop dif­fi­cile », « ne rien com­pren­dre n’est pas facile » ou encore « l’ennui de vivre est une insulte à l’éphémère de la vie »… des ques­tion­nements : « L’avenir, ça com­mence quand ? », « Qui pour­rait penser ma pen­sée ? », « Et si te temps n’était que le mul­ti­ple qui se tait ? »  et de trou­blantes métaphores : « gliss­er la pous­sière de nos rêves / sous le tapis de l’horizon »,  « de grands vais­seaux de musiques étranges se per­dent beaux dans l’abîme »,  « gouttes de nuit nim­bées d’espace », «gouttes de temps nim­bées de nuit », «  La chair de la nuit ronge la chair des mes nuits »…

Stéphane San­gral signe cette émou­vante « par­ti­tion » par un poème man­u­scrit, élaboré nous dit-il, dix-sept min­utes avant le début du livre, un « avant pre­mier poème » en lieu et place de l’avant dernier, démon­trant ain­si la rel­a­tiv­ité des notions de début et de fin, la seule cer­ti­tude pos­si­ble étant juste le temps (reprise du thème du « prélude »)

Le livre se clôt par un poème bref qui va dimin­u­en­do, reprenant une dernière fois le thème du temps par la répéti­tion du verbe pass­er, tout d’abord à l’infinitif (actif/présent) ensuite au par­ticipe passé (temps subi — attente, ennui) pour finir par le sub­stan­tif (le passé – le temps qui n’est plus) dans un accord final où le ver­tige de l’infini s’oppose à la fini­tude de l’homme. De même que dans cette com­po­si­tion par­ti­c­ulière les vers engendraient leur pro­pre recom­mence­ment, le recueil se boucle sur lui-même et incite le lecteur à une relecture.

Témoignage intime, sincère et intense, Là où la nuit/ tombe exige du lecteur une atti­tude active car au milieu d’un chaos semé d’indices se déploie un chant soutenu par des leit­mo­tivs qui se suc­cè­dent, s’entrecroisent, se super­posent et dont l’accompagnement répéti­tif et uni­forme, tel un osti­na­to, (ain­si de la pen­sée qui tourne en boucle et se répète) con­fère au recueil une unité, une cohérence, une som­bre beauté.

 

 

Stéphane San­gral — Là où la nuit / tombe, par Denis Heudré

La nuit tous les Je sont gris, gris de doute et de mélan­col­ie. La nuit tous les Je s’écrivent. Et c’est cette nuit qu’­ex­plore Stéphane San­gral dans son dernier recueil « Là où la nuit / tombe »  pub­lié chez Galilée. L’his­toire d’une nuit, nuit blanche bien que noire. La nuit, ce « pos­si­ble sans temps »selon Cio­ran, cité par Salah Stétié dans la pré­face de cet ouvrage. 

Dire que San­gral est un psy­chi­a­tre-philosophe-poète (à moins qu’il ne soit poète-philosophe-psy­chi­a­tre) pour­rait faire peur (poésie mar­quée psy, poésie prise-de-tête, her­mé­tique, etc.) mais sa recherche d’une autre façon de tra­vailler le lien entre la langue et la typogra­phie, de réin­ven­ter la poésie font de lui un authen­tique et vrai poète. Sa nuit de poésie est comme une infu­sion où les mots sont pro­jetés dans l’eau bouil­lante du retour sur soi. L’au­teur y fait le point : le décès de son frère à 22 ans, le temps qui passe, l’im­age dans le miroir, les mots pour l’écrire, la ville sous la pluie, Dick­in­son en filigrane. 

Stéphane San­gral, por­trait par Vin­cent Macher

« Exilé volon­taire­ment dans les mots », San­gral recherche de nou­velles formes d’écri­t­ure pour mieux touch­er le fond de sa mélan­col­ie. « Écrire sur le grand tableau noir de la nuit ». 

La nuit, le temps passe peut-être plus douce­ment. Le temps passe son temps à pass­er et au « Jeu du temps »s’en­v­o­lent les illu­sions, les sou­venirs, les images même, quand reste accrochée la mélan­col­ie. Nuit blanche à chercher du sens à sa vie, avec ses vérités et ses men­songes. « buter sur soi-même ». La nuit, revient for­cé­ment l’im­age de la mort, mais que reste-t-il aux vivants ? La « Fatigue immense d’être…». Déjà, dès le titre, un lien est tressé avec son précé­dent ouvrage, l’im­age de la tombe : « ces dalles posées sur rien ». 

Minu­it heure zéro, heure du rien. « L’en­nui de vivre est une insulte / à l’éphémère de la vie ». Alors que la nuit l’u­nivers entier appar­tient au poète « vingt mille mil­liards de mil­liards d’é­toiles dans l’u­nivers observ­able ! On est riche ! Vingt mille mil­liards de mil­liards, maits, un peu radin, dans l’ou­bli on les planque, et l’on par­le du vent…».

Dans le désor­dre cohérent des mots de son style très per­son­nel et très exigeant, Stéphane San­gral nous pro­pose une poésie qui tra­vaille la langue, une réflex­ion pro­fonde tou­jours proche de la philoso­phie. Yvon Inizan a récem­ment pub­lié chez Apogée, un ouvrage sur Yves Bon­nefoy inti­t­ulé « Ce que le poète dit au philosophe ». Alors que dit le San­gral poète au San­gral philosophe? Sans doute plus d’in­ter­ro­ga­tions « A quoi sert mon présent ?…» « L’avenir, ça com­mence quand ? » que de vérités définitives.

Alors poésie, philoso­phie, philoésie, poé­so­phie, peu importe, l’im­por­tant est que du texte remue quelque chose en nous qui nous rend moins bruts. Et les mots de San­gral, par leur intel­li­gence, nous ouvrent à bien des réflexions…

 

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com