L’ATELIER VINCENT ROUGIER

L’Atelier Vin­cent Rougi­er existe depuis près de trente ans (1991). Il est établi à Soligny-la-Trappe, dans l’Orne. Ce nom nous vient du Haut Moyen-Âge (Solinelum, attesté dès 1091) et de son abbaye cis­ter­ci­enne, monastère des moines Trappistes.

 Il s’y pub­lie deux col­lec­tions de recueils de poésie : « Ficelle »  et « Plis Urgents », soit respec­tive­ment 142 et 57 parutions. 

Vin­cent Rougi­er est le maître du lieu. Pein­tre-graveur, il s’est lassé de ses travaux parce que trop soli­taires (sans les aban­don­ner pour autant), y ajoutant la lec­ture atten­tive et l’illustration de beau­coup des recueils qu’il choisit. Il choisit par­fois aus­si « le pein­tre à mari­er avec l’auteur et plutôt que de faire un enfant ils font un livret. » Il est aus­si le maître incon­testable du choix lit­téraire  − ce qui lui plaît −, néan­moins aidé par quelques auteurs pour la pub­li­ca­tion annuelle de huit à neuf titres. Il peut encore deman­der un change­ment de titre, etc. Ce choix est guidé par divers critères : « forme, thème, genre, « afin d’offrir une décou­verte-ouver­ture poé­tique au lecteur abon­né. » Un con­sid­érable avan­tage de ces pub­li­ca­tions est qu’elles nous offrent des poètes en grand nom­bre et par­ti­c­ulière­ment de ces presque incon­nus, par­fois lumineux, aux­quels les pages lit­téraires de la grande presse ne prê­tent aucune attention. 

Ces livrets sont d’un véri­ta­ble for­mat « de poche », minces et munis d’une cou­ture ficelle qui per­met de les tenir à l’œil et dans la main (ils sont aisé­ment repérables). L’Atelier fait tout : impres­sion, façon­nage… Les tirages sont lim­ités, mais peu­vent être aug­men­tés à la demande. La pub­li­ca­tion est « À compte d’éditeur », l’auteur restant pro­prié­taire de ses droits. Dépôt légal assuré. Textes non retenus : non renvoyés.

(*) www.rougier-atelier.com

QUELQUES MOTS SUR LE RECUEIL POÉTIQUE 

 Un recueil de poèmes est un cadeau. On ne sait ce qu’il nous réserve. On le découronne au coupe-papi­er, avec une hâte maîtrisée : il s’agit de l’ouvrir sans l’endommager. C’est que l’on y soupçonne quelque tré­sor plus ou moins enfoui. Sug­ges­tion d’une âme inat­ten­due, proche ou éloignée de la nôtre… Évo­ca­tion de notre monde, heureuse ou mal­heureuse, oblig­a­toire­ment sous d’autres angles de vue, saisie à tra­vers des expéri­ences autres ou iden­tiques, dans une houle d’impressions et de sen­ti­ments dont cer­tains entrent dans les oscil­la­tions de nos sis­mo­graphes intérieurs, quand d’autres nous sur­pren­dront, nous pro­poseront des approches nou­velles, surprenantes…

Ce sera donc, pour chaque recueil,  son titre, son accueil, une séduisante promesse. Je veux dire qu’il con­vient de l’ouvrir, les yeux et la con­science libres de tout engage­ment lit­téraire, de tout préjugé quel qu’il soit, y com­pris de celui qui pour­rait être lié au poète, à la poétesse, à ce que l’on aura éventuelle­ment appris de sa per­son­ne, de ses faits et gestes. Il faut y marcher nu, vierge en somme, dans sa forêt de mots, de musiques et de signes. Aux hasards de paysages neufs, sans s’encombrer du bagage de nos con­nais­sances, goûts et préjugés. Oui : vierge et nu !

