Après les recueils « Poètes drô­mois », « Rouge », « Rivages » et « Ailleurs » vient de paraître « Un rêve », la nou­velle antholo­gie pub­liée par la mai­son d’édi­tion drô­moi­se l’Aigrette.

C’est un élé­gant petit livre de forme car­rée illus­tré par Tatiana Samoïlovkaet qui regroupe 42 poètes dont les 2/3 sont des voix féminines.

Le choix de l’article indéfi­ni dans le titre laisse enten­dre qu’il ne s’agit pas du rêve en général mais d’un rêve en par­ti­c­uli­er, un rêve par­mi d’autres mais qu’on imag­ine plus impor­tant que les autres, une étreinte de l’in­vis­i­ble qui donne corps au désir et laisse une trace pro­fonde de son bref pas­sage dans un monde mystérieux.

Un rêve, Antholo­gie poé­tique, édi­tions de L’Aigrette/Maison de la Poésie de la Drôme, 2019, 85 pages, 16 €

Ce que je rêve, nul autre que moi ne peut le voir [1] écrivait Fer­nan­do Pes­soa. Rêver est de l’ordre de l’intimité.

En nous con­fi­ant le sou­venir d’un rêve, les poètes de cette antholo­gie con­tribuent à nous mon­tr­er la mul­ti­plic­ité des aspects de ce paysage intérieur dépourvu de sub­stance, vis­ages de la nuit à mi-chemin entre con­scient et incon­scient, voy­age irréel qui – le plus sou­vent – entre en réso­nance avec le réel.

Car le rêve est un silence qui nous par­le de nous, le « Sou­venir d’un sou­venir, l’ombre d’une ombre » [2] que seul peut-être le poème peut ten­ter de restituer.

Ain­si dans le très beau texte qui ouvre le recueil, Nadia Gilard invoque le rêve pour sur­mon­ter l’absence et retrou­ver le passé dans une ren­con­tre virtuelle où l’im­pos­si­ble pour­rait devenir pos­si­ble. « Je voudrais forcer le présent à rede­venir passé/je voudrais m’en­fouir dans un som­meil pour te regarder » . Même sen­ti­ment chez Hélène Duc : « il pleut si fort sans toi que j’en ai chaque nuit des bateaux dans les yeux en par­tance pour nulle part ». Et l’on pour­rait citer égale­ment les textes de Pierre Van­del Jou­bert, Irène Duboeuf, Sylvie Miranne et, pour l’évocation des sou­venirs d’enfance, Sonia Lei­jtz, Thier­ry Radière etc.

Le rêve est un espace priv­ilégié où tout peut advenir, y com­pris les actes les plus incon­grus ain­si Per­rin Lang­da écrit « je parviens à me faire la malle en douce par une porte fer­mée. » et les textes de Muriel Car­rupt et de Lionel Per­ret nous empor­tent dans un monde onirique où s’opère la totale fusion entre le poète et le paysage, entre l’humain et le végé­tal « je devenais/arbre/branche/bois » (Muriel Car­rupt) : « Chaque ren­con­tre avec l’arbre était l’occasion de se plonger dans un rêve trou­blant et déli­cieux : devenir arbre à son tour » (Lion­nel Perret).

Véri­ta­ble échap­pa­toire pour Olga Zaslavs­ki, le rêve n’en est pas moins qu’une illu­sion, un men­songe ( « La nuit je mens » con­clut Valérie Dor­pe en toute con­science), une espérance folle qui lorsqu’elle cesse, engen­dre le désen­chante­ment : « Un rêve/crevé en plein vol » (cf. Un rêve au solde Mar­got Darverne). Si la con­fronta­tion au réel génère un état allant du bien-être aux regrets, par­fois les deux sen­ti­ments cohab­itent, comme chez Isabelle Granjon : « Mais tes pos­si­bles se réduisent/dans la ouate/du jour nais­sant […] ouvre les yeux main­tenant sur le désar­roi lumineux de l’éveil ».

« Mais ce port très au nord des ter­res hab­it­a­bles/Est-ce vrai­ment Har­lin­gen ? » s’interroge Didi­er Gam­bert à la fin de son texte et Mar­jorie Tix­i­er écrit : « Il est des pays exilés/Détachés ignorant/D’où ils viennent/Et qui dérivent/Lentement… » : les rêves sont par­fois emplis d’in­cer­ti­tude, par­fois aus­si de vio­lence et de sang, se trans­for­mant en véri­ta­bles cauchemars : « j’ai franchi la mem­brane du rêve/recroquevillé sur mon lit/hébété/je te regarde sere­ine qui dort con­tre moi/j’entends tou­jours ton hurlement. » (Pierre Rosin).

