Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? Un poème comme une page de jour­nal : — « Agri­gente, 1er jan­vi­er » —, qui par­lait de pluie, des mille épines de la pluie.

Sur le coup de mes vingt ans, je l’avais appris par cœur — ce temps dén­i­grait ces pra­tiques sco­laires —. Je l’emportais partout : au bord de l’Atlantique où je me rendais pour tra­vailler, au pied de grands murs blancs où je m’asseyais pour causer et fumer, au volant de ma voiture, soli­taire dans les longues routes de nuit.

Cepen­dant, dressé que j’avais été à un for­mal­isme qui, big­ote­ment, détri­co­tait les formes et con­dui­sait un lec­torat haute­ment qual­i­fié vers le rêve d’une société sans class­es sans tra­di­tions et sans sex­es, c’est à peine si je fus choqué quand, en plein Panora­ma de France cul­ture, une autorité d’alors déclara que Jac­cot­tet était le plus respectable des tra­duc­teurs mais un poète de sec­ond ordre. Un besogneux, quoi. À cette table, tel Pierre, j’eusse sans doute bre­douil­lé ne pas con­naître cet homme. Même si, dans une habi­tude illégitime, je con­tin­u­ais de me réciter les vers d’Agrigente 1er jan­vi­er, comme j’aurais touché dans ma poche une mon­naie qui n’avait plus cours mais à laque­lle quelque chose de mys­térieux con­tin­u­ait de m’attacher.

À pro­pos de vers, l’auteur lui-même ne cul­ti­vait-il pas une cer­taine forme de secret ? Car si la mise en page était en prose pour le lecteur silen­cieux, pour celui qui osait don­ner de la voix elle rece­lait une belle char­p­ente d’alexandrins. Des vers réguliers tout en nuance et en césures non mil­i­taires — pour adopter le vocab­u­laire de Michel Bernardy, ancien répéti­teur de la mai­son de Molière, à qui nous devons cet inim­itable livre : Le jeu verbal —.

Je crois que c’est cette char­p­ente qui l’avait ren­du si hos­pi­tal­ier à ma mémoire.

De ma vie, j’ai oublié tant de détails, de con­ver­sa­tions à tra­vers les forêts. Quelques cro­quis aquarel­lés sur mes car­nets peinent à me rap­pel­er cet éclat du ciel en pas­sant un col de mon­tagne. Sauf qu’il était là, l’ami le plus fidèle : ses mots étaient val­ables ailleurs qu’en Sicile, sa char­p­ente s’adaptait, ses sub­tiles asso­nances hébergeaient à bas bruit les ques­tions que ma rai­son con­quérante ne savait pas pos­er. Com­bi­en de fois l’ai-je red­it ? Par­fois, sans le vouloir, en changeant un mot ou deux. Je sais main­tenant qu’à ma recherche fréné­tique de l’infini il venait oppos­er sa forme bornée et inquiète, sa pos­ture hum­ble de veilleur, le voici, de mémoire, sans vérifier :

Un peu plus loin que cette place aux rares cibles, nous cher­chons l’escalier d’où la mer est vis­i­ble. Ou du moins le serait si le temps était clair. Nous avons voy­agé pour la douceur de l’air, pour l’oubli de la mort, pour la toi­son dorée. Mal­gré le chemin fait, nous restons à l’orée, et ce n’est pas ces mots hâtifs qu’il nous faudrait, ni même cet oubli, oublié tôt après.

Il com­mence à pleu­voir, on a changé d’année ; tu vois bien qu’aux regrets notre âme est con­damnée. Il faut, même en Sicile, accepter sur nos mains, les mille épines de la pluie. Jusqu’à demain.

Je ne cache pas mon envie de dire quelque chose, d’avoir l’air intel­li­gent. Mais Jac­cot­tet est un maître dont je ne saurais par­ler autrement que par cette confidence.

Après beau­coup d’années, il y eut la décou­verte de Gus­tave Roud, dans la col­lec­tion « poésie » Gal­li­mard — ce déli­cat Pan­théon qui sème des vis­ages dans les rayons de nos bib­lio­thèques — puis, passés l’éblouissement et la honte d’avoir si longtemps mécon­nu cette écri­t­ure — qu’un lit­téra­teur con­nu il y a peu me dis­ait trou­ver « belle mais telle­ment désuète » (mais il est vrai c’était à l’heure des liqueurs !) —, les trois vol­umes verts de la Bib­lio­thèque des Arts, pré­facés par Philippe Jaccottet.

