Mar­i­lyne Bertonci­ni, XXL… S, édi­tions L’Atelier du Grand Tétras, mars 2022, 56 pages, 12 euros

En exer­gue du livre, pub­lié récem­ment à l’Atelier du Grand Tétras, la réflex­ion de Vic­tor Hugo,  stip­u­lant que l’homme tout entier tient dans l’al­pha­bet, dont les let­tres dis­tin­guées, Y, mais égale­ment X, L, seront repris­es en échos dans votre texte : « L, c’est la jambe, le pied […] L’X, l’Y, ce sont les épées croisées, c’est le com­bat ; qui est le vain­queur ? » Peut-on lire dans votre réflex­ion une allu­sion amusée à la guerre des sex­es dont vous vous détachez dans un éloge sou­verain des let­tres féminines, donc des femmes dans les let­tres, reprenant un com­bat fémin­iste, à tra­vers ce poème-essai, dans lequel vous déployez la sig­na­ture d’une écri­t­ure sous-jacente dans l’alphabet universel ?
J’ai depuis longtemps en tête cette remar­que de Hugo – la fourche du Y, si dif­fi­cile à plac­er dans mon prénom, m’y invi­tait – mais ce n’est que récem­ment que j’ai réal­isé com­bi­en  la lec­ture du poète était stricte­ment mas­cu­line et guer­rière, alors que les décou­vertes de la géné­tique ont depuis attribué le dou­ble X au féminin, et que la vision graphique du poète (ne pas oubli­er son art de dessi­na­teur) était lim­itée à une vision cor­porelle et de pos­tures, et nég­ligeait nom­bre de pos­si­bil­ités aux­quelles me por­tait ma fas­ci­na­tion pour l’alphabet, notam­ment hébraïque :  dans ce dernier,  pure­ment con­so­nan­tique, chaque let­tre porte un univers, de telle sorte qu’elles ne se touchent pas mais impliquent la présence de blancs, comme des res­pi­ra­tions, qui ryth­ment le texte – d’où la mise en page du livre, qui joue des marges, et des formes évo­quant des cal­ligrammes (ain­si le L for­mé par la liste des autri­ces du passé) et por­tant à une sorte de can­til­la­tion (un par­lar can­tan­do) qui sous-tend et « con­stru­it » le texte de mon poème. Plus qu’aux voyelles rim­bal­di­ennes que tu avais évo­quées dans un échange précé­dent, ce livre – par son titre surtout – doit beau­coup à mon admi­ra­tion pour le Livre des Ques­tions d’Ed­mond Jabès, et notam­ment le dernier du cycle,  El ou le dernier livre , dont le titre est en fait un sim­ple signe de ponc­tu­a­tion (.)  À la stéril­ité de ce point final choisi par le poète,  j’ai opposé, je pense, la fer­til­ité des let­tres X et L – et tu as rai­son de par­ler d’ « alpha­bet uni­versel » en ce sens que la géné­tique est le lan­gage pri­mor­dial de la vie, tout comme El, la divinité sémi­tique, est le dieu pan­créa­tor. Ain­si, ce n’est pas une énième «guerre des sex­es » qui m’inspire, ni un «com­bat» fémin­iste (même si, évidem­ment, les let­tres por­tent une reven­di­ca­tion à être)  : c’est une ten­ta­tive d’élargissement (le XXL du titre y invite) de la lec­ture de l’alphabet, tout sim­ple­ment en suiv­ant les pentes des rêver­ies que les let­tres sus­ci­tent aux dif­férents niveaux, sonore, formel, lex­i­cal… qu’elles por­tent et évoquent.
Ain­si, en déroulant le fil des let­tres du titre, en jouant sur les sug­ges­tions de sens opérées par les homo­phonies, en faisant vôtres les jeux de sonorités – entre procédé à la Ray­mond Rous­sel et  inter­pré­ta­tion fan­tai­siste des alpha­bets sémi­tiques — vous inter­ro­gez la langue, notre rap­port à elle, en débobi­nant cette pelote mali­cieuse comme autant de signes dis­tincts « d’une poten­tial­ité libéra­trice lorsque comme ici les mots tis­sent leur pro­pre paysage inédit et neuf grâce au tra­vail de la poésie » ain­si que le souligne Car­ole Mes­ro­bian dans la présen­ta­tion en 4ème de couverture
En fait, je ne « déroule » pas le fil des let­tres, mais j’en tire plusieurs dans l’écheveau qu’elles me pro­posent. Le livre se com­pose de 8 brefs chapitres, dévelop­pant à chaque fois une notion « ency­clopédique » liée à cha­cune des let­tres du titre – à l’exception du …S.  Ce dernier est venu tar­di­ve­ment dans le titre – signe de plu­ral­ité du féminin, mais aus­si, à bien y regarder, signe de l’in­ver­sion des représen­ta­tions. Au cen­tre du poème, le chapitre « ablation/lallation » évoque une let­tre absente, le O – l’unique « voyelle », liée à l’amputation du nom dont se sert George Sand afin de pou­voir écrire. Procédé à la Ray­mond Rous­sel, ai-je sug­géré dans un échange précé­dent, car chaque chapitre déploie toutes les pos­si­bil­ités inclus­es dans l’épigraphe qui l’ouvre et lui sert de pré-texte – et Car­ole Mes­ro­bian a par­faite­ment décrit le procédé : les let­tres tis­sent elles-mêmes le texte et ouvrent des chemins de fuite, que je me suis con­tentée de suiv­re sans leur oppos­er de résis­tance : j’ai ressen­ti, en écrivant ce livre, avec force,  qu’il y a bien une « pen­sée du poème », une force puis­sante qui agit – on par­lera de muse, d’inspiration ou d’inconscient selon les épo­ques et les écoles – mais je sou­tiens que les let­tres et les mots s’imposent et pensent avec/à tra­vers le scrip­teur – c’est en cela sans doute que la poésie et la sci­ence (notam­ment math­é­ma­tique) sont sœurs : les mots