Dès lors, com­ment lire ? En cri­tique prêt à la rép­ri­mande, au con­trôle, à la com­para­i­son ? Cer­taine­ment pas ! Je dirais en sim­ple lecteur, en gourmet et en amoureux. Dans l’acceptation préal­able d’un mets aux saveurs encore incon­nues, et tout autant de délices ou délires sur­prenants, comme aus­si bien de l’amour fou. Ce sera alors une lec­ture, ma lec­ture, accueil­lante mais n’ignorant pas que d’autres lui sont substituables. 

Ceci, ma pen­sée de la poésie, n’est en rien un préal­able ou un pré-req­uis. C’est une pen­sée qui ne demande qu’à être portée plus loin, plus pro­fond que je ne n’ai su la con­cevoir : « Elle est muta­tion, tra­duc­tion ou trans­la­tion dans la langue mater­nelle, selon des cadences très intimes, de la langue des sources, langue du mys­tère de l’être, de émo­tions et des intuitions. » 

      J’adhère, par con­séquent, à cet avis de Frédéryck Tris­tan : « La poésie n’est jamais fic­tive. »  M.H.

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LES RECUEILS

Cather­ine ANDRIEU. À Fleur de peau (éd. revue-ficelle), Nicole BARROMÉ. Génésiques  (éd. revue-ficelle), Paul de BRANCION. Glyphosate for ever (éd. revue-ficelle), Claude-Lucien CAUËT. Le Rire et le Vent. (éd. revue-ficelle).

Cather­ine Andrieu, née est passée du Sud à Paris, où elle écrit et peint : « Ut pic­tura poe­sis » ! Elle a pub­lié de nom­breux recueils aux édi­tions du Petit Pavé, de Sur­tis, ain­si qu’un essai sur Spin­oza aux édi­tions de L’Harmattan.

 Son recueil, À Fleur de peau, comme le laisse augur­er l’énigmatique vignette-illus­tra­tion de Vin­cent Rougi­er, nous pro­pose des visions en avalanche, un mael­ström, tout notre monde encom­bré d’images et de sou­venirs ramenés à un présent par­fois léger, par­fois pesant, car « rien ne meurt »., ce sont d’incessants fris­sons, ceux des sen­ti­ments partagés, con­naiss­ables, recon­naiss­ables. Nous mar­chons au pas de chaque poème : ce sont les divinités ou per­son­nages des légen­des antiques, Athé­na et son casque pour l’aurore, Eury­dice pour l’effroi d’une bougie qui va s’éteindre… Par­mi les ani­maux (la nature, sphère pre­mière) pré­vaut ici le petit chat Gab­by, « mon Gab­by… petit ange » : « Le Mon­sieur t’a fait une piqûre et tu t’envoles / Au Par­adis des petits chats. »

Cather­ine Andrieu, A fleur de peau, Rougi­er, col­lec­tion Revue Ficelle, 2020, 13 .

L’expérience (je l’ai plusieurs fois vécue) n’est que douleur et regrets, trau­ma­tisme récur­rent. Nous ne sommes ni omnipo­tents ni omniprésents ! La mort étend son empire. Il est une « petite sœur » dont la des­tinée sem­ble plus que frag­ile, avec un insuff­isant con­tre­poids notre impuis­sance : « Tu cherch­es en vain la preuve / Que quelque chose est vivant. » Le cœur de l’âme est étreint. Imag­in­er l’éléphant, même « gra­cieux », « des femmes à tiroirs… des mon­tres molles…» n’est qu’un pis-aller. Dali n’y pour­ra offrir qu’un répit d’un instant. Vien­nent les visions de sang… « Maman dévorée » par « les drag­ons d’eau ». Où sommes-nous désor­mais sinon, dans l’effroyable caphar­naüm, gisant par­mi nos restes annon­cés, presque ves­tiges : « Je ne suis pas belle ma jeunesse se fane / Mais j’ai le secret du cœur et de l’Univers » Dans les derniers poèmes, Cather­ine Andrieu évoque des « délires hal­lu­cinés », sans doute ceux de « la Coke », et con­séquem­ment la pos­si­bil­ité d’« attein­dre les comètes ». Un écrivain suc­cède à ces cauchemars et nos­tal­gies : « homme sans vis­age »… vu « comme une limace sur une rose », et à qui l’on peut dire encore : « Quelque part, pour un écrivain tu n’es pas si mal. / Il y a pire… »  Comme à chaque fois, dirai-je !

