Leo Zelada, Transpoétique

Par |2022-11-07T05:08:10+01:00 30 octobre 2022|Catégories : Critiques, Léo Zelada|

Ce recueil est une antholo­gie du poète péru­vien Leo Zela­da, com­posée de sept par­ties dont les pre­miers textes sont parus en 1993 et les derniers sont des inédits. Trans­poé­tique est le nom don­né à l’une des suites de poèmes pub­liés en Espagne en 2016, c’est aus­si le nom d’un de ses plus beaux poèmes.

Trans­poé­tique, comme son titre l’indique, nous emporte au-delà du poème. L’utilisation du  pré­fixe sug­gère le change­ment : change­ment de lieux (l’auteur a quit­té son pays natal pour par­courir le monde), change­ment de style (under­ground, dystopique, fan­tas­tique…) et change­ment de cul­ture (Zela­da est mar­qué par les plus grands poètes de tous les temps et de tous les con­ti­nents, de  Baude­laire à Kaf­ka, de Cer­vantes à Blake, de Pes­soa à Borges, d’Héraclite à Li-Tai-Po (il adopte alors, dans Le chemin du drag­on, les formes de la poésie et de la sagesse d’extrême-orient : koan, Yue­fu, Haïku…). Trans­poé­tique, parce que le pré­fixe sug­gère égale­ment la « tra­ver­sée » : dans son sens pre­mier, le poète a  tra­ver­sé les Amériques, allant, sac à dos, de Lima à Los Ange­les, mais aus­si tra­ver­sée de l’Océan et, au sens fig­uré, de la vie. Des moments douloureux au cours desquels ses idées sui­cidaires l’entrainaient dans un monde d’illusions et d’hallucinations (cf. Délir­i­um Tremens). Seule la poésie me sauvera du délire, écrit-il.

Zela­da écrit con­tre la soli­tude, les mots nais­sent là où les cig­a­rettes et l’alcool ne peu­vent plus rien :

La fumée de la cigarette
n’a­paise pas mon angoisse,
ni l’al­cool inces­sant qui imprègne mes veines. 

Loin de ma patrie je cache mes larmes
dans un parc isolé
où la nos­tal­gie me dévore.

 

Leo Zela­da, Trans­poé­tique, Tra­duc­tion de Lau­ra Magro Per­al­ta et de Mag­gy de Coster, Unic­ité 2022, 82 pages, 13 €.

Han­té par la mort mais sans cesse en quête de lumière, de beauté et d’amour, l’homme sans ombre qui porte sur son dos l’abîme de son être avance envers et con­tre tout, guet­tant chaque signe – le monde en regorge « pour qui veut voir » – dans l’im­per­turbable inclé­mence du vent, la vorac­ité insom­ni­aque des vers, les mots sont d’étranges oiseaux que Léthé emporte… et il écrit, même si dans le poème inti­t­ulé Koan de l’illumination, la sagesse chi­noise lui enseigne de brûler le papi­er et la plume… 

Je n’ai pas peur parce que je n’ai rien
la chance vient quand vous n’at­ten­dez plus rien.

La poésie de Leo Zela­da se con­stru­it sur l’exil. Un exil sans fin,  inévitable car le poète sait bien que toute citoyen­neté est illusoire :

La poésie est ma seule patrie
et sa langue ma langue universelle.

Trans­poé­tique sig­ni­fie aus­si « à tra­vers la poésie». Entre un hymne au soleil et l’invocation de l’esprit de la nuit, le poète nous offre une poésie som­bre habitée de cris de dés­espoir, d’incantations et de prières, à tra­vers laque­lle il rend hom­mage à son père (le pre­mier poème est écrit en Quechua, la langue de son père, celle des Incas), dans un véri­ta­ble hymne à la cul­ture de ses ancêtres où transparaît une étrange sym­phonie de couleurs. La lune et les arbres y sont rouges, les étoiles, vertes, la bière et le désir, bleus, le soleil, blanc… couleurs qui se répè­tent d’un poème à l’autre, d’une image à une autre, en par­ti­c­uli­er le bleu qui appa­rait pas moins de treize fois dans le recueil. « Lorsque l’écrivain répète un mot qu’il a déjà écrit, il mon­tre par là-même qu’il lui est dif­fi­cile de se sépar­er de ce mot, que dans la phrase où fig­ure ce mot, il aurait pu dire davan­tage. » Zela­da dit à min­i­ma, il utilise la couleur pour faire vivre ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit pas, ce que l’on n’en­tend pas, ce qui peut-être reste caché dans son incon­scient, et c’est toute l’âme Inca qui se révèle et éclate dans la soli­tude grisâtre de l’exil.

Si les dieux sont omniprésents, il y a dans cette antholo­gie une autre présence, qua­si con­stante : celle de la poésie, avec laque­lle l’auteur entre­tient une liai­son charnelle :

Quand j’écris, je tra­verse la nuit pour touch­er de mes mains
la beauté cachée de la page blanche. 

car la poésie est amour, un amour véritable :

-Poésie-
 j’ai essayé de t’embrasser comme on étreint la nuit.