Nom­breux sont les auteurs qui évo­quent des rêves éveil­lés, (désir impos­si­ble de mater­nité décrit par San­drine Waron­s­ki) ou les rêves qui hantent leurs nuits. Danièle Helme, quant à elle, situe le rêve entre veille et som­meil, « avant de som­br­er dans le som­meil, /Je chutais, vic­time de l’apesanteur/je me sen­tais évoluer au ralen­ti dans de cour­tes régions du vide » .

Il y a aus­si ceux qui rêvent leur vie et ceux qui font de leur vie un rêve : « Il avait fait de sa vie un rêve par­ti en fumée dans la val­lée de la lune » (cf. Clé­ment Bollenot).

Il est impos­si­ble de citer tous les textes de cette antholo­gie. Soulignons encore le déli­cat poème de Sophie Lagal qui fait écho à l’illustration intérieure (tou­jours de Tatiana Samoïlov­ka) « Pourquoi le cerisi­er en fleur ne deviendrait-il pas oiseau rouge le long de ma robe ? » et l’engagement de Mich’ Elle Gre­nier qui, « avant que la terre crève », nous appelle à « semer dans un coin de pré vert/les coqueli­cots de nos rêves » ! 

Nous en res­terons-là, ne serait-ce que pour inciter le lecteur à ouvrir cette antholo­gie, inciter son regard à se pos­er sur ces textes très dif­férents les uns des autres mais tous de qual­ité et peut-être aus­si le faire… rêver !

Ont par­ticipé à cette antholo­gie, out­re les poètes cités ci-dessus : Valère Kalet­ka, Jean-Marc Bar­ri­er, Cédric Mer­lan, Agnès Cognée, Clé­ment Bol­lenot, Cather­ine Weber, Philippe Labaune, Del­phine Burn­od, San­drine Davin, Mar­i­on Lafage, Cati Roman, Mar­i­anne Desroziers, Eve Eden, Mar­guerite C, Jacques Pierre, Ingrid S.Kim, Véronique le Milan, Pauline Mous­sours, Éric Dausse, Sabine Venaruz­zo et Jacques Cauda.

 

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[1]Pessoa, Le livre de l’intranquillité  p.348

[2]Jean Cocteau, essai de cri­tique indi­recte (1932)

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Irène Duboeuf

Irène Duboeuf, née à Saint-Eti­enne, vit depuis 2022 dans la Drôme, près de Valence. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives, 2008, La trace silen­cieuse, Voix d’encre, 2010 (prix Marie Noël, Georges Riguet et Amélie Murat 2011), Trip­tyque de l’aube, Voix d’encre, 2013 (Grand prix de poésie de la ville de Béziers), Roma, Encres vives, 2015, Cen­dre lis­sée de vent, Unic­ité, 2017 (final­iste du prix des Trou­vères), Bor­ds de Loire, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers 2019, Efface­ment des seuils, Unic­ité, 2019, Vol­can, livre pau­vre col­lec­tion Daniel Leuw­ers, 2019, Un rivage qui embrase le jour, édi­tions du Cygne, 2021, Pal­pa­ble en un bais­er, édi­tions du Cygne, 2023. En tant que tra­duc­trice, elle a pub­lié Neige pen­sée, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum edi­tore, 2020, L’Alphabet du monde d’Amedeo Anel­li, Édi­tion du Cygne, 2020, Kranken­haus suivi de Car­net hol­landais et autres inédits, de Lui­gi Carotenu­to, Édi­tions du Cygne 2021, Hiver­nales et autres tem­péra­tures, d’Amedeo Anel­li, bilingue italien/français, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2022, Quatuors, d’Amedeo Anel­li, Libre­ria Ticinum Edi­tore, 2023, Des voix entourées de silence, Le Cygne, 2023. Ses tra­duc­tions de sept autres poètes ital­iens sont parues dans Babel, sta­ti di alter­azione, antholo­gie mul­ti­lingue d’Enzo Campi, Bertoni Edi­tore, 2022. Ses pro­pres poèmes sont traduits en ital­ien, espag­nol, arabe et chi­nois clas­sique. Site de l’auteure : https://irene-duboeuf.jimdofree.com