Encore après, prof­i­tant que les librairies de quarti­er avaient fait entr­er ses livres parce qu’il fig­u­rait cette année-là au pro­gramme de l’agrégation, j’ai tout lu de lui. Tout lu et au fond peu appris par rap­port à cette si longue fréquen­ta­tion d’un seul poème. Son aune m’avait aidé, je crois bien, à savoir écouter d’autres textes, à com­mencer par les miens. Mais je crois aus­si, sans pou­voir dire en quoi, il m’a aidé à vivre et à savoir dire. Sans con­trainte, avec une douce fer­meté. Comme un ami.

Dans deux beaux livres par lesquels la col­lec­tion poésie Gal­li­mard offre pour la pre­mière fois l’élégant abri de sa cou­ver­ture à de la prose, ce sont bien de ren­con­tres et d’amitiés qu’il s’agit. On pour­rait par­ler d’une antholo­gie d’admirations mais, pour repren­dre le bel arti­cle que Patrick Kéchichi­an leur a con­sacré : « Philippe Jac­cot­tet ne peut se sat­is­faire de ce trop radieux soleil ni applaudir sans recul ni inter­ro­ga­tion (il est ici ques­tion de Ponge) ».

Oui, la dis­tance qu’il faut pour se deman­der quel pou­voir mys­térieux cer­tains mots ouvrirent en lui, et se ren­dre compte qu’ils cher­chaient moins à dévoil­er le mys­tère qu’à sim­ple­ment nous faire adopter par lui.

Voilà des livres qui devien­dront des via­tiques, j’aurais envie de tout citer, les chapitres qui par­lent de l’acte d’écrire, ceux qui s’interrogent, avec des mots de poète sur ce que c’est de faire par­tie du milieu lit­téraire, ceux qui offrent sur des ter­ri­toires que l’on croy­ait con­naître, un éclat de sim­ple intel­li­gence. Comme cette clair­ière, où il est ques­tion d’André Dhotel :

La meilleure intro­duc­tion à l’œuvre d’André Dho­tel pour­rait bien être ce mer­veilleux petit livre de lui paru voici un peu plus d’un an, Le Vrai Mys­tère des champignons (Payot/Lausanne), qui, sous une apparence légère, cache un art poé­tique qui est aus­si un art de vivre.

Com­ment et pourquoi Dho­tel par­le-t-il des champignons ? Il ne s’agit ni d’un vague lyrisme à par­tir de vagues intu­itions ni d’un traité sci­en­tifique. Dho­tel est certes quelqu’un qui con­naît admirable­ment les choses de la nature, par le con­tact direct comme à tra­vers les livres ; mais il se trou­ve juste­ment qu’avec les champignons plus peut-être qu’avec toute autre créa­ture du monde naturel, le savoir le plus éten­du et le plus pré­cis se heurte bien­tôt à d’étranges lim­ites. À croire que ces champignons « ambi­gus et radieux », comme les car­ac­térise André Dho­tel, n’existent, dans leur diver­sité, leur com­plex­ité, leur incon­gruité même, que pour défi­er le savoir et témoign­er d’autre chose ». (…) p. 235

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Trois livres de Philippe Jac­cot­tet parus en 2015 :

Une trans­ac­tion secrète, 416 pages, Poésie Gallimard

L’entretien des mus­es, 432 pages, Poésie Gallimard

Ponge, pâturages, prairies, 80 pages, Le bruit du temps, 11€

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Eric Pistouley

Débuts lit­téraires au Temps qu’il fait : Une poé­tique du livre, un essai qui explore l’instant où, avant d’en lire la pre­mière ligne, on prend un livre dans ses mains. Quand finit l’objet ? Où com­mence le texte ? His­toires de fron­tières, de pas­sages, de chevauche­ment, de jeu entre des ter­ri­toires. Suivi d’un clone de la Religieuse por­tu­gaise, Let­tres de Ré, d’une bluette sous pseu­do et divers­es col­lab­o­ra­tions dont celle depuis bien­tôt dix ans avec la revue Espace(s).