Ressource­ments lyriques 

Vous voulez vous baign­er à la source ? Cet ouvrage a pu nous échap­per, du fait qu’il se trou­vait à la table « reli­gion » ou dans la vit­rine sous clé des Pléiades.

Vous préférez les auteurs d’au­jour­d’hui ? Sen­tons voir l’ardeur bien­faisante de ce style et la gouleyante tra­duc­tion de Cédric Giraud. Lisons :

Mais d’où vient mon sou­venir ? Oh ! qui ai-je nommé ? 
Non pas l’époux bien­veil­lant de ma vir­ginité, mais le 
ter­ri­ble juge de mon impureté. Hélas, mémoire de ma 
joie que j’ai per­due, pourquoi alour­dis-tu ain­si le poids 
du mal­heur qui m’habite ? (Anselme de Cantorbéry)

Mince alors, un livre savant agréable à lire !

Écrits spir­ituels du Moyen-âge, traduits et présen­tés par Cédric Giraud, Bib­lio­thèque de la Pléi­ade, 2019, 1218 pages, 64€

Entre XIème et XVème siè­cles, loin des rudess­es des débuts de la langue française, le moyen âge a aus­si été cela, ce clas­si­cisme, cette sou­p­lesse, cette alacrité d’un latin à la fois sûr de lui, aven­tureux, passe-fron­tières, avide de sommets.

Vous n’êtes pas croy­ant ? Qu’im­porte. Dans cette ren­con­tre de l’idéal­isme grec et de la pas­torale chré­ti­enne pal­pite comme jamais la matrice de notre lit­téra­ture mod­erne. Le pro­jet de Cédric Giraud ? Nous faire par­ticiper à la nais­sance de la « vie intérieure » dont nous avons hérité, aujour­d’hui de façon pro­fane. On voit — ô suprême émo­tion ! — pren­dre forme en prenant langue, non pas l’idée ni la con­struc­tion juridique, mais l’en­vie, l’ap­pétit de la lib­erté et la respon­s­abil­ité indi­vidu­elles, cette déto­na­tion dans l’his­toire de l’homme. On les voit naître par petites touch­es, au jour le jour, à la ligne la ligne, domp­tant leurs para­dox­es, sur­fant ent­hou­si­astes au dessus du vol­can de la dérai­son. Et cet ent­hou­si­asme fait du bien, croyez-moi, il nous ressource en ces temps de mélan­col­iques remis­es en cause !

Regarde avec atten­tion à quel point tu pro­gress­es et de 
com­bi­en tu régress­es, la nature de tes mœurs et de tes 
affec­tions, dans quelle mesure tu es sem­blable à Dieu ou 
dif­férent de lui, dans quelle mesure tu en es proche ou 
loin­tain, non d’après la dis­tance des lieux, mais d’après les 
sentiments.

Cette médi­ta­tion du Pseu­do-Bernard de Clair­vaux, comme celle qui va suiv­re, d’Hen­ri Suso, sont de beaux exem­ples rhé­toriques et con­ceptuels de la ren­con­tre entre l’in­fi­ni et l’intériorité :

De mes yeux grands ouverts, je la (la Sagesse éter­nelle) 
fix­ais avec beau­coup de curiosité et, muet, je roulais ces 
paroles en mon cœur : « Il n’est per­son­ne de sem­blable à 
elle sur terre par la grâce, la beauté et l’in­tel­li­gence des 
paroles ». Et je me dis­ais en moi-même : « (…) l’amour 
décou­vre main­tenant l’abîme de toute beauté (…) ».

Les critères du choix des textes méri­tent d’être soulignés : au lieu de par­tir des célébrités que la recherche mod­erne a retenues, Cédric Giraud s’est attaché à recom­pos­er la liste des véri­ta­bles best-sell­ers de l’époque au terme d’une enquête reposant sur l’ex­a­m­en des listes de lec­ture que les moines se trans­met­taient. Ce que nous lisons, ce sont des lignes passées de main en main, de bouche à oreille, des con­seils ami­caux d’un maître à ses élèves. Ces textes ont été inten­sé­ment lus et aimés, gardés par dev­ers soi, sol­lic­ités pour don­ner forme à des émo­tions ou pour sur­mon­ter l’en­nui et les revers de la vie, con­sacrée comme séculière.

Cette atten­tion que Cédric Giraud porte aux usages réels de la lec­ture nous offre une antholo­gie non con­v­enue et immen­sé­ment rafraichissante.

∗∗∗

J’er­rais sans but dans une bonne petite librairie de province et m’ap­prê­tais à par­tir sans rien. Quand, dans un coin d’é­tagère où restent quelques inclass­ables, le voici. Ah, encore un inédit de Wal­ter Ben­jamin ! Hum, sur Naples… Que n’a-t-on lu sur Naples ? Il y tant de nou­veautés à lire et le monde dont par­la ce philosophe finit de s’é­gailler entre épidémie et mon­tée des eaux.