Fait suite à cette salve de douleurs une pas­sion­nante « Inter­view inédite » de Cather­ine Andrieu. Elle y revient sur son tra­jet, sur ce qu’elle y lit elle-même : « … j’écris, pour m’ouvrir les veines sur le papi­er seule­ment. Et pour être Dieu aus­si. » Elle l’est et l’avoue. − Com­ment échap­per à cette néces­sité ? − Elle reste néan­moins « un poète, mais un poète rock and roll. » Cette inter­view donne fort à penser à tout humain qui n’a pas trou­vé à se sat­is­faire dans la fréquen­ta­tion des super­marchés, des bou­tiques de fringues, des sports d’hiver… et qui cherche les échap­pa­toires au néant : « L’écriture est ce qui me sauve de la folie en lais­sant une “trace” de mes allers-retours d’un monde à l’autre… » Comme l’on com­prend ! Car c’est bien la seule solution.

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Nicole Bar­romé vit depuis 1990 dans « la ville au ciel tou­jours bleu »  − je pense à Toulouse, mais je puis me tromper −  où elle écrit pour le théâtre d’abord, puis pour l’art du bref : nou­velles, poésie « com­pacte ». Elle lie son écri­t­ure à d’autres dis­ci­plines : musique, sculp­ture, pho­togra­phie, danse. Elle donne aus­si des lec­tures publiques et par­ticipe à dif­férents fes­ti­vals de poésie. 

 

La sen­su­al­ité, la « gour­man­dise », un Éros ray­on­nant habitent ses Génésiques, et cela ne déplaira à per­son­ne j’imagine. Le fruit ouvert, mod­este et mûri que nous pro­pose la gravure intro­duc­tive de Vin­cent Rougi­er nous en donne une tra­duc­tion suggestive.

La « déesse » nous ouvre les portes du domaine végé­tal et minéral où loge cette incon­nue, qui avait « Des pieds d’églantier / Des jambes de rocher / Un tronc d’ébène (…) Ses bras étaient lichen / Ses mains / Touffes  (…) Son vis­age / Un lac où les regards s’abîmaient… ». Peut-être un par­adis déjà ! Cela fait penser à la grotte sicili­enne où l’espagnol Luis de Gón­go­ra abri­ta le cyc­lope Polyphème jusqu’à l’arrivée d’Ulysse.  Il y aura le « rêve » d’un arbre-homme, d’un arbre-amant intem­porel : « Elle avait dû l’embrasser / Se frot­ter à son tronc / Léch­er son écorce / Mais quand ? (…) Il l’avait grat­i­fiée de sa sève / Elle avait dû bien s’amuser… »  Métaphore lis­i­ble et joyeuse. Les plaisirs des corps sont une forme de l’innocence pre­mière. Ils entrent dans une « … mémoire / Libre de frayeurs. » Notre édu­ca­tion est sans cesse à faire pour ce qui est de l’enchantement des corps.

Nicole Baromé, Génésiques, Rougi­er, col­lec­tion Revue Ficelle, 2020, 13.

Elle est bonne et belle : « La vie s’il le faut pour retrou­ver / L’affabulation des soupirs / Les empa­que­ter de mys­tères et les pré­cip­iter / Bruts. »  /// La livrai­son / poil à poil / Des corps par­fumés ».  Une fra­grance d’antiquité. « Affab­u­la­tion ? » On s’interroge.  Est-ce le plaisir feint ? Est-ce la pos­si­bil­ité d’un réc­it, d’un poème après coup ? Tout peut s’apprendre, en effet, et tout en vient à son acmé !  «  Le bal­bu­tiement des fan­tasmes / Les regards entrés en col­li­sion / Les nar­ines étouf­fées d’un désir dru / Bais­er des lèvres de lave ». Oui, ce sont là « jeux antiquis­simes »,  règle­ments de la chair, flammes de l’incendie… qui n’empêchent pas les retombées dans « la peur d’aimer », les angoiss­es de pas­sage… quoique l’on reste à la portée de la déesse  − Aphrodite ? −, de « Ses joues écar­lates / Ses seins éton­nés  (…) sa nuque frémis­sante / Sa tête arro­gante… »  Com­ment dire de façon plus intense la transe amoureuse, ses arrois et désar­rois, les corps ent­hou­si­as­més, les flammes débor­dantes du désir, l’Éros absolu ? 