La poésie, dont les mots seuls ont le pou­voir d’apporter lumière et couleurs au sein même de la douleur et du manque :

Se réveiller sans le par­fum bleu de ton haleine 
c’est creuser la soli­tude marine du désir.

La poésie, qui accorde à qui l’écrit un pou­voir surnaturel :

Toutes les con­stel­la­tions de l’univers tien­nent dans ma main.

Oscil­lant entre réal­isme et pen­sée mag­ique, la poésie de Leo Zela­da est habitée par un souf­fle puis­sant, mêlant les images avec impé­tu­osité et éclat, où les expres­sions pop­u­laires s’invitent dans des vers au lyrisme savam­ment dosé. L’homme, qui invoque le soleil tout autant que les esprits de la nuit, porte en lui toute la mytholo­gie inca et quand il dit : J’ai été pro­tégé par la splen­deur mater­nelle de la lune, on com­prend qu’il ne s’agit pas d’une sim­ple image poé­tique, mais que le poète est « fils » de la lune. Comme il l’est aus­si du soleil, astre présent dans de nom­breux poèmes, et que, par son écri­t­ure, il reflète l’image du dieu Pacha­ca­mac2.Car l’écriture a un pou­voir purificateur :

Les poètes sont des chats libres
qui con­tem­plent la nuit avec des yeux purs.

Il est regret­table que les tra­duc­tions soient de qual­ité très iné­gale (celle de Lau­ra Magro Per­al­ta néces­si­tait une relec­ture car cer­tains textes ne sem­blent pas à la hau­teur de la poésie de cet aven­turi­er soli­taire, cet homme-loup comme il se définit lui-même qui, après avoir fréquen­té les bars jusqu’à l’ivresse, avance au milieu d’une foule triste, envelop­pé de silences/et de métaphores brisées, et écrit des vers empreints de mélan­col­ie et de folie (Si un poète ne par­le pas de l’humain, il n’est pas poète, écrit-il) mais au cœur desquels sur­gis­sent  à tout moment le feu, les couleurs et les dieux.

 

Notes

[1] Sig­mund Freud, Psy­chopatholo­gie de la vie quo­ti­di­enne.

[2] Pacha­ca­mac : dieu inca, fils de la lune et du soleil.

Présentation de l’auteur

Léo Zelada

Léo Zela­da. – pseu­do­nyme lit­téraire de Braulio Rubén Tupaj Amaru Gra­je­da Fuentes – est poète et écrivain. Après des études de philoso­phie à l’U­ni­ver­si­dad Nacional May­or de San Mar­cos (Pérou), il a voy­agé à tra­vers l’Amérique et l’Eu­rope et résidé en Espagne. Ses poèmes ont été traduits en anglais, ital­ien, por­tu­gais, roumain, grec, arabe, etc. Il est col­lab­o­ra­teur du jour­nal Madrid­press. Il a rem­porté plusieurs prix lit­téraires, dont le dernier est le prix Poètes des autres mon­des, décerné par le Fonds poé­tique inter­na­tion­al d’Es­pagne en 2016. En 2021 et 2022, il a don­né divers réc­i­tals en tant qu’in­vité dans dif­férents cen­tres cul­turels et poé­tiques de Paris.

L’auteur pro­pose un blog inti­t­ulé Jour­nal d’un drag­on (leozeladabrauliograjeda.blogspot.com) dans lequel il rend compte de sa vie lit­téraire (en espagnol).

 

Bibliographie

Poésie

  • Delir­i­um tremens, Edi­graf, Lima, Pérou, 1993.
  • Diario de un Cyber-Punk, (Jour­nal d’un cyber­punk), D.F. Méx­i­co, 2001.
  • Opús­cu­lo de Nos­fer­atu a pun­to de amanecer, (Opus­cule de Nos­fer­atu à pro­pos de l’aube), Lima, Pérou, 2005.
  • La Sen­da del Dragón, (Le chemin du drag­on), Lord Byron Edi­ciones, Madrid, Espagne, 2008.
  • Min­i­mal Poéti­ca, Vaso Roto, Madrid, Espagne 2010.
  • Trans­poéti­ca, Vaso Roto, Madrid, Espagne, 2016.
  • Trans­poé­tique, Unic­ité, France, 2022.

Romans

  • Amer­i­can Death of life, Lima, Pérou 2005.
  • El Últi­mo Nóma­da (Le dernier nomade) Russ­ian Rule­ta Edi­tions, Madrid 2019.

Antholo­gies

  • Antología Poéti­ca del Impe­rio Inka, (Antholo­gie poé­tique de l’empire Inca) Vision libros Madrid, Espagne 2007.
  • Nue­va Poesía y nar­ra­ti­va His­panoamer­i­cana, del siglo XXI (poésies et nou­velles his­­pano-améri­­caines du XXIè siè­cle)  Lord Byron Edi­ciones, Madrid, Espagne, 2008.

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com
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