Bon élève, j’ou­vre quand même.
C’est un choc. Cette évo­ca­tion de Naples est pro­pre­ment dan­tesque, un lyrisme rude y côtoie l’e­sprit péné­trant que l’on con­naît à notre auteur :

Les bâti­ments ser­vent de théâtres pop­u­laires. Tous se 
divisent en un nom­bre incal­cu­la­ble d’e­spaces de jeu 
ani­més simul­tané­ment. Les bal­cons, les parvis, les 
fenêtres, porch­es, escaliers, toi­tures, tout cela est scène 
et loge en un. L’ex­is­tence la plus mis­érable tire sa 
noblesse de ce savoir obscur et dou­ble, celui de 
par­ticiper, quelque soit sa déchéance, à ce tableau 
éphémère et unique d’une rue napolitaine (…)

Sur Naples, par Wal­ter Ben­jamin, Asja Lācis, Alfred Sohn-Rethel traduit de l’alle­mand par Alexan­dre Métraux, Françoise Will­mann et l’A­cadémie Helmholtz, Édi­tions La Tem­pête, 2019, 128 pages, 10€

Tous sens dilatés, au temps où d’autres, Baedek­er en main, fai­saient docile­ment leur Tour, un jeune homme venu des villes nord-européennes a plongé dans un fatras sensuel.

On sort de cette lec­ture, brève mais où on retourn­era sou­vent, un peu débous­solé. On a touché quelque chose qui est l’in­con­scient de cette ville du sud. Et peut-être même l’in­con­scient (très refoulé) de toutes les villes européennes.

Rien de gra­tu­it dans ce lyrisme. Je suis ébahi que l’écri­t­ure ce puisse être ça, cet équili­bre trini­taire : spon­tanéité du car­net (on pense à Bou­vi­er), baroque du style (en accord avec les hauts lieux de Naples) et exac­ti­tude (vérité lyrique, pour repren­dre une belle for­mule de Gus­tave Roud).

Une bonne par­tie du livre est occupée par les textes d’Al­fred Sohn-Rethel. Quelle (re)découverte ! Avec le drôle et déli­cieux Idéal du cassé, suprême art de la récup’ qui vient à point tit­iller la haute pré­ci­sion lisse et pré­ten­du­ment con­viviale de nos con­cep­teurs d’ob­jets actuels. S’y ajoute une his­toire d’embouteillage (con­tem­po­rain des réflex­ions du Cor­busier sur l’en­com­bre­ment des rues de Paris) qui est un chef-d’oeu­vre de drô­lerie, de sagesse et de com­po­si­tion littéraire.

Un mot sur l’édi­teur : une petite mai­son bor­de­laise qui nous offre ce luxe si rare d’un beau petit livre cousu, très agréable­ment traduit, et dont le cat­a­logue mérite le détour.

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Cousu aus­si, soigné, une belle cou­ver­ture illus­trée par l’éditrice, Marie Alloy, cet ouvrage de Jean-Pierre Vidal de 2018 dont quelques vicis­si­tudes per­son­nelles m’avaient fait remet­tre au lende­main la pré­cieuse lecture.

Exer­ci­ce de l’adieu. Com­ment, main­tenant, ne pas penser à la dis­pari­tion de Philippe Jac­cot­tet, sur qui il a naguère écrit. Adieux et tombeaux peu­plaient les derniers livres du bon maître qui l’é­tait aus­si en amitié.

Mais il faut enten­dre l’adieu de Jean-Pierre Vidal comme un sujet d’exercice(s). Exer­ci­ce de l’à-Dieu ? En tout cas, une parole qui regarde devant !

Cette poésie se présente comme des apoph­tegmes. Elle en a la légèreté, la can­deur par­fois. Can­deur pro­fonde : j’ai saccagé la vie des autres / pour pro­téger la mienne (…) aujour­d’hui que tous se détour­nent (…) je sais bien l’amer goût de ce monde

Un poète au désert, clair­voy­ant, à l’am­ble lent, énergique comme la con­tre­basse de Mingus :

La douce femme ne peut empêcher
les mains de saisir les par­ties de son corps
la morce­lant hors de l’amour (…)

 

Jean-Pierre Vidal, Exer­ci­ce de l’adieu, Le silence qui roule, 2018, 128 pages 15€.

Tout est scruté, sans voyeurisme ni dén­i­gre­ment, un lan­gage d’amour doux et déca­pant. Une somme de médi­ta­tions poé­tiques sur la juste dis­tance avec (et non pas con­tre) l’autre.

Jean-Pierre Vidal est en chemin avec quelqu’un d’innommé, accords au féminin, sou­venir des troubadours :

Ce n’est pas sa beauté qui me touche, c’est la dis­tance qui la sépare de moi.

On sent trem­bler l’ex­péri­ence per­son­nelle de l’au­teur, avec pudeur, écrire étant partage mais jamais con­fu­sion. Une dis­cré­tion revigorante :

On ne peut jamais savoir ce que l’autre pense, car il ne le sait pas lui-même.

menant à cette conclusion :

Se tenir dans cet équili­bre, ce point d’attente

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Eric Pistouley

Débuts lit­téraires au Temps qu’il fait : Une poé­tique du livre, un essai qui explore l’instant où, avant d’en lire la pre­mière ligne, on prend un livre dans ses mains. Quand finit l’objet ? Où com­mence le texte ? His­toires de fron­tières, de pas­sages, de chevauche­ment, de jeu entre des ter­ri­toires. Suivi d’un clone de la Religieuse por­tu­gaise, Let­tres de Ré, d’une bluette sous pseu­do et divers­es col­lab­o­ra­tions dont celle depuis bien­tôt dix ans avec la revue Espace(s).