Après l’étreinte, les regards, tous les sens se por­tent aux alen­tours, vers la lune, « …quarti­er d’orange incan­des­cent «, nav­i­gant  dans l’ailleurs. Ils vont jusqu’aux yeux, à « la fix­ité de leur bleu » qui mène au passé, à « l’écume de la mer dans leur colère ». la mémoire s’est allégée, et de nou­veau « On  s’enracine dans le sous-bois ». Du monde vivant, tout fait signe. Le vers est irrégulière­ment cadencé, long ou bref, suiv­ant la mesure du souf­fle. Il mène plus loin : aux sen­ti­ments vifs et alternés de « La lumière », il y aura une « postérité des saisons voluptueuses », que je tente de m’éclairer : les sou­venirs d’abord, puis rien, la nada. Fugaces remé­mora­tions, heureuses ou mal­heureuse : « Quipro­qu­os et sou­venirs inter­change­ables », une chute dans un ruis­seau, sur sa bal­ançoire une petite fille « Le nœud de satin finis­sant ses tress­es / Vio­let / Volette… » Et puis, « Trans­for­mée en momie ambrée »  (qu’est-ce à dire ? vieil­lie ? con­damnée ? enfouie dans le natron du temps ?), l’amante, l’aimante va au « mépris », tente un retour à la déesse… Puis con­naît l’«Advenir cen­dres de notre enfance », le pos­ses­sif inclu­ant le lecteur.  S’invitent alors la tristesse en « tor­rents de papil­lons noirs »  (sur­pris­es et pénom­bres des images !), les rides, des « émo­tions amphi­bies », « nos masques de mort… ».  En sara­ban­des se présen­tent les rêver­ies et visions inélucta­bles qui n’empêchent pas d’ « Éclater de rire ». La déesse, à la fin, reparaît : ce sont, dans « La rota­tion des jours », « l’océan velouté du plaisir », le retour de la lumière, le par­fait cycle cos­mique il me sem­ble, et, pour la déesse, avec elle, « Choisir d’être  / Le lit / Au couchant / Elle est présente / Rose / Jadis / Tintinnab­ule­ment / Dévis­ager / Confier ».

Ces poèmes n’en for­ment qu’un seul.

Admirable, médi­tatif.

Il dit les temps de la vie, les mythes de l’enfance à son pre­mier jour, au jardin d’Éden… Puis la scan­sion folle et voluptueuse de ses amours du bel âge, le fruit suc­cu­lent avant l’assombrissement  du terme dev­iné, avec, sur la ligne d’arrivée, ce « Con­fi­er » qui sug­gère l’abandon à quelque chose, à quelqu’un peut-être… Le mot dés­espoir ne fig­ure nulle part, c’est un indice. Cha­cun, cha­cune s’y retrouvera. 

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Paul de Bran­cion est « Écrivain de poésie, romanci­er, agricul­teur bio, cav­a­lier, dirigeant d’entreprise, pro­duc­teur de radio. Il a vécu hors de France une par­tie de sa vie. 

C’est en ces ter­mes qu’il se présente, nous faisant com­pren­dre qu’il est un homme d’action et d’actions var­iées, autant que d’écriture, et que ses écrits embrassent le poème et le roman. En taquinant  l’Internet, on en appren­dra bien davan­tage sur lui et ses éton­nantes capac­ités et activ­ités  dans les champs les plus divers ! C’est, selon moi, un point forte­ment posi­tif, car nous ne sommes plus aux temps des aèdes s’accompagnant d’un luth ni des trou­ba­dours et trou­vères vagabon­dant de château en château.

Notons que la qual­ité d’ « écrivain de poésie », ici revendiquée, est fort exacte, car l’écrivain-poète use des formes poé­tiques con­tem­po­raines pour servir un pro­jet polémique, situé dans le hors-champ du poé­tique con­ven­tion­nel, quoique la défig­u­ra­tion de la nature abrite un lien pro­fond avec des sen­ti­ments de révolte qui s’expriment aus­si de manière spon­tanée sur le mode poétique.

Il se trou­ve que le livret s’intitule Glyphosate for ever, soit le poème et l’action poé­tique tout ensem­ble. Quelle action ? Celle de dénon­cer l’emploi de pes­ti­cides et d’in­sec­ti­cides dans l’agriculture, dans le but d’accroître la pro­duc­tion agri­cole. Caus­es et con­séquences sont ici traitées poé­tique­ment. Il s’agit d’un pam­phlet, pour tout dire, d’une satire en accord avec notre époque désac­cordée, pareille à un instru­ment endommagé.

Endom­magé, détéri­oré cet instru­ment, pour avoir trop sou­vent sur­passé les sages façons de jouer d’Ovide et Vir­gile. Il est notam­ment ques­tion du glyphosate, appelé aus­si « roundup », un désherbant féroce qui anéan­tit toute plante et herbe qual­i­fiée de « mau­vaise », qui l’empoisonne de la tête à la racine, empêchant toute photosynthèse.

Paul De Bran­cion, Glyphosate for ever, Rougi­er, col­lec­tion Plis urgents, n° 56, 2020, 16 €.

À la dénon­ci­a­tion de ce désor­dre se joignent la plainte et la colère. Selon une for­mule qui m’est chère, nous sommes arrivés aux temps de la « destruc­tion du Jardin d’Éden »,  aux temps des angoiss­es, entre autres celle des Gilets Jaunes venus récem­ment jusqu’au pied des Arcs de Tri­om­phe et des palais hérités de nos rois-bour­grois, peu­plés des nou­veaux gérants de l’infernale machine, dont on ne peut pas ne pas enten­dre la voix :

 

faut boss­er

faut pay­er

faut douiller

fatigué(e)

t’es viré(e)

con­som­mer

sans mon­ey

pas mar­rant 

 

La machine à déna­tur­er, à ren­dre la vie inviv­able est bien là, décrite en peu de mots, sournoise, silencieuse :

 

Le ban­quier

A dis­tance

……………..

pas d’réponse

y’a per­son­ne

pour causer 

 

Le tableau est com­plet, déjà, dès les sept pre­mières pages ; la machine faucheuse  et voleuse de vie fonc­tionne à mer­veille, machine à détru­ire, à faire souf­frir… Avec son mécan­isme, chao­tique en apparence mais au fonc­tion­nement huilé : chas­se aux boucs émis­saires (on les trou­ve sans mal, ils sont à nos portes… mise en évi­dence des rav­ages de la « bag­nole »… ceux des « casseurs » qui spec­tac­u­larisent  le chaos…  Tout autour, le silence, per­son­ne jamais ne répond au bout du fil ! Le monde va de biais, en crabe, en arrière en pré­ten­dant fon­cer vers l’avant, vers le pro­grès… Tout y passe de la funeste mécanique, jusqu’à son car­bu­rant : « l’argent [qui] nous étouffe / et ce pas / depuis peu ».  Jusqu’au « con­joint de Brigitte / [qui] n’a tou­jours pas com­pris / et demeure un valet ».  Jusqu’au rav­age du petit com­merce et du con­fine­ment au gré des impres­sions du doc­teur X, des sen­ti­ments de l’épidémiologiste Y… Paul de Bran­cion avance dans notre présent immé­di­at, où le n’importe quoi règne jusque dans les cerveaux de ceux qui pré­ten­dent gou­vern­er. Et cepen­dant, « à Paris / ça décide / ça pré­side / ça con­cocte / ça dia­logue / et ça taxe / ça retaxe / et relaxe / mais ça dé- / toxe pas / ça bavasse… ». 

Le chaos du monde, le tohu-bohu de notre espace-temps, le poète l’inscrit dans son vers court, par­fois bru­tal et heurté, mal­mené à l’image de la terre :

 

dès le quinz-

E du mois

c’est la cart’

E‑visa

Qui s’enrhume

plus de sous

le ban­quier…

à dis­tance…

 

Le phrasé  se brouille ici ou là, la phrase se désar­tic­ule car rien ne s’unit plus har­monieuse­ment au Jardin du monde ancien, la syn­taxe gram­mat­i­cale est vio­lée, par­fois, à la corne du bois, car les champs, la terre, y sont quo­ti­di­en­nement vio­lés. On ne par­le plus que dans l’extrême dif­fi­culté : « Plus per­son­ne à qui causer. » 

Paul de Bran­cion fait état d’une cat­a­stro­phe plané­taire, peut-être uni­verselle, provo­quée par un sys­tème total­i­taire. Reste que les derniers mots sug­gèrent un espoir, une ligne de résis­tance, tout en désig­nant la mal­adie : le crachat sur la terre, le crachat sur nous-mêmes, l’oubli méprisant :

 

J’irai pas

Cracher sur

Les étoiles 

 

Vin­cent Rougi­er, en peignant le ven­tre plein et les ser­res d’un rapace comme ancrées dans une neige blanche, et, pour clore le poème, un cad­die de super­marché ren­ver­sé, incendié, sorte de berceau d’un jou­et ou d’un pan­tin anthro­po­mor­phe, souligne avec force et per­ti­nence le pro­pos  de Paul de Bran­cion. 

 

∗∗∗∗

Claude-Lucien Cauët se présente dans la dis­cré­tion. Il vit et tra­vaille à Paris. Il par­ticipe aux activ­ités du groupe sur­réal­iste. L’essentiel par con­séquent. Respec­tons ce lacon­isme. N’allons pas tit­iller Wikipedia. On peut soupçon­ner le poète de se plaire à  Paris, d’y vivre peut-être, et de ne pas aimer out­re mesure s’ennuyer. Il voudrait ne pas don­ner de titres à ses poèmes qui, à son dire, sont un « assem­blage », un unique poème en vingt-cinq « pris­es » numérotées en chiffre romain. » Son édi­teur en a décidé autrement, comme il s’en est don­né le droit. 

L’ « intro­duc­teur » du recueil, son pré­faci­er con­cis, Yves Bar­ré, recom­mande de le lire ain­si : « On ira surtout, sans pré­face ni fil­tre, au bon­heur, d’avant que le vent ne se lève. »

Le bon­heur, donc !

Il est sur les rivages, en vue de la mer qui, à la « course   [sera]  prise de vitesse », pour laque­lle on se fera chape­lier, ou plutôt modiste : « je la coiffe sur la ligne d’horizon d’un feu­tre de gangster »

Est-il des fron­tières au bon­heur… du moins à celui-là ?

Est-il des fron­tières à l’art de coif­fer la mer ?

Par bon­heur, aucune !

Claude Lucien Cauët, Le Rire et le vent, Rougi­er, col­lec­tion Revue Ficelle, 2019, 13€.

Où est ce bon­heur ? Il est dans la cru­auté des rêves per­dus, celle d’ « une fille [qui] se jette au cou du vent et le mord à l’aile de sa bouche aux dents de thé », ou « d’une belle armée qui va courant le long des digues et rugit du plaisir de tuer »

L’image sur­réelle, voire sur­réal­iste, pointe son nez. (Ici, Vin­cent Rougi­er des­sine le sou­venir d’un jeu ancien nom­mé « Lex­i­con », sachant le kaléi­do­scope miroi­tant des mots, surtout lorsqu’on les veut croisés !)

Où est ce bon­heur ? Il est dans un « vor­tex qui perce le tis­su du spacetemps et me pré­cip­ite dans l’absence ». Désir­able absence dans un monde  de la sur­présence et des représen­ta­tions fic­tives… Il est dans les rébus qu’Iris envoie depuis l’espace, quand elle vous « tient par la bar­bi­chette » et que vous la tenez « par la pointe d’un sein ».

Nous allions oubli­er le Rire qui, selon le bon sens le plus terre à terre est le com­pagnon du Bon­heur, quoique l’on puisse pleur­er de bon­heur ! Tous deux, ils savent « marcher sur la pointe des os »  et « [rire] dans la mitraille en cla­mant des pri­apées ». Avec eux, entrons-nous dans l’autre monde ? Non pas. Seule­ment, et c’est immense, dans une vision méta­mor­phosée de notre vieux monde. Nous savons que sou­vent l’antithèse, le con­tre­point, l’antiphrase, le reflet inver­sé, les con­traires, les pléonasmes, l’hapax, les apor­ies et autres oxy­mores arment la stupé­fac­tion et le rire. Claude Lucien-Cauët en usera à son gré, dans la course du vent et de sa fantaisie…

Ils for­ment un trio : le rire, le vent, le bon­heur, et, autour d’eux le lecteur ren­con­tr­era un sim­ple « joueur de flû­ti­au »dansant sur les pier­res de la riv­ière (vision entre ovi­di­enne et vir­gili­enne, par effrac­tion…) Il entrever­ra  « deux seins palan­qués qui se ber-cent dans une haie d’orties rouges »   − Guette un dan­ger mys­térieux ! On « risque sa peau ». Ils tra­verseront les hauts plateaux où « les berg­ers n’y con­duisent leurs trou­peaux qu’à recu-lons guidés par des ondes sauvages ». L’image inso­lite nous apporte le paysage cham­pêtre avec sa pas­torale. La nature est tra­ver­sée « de mille et une fig­ures licen­cieuses / d’intrications frénétiques ». 

(Ici, tapis­serie s’extrayant de l’ombre, por­tant aus­si la let­tre B‑couleur coqueli­cot et le bleuet des champs, talus et fos­sés d’antan).

Ici, « les esprits… sor­tent du ravin où la tribu a cou­tume de jeter ses morts ».. Le bon­heur rejoint les régions pre­mières, où l’on se débar­rasse des morts. Alors s’interpose « la joie d’un matin », et  « la bête va seule au bout de son rêve ». Ou plutôt de ses songes ! C’est le ter­rain d’aventures du poète. Le lieu de son imag­i­naire délivré, quand il lui est indis­pens­able d’abandonner les formes anci­ennes et con­nues. Il les habille d’oripeaux bril­lants, les maquille d’onguents mag­iques faits pour ren­vers­er l’habituel, le déjà-vu, pour sub­stituer son chant heureux aux vieilles  ren­gaines versifiées :

… tous les rires se valent

Tout vent varie sa carte à l’aventure

Et le temps est tou­jours neuf 

 

Ici, le pein­tre brouille l’ordre des let­tres, le lex­i­con est aux pris­es avec une clé de 12 : l’ordre doit être nou­veauté, désor­dre donc. Sans doute destruc­tible). Con­traste bru­tal : « on se tait en fix­ant son voisin / immense désas­tre de bouch­es qui artic­u­lent des silences en lev­ant aux étoiles des yeux vides ». Le monde vide et réel  (imag­iné réel) n’est jamais si loin qu’on le croit. Cela effraye ! Les deux univers se côtoient, se touchent presque : « là où vous enten­drez la forêt qui rit et le chant des moulins […] les filles du bourg se glis­sent par­mi les ifs à la recherche de leurs idiots » !

De cette lec­ture, tirons une leçon : gar­dons notre planch­er des vach­es où des idiots cour­tisent des filles ingénues ou stu­pides, ou encore, seule alter­na­tive, changeons ce monde, inven­tons l’autre, celui des songes, celui où « un génie appa­raî­tra à la lim­ite du ciel », fût-il un mirage. Partons‑y « en claquant la vague ». Ne revenons plus à la planète d’antan, à moins que de la garder en mémoire soit la con­di­tion et le piment du rire et du bonheur.

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Michel Host

Né en 1942. Enfance partagée entre petite ville de province et cam­pagne, puis huit années de semi-réclu­sion, c’est-à-dire de pen­sion­nat, dans un col­lège catholique.

Une bonne for­ma­tion lit­téraire, où entrent clas­siques français et étrangers : la Renais­sance, sin­gulière­ment, lui a ouvert les yeux et l’esprit.
Échappe à la vie famil­iale à dix-neuf ans, se rend à Paris, tente d’y devenir insti­tu­teur (en est empêché par les obsta­cles mêmes que lui pro­pose et oppose l’Éducation nationale), épouse une artiste pein­tre et entre­prend des études supérieures d’espagnol en Sor­bonne. Agrégé d’espagnol, il enseigne cette langue dans divers lycées – dont le lycée Jan­son de Sail­ly -, et ensuite la lit­téra­ture espag­nole du siè­cle d’Or aux étu­di­ants de licence, puis aux capésiens et agré­gat­ifs, dans le cadre du C.N.E.D. (Cen­tre Nation­al d’Enseignement à distance).

Par­al­lèle­ment à cette car­rière de pro­fesseur, il entre­prend d’écrire son pre­mier roman. Six années de tra­vail couron­nées par le prix Robert Walser, et un accueil chaleureux dans la presse et le lec­torat. Depuis, ont suivi plus de vingt ouvrages appar­tenant à des gen­res var­iés : roman, nou­velle, poésie. A dû se résoudre à renon­cer à l’écriture dra­ma­tique, pour laque­lle il n’a aucun don. Il refuse de con­sid­ér­er ses activ­ités d’écrivain dans le cadre d’une « car­rière », préférant les situer dans le sens d’un « par­cours », d’un état vital de l’âme et de l’esprit. Il tente d’appartenir à son temps en dirigeant des ate­liers d’écriture en milieux sco­laires dit « dif­fi­ciles », et dans d’autres cadres comme les Ate­liers du Prix du Jeune Écrivain…

Partageant cette con­vic­tion avec Voltaire, il est per­suadé que l’être humain ne naît ni bon ni mau­vais, mais que néan­moins il peut et doit être « bonifié ». Mme de Sévi­gné lui a aus­si appris qu’« il faut faire pro­vi­sion de rire pour l’éternité », car le rire bonifie.
Par ailleurs, avec Mon­taigne, Isaac Bashe­vis Singer, et un cer­tain nom­bre de philosophes con­tem­po­rains — Elis­a­beth de Fonte­nay, Flo­rence Bur­gat entre autres, il s’est con­va­in­cu que l’inattention, le mépris, et très sou­vent la cru­auté que les humains man­i­fes­tent envers les ani­maux — dont ils se font les pro­prié­taires et les bour­reaux — , et envers tous les êtres de la seule nature, prélu­dent au mépris et à la cru­auté envers les hommes, et qu’est donc indis­pens­able un ren­verse­ment total du regard sur l’Autre et des per­spec­tives éduca­tives, dans quelque société que ce soit, afin que la bar­barie et l’absurde n’aient pas le dernier mot.

Ses admi­ra­tions, dans l’ordre de la pen­sée, sont nom­breuses, mais elles vont d’abord à Socrate – qui ne laisse rien qui ne soit dis­cuté ou pris pour argent comp­tant -, à Hér­a­clite, au Christ (« Aimez-vous les uns les autres », les marchands du temps, etc.), à Rabelais, à Mon­taigne, à Jere­my Ben­tham (l’arithmétique des plaisirs, la morale naturelle et le « ne fais rien à autrui que tu ne voudrais qu’il te fît), et à plusieurs autres. -
N’a pas encore eu le temps de trou­ver la vie ennuyeuse.

POÈMES

  • Fig­u­ra­tion de l’Amante, poèmes, éd. de l’Atlantique, coll. Phoï­bos, à Saintes, 2010
  • Poème d’Hiroshima, éd. Rhubarbe, à Aux­erre, 2005
  • Alen­tours (Petites pros­es), éd. L’Escampette, 2001
  • Graines de pages, poèmes sur des pho­tos de Claire Garate, éd. Eboris, Genève, 1999
  • Déter­rages / Villes, poèmes, éd. B. Dumerchez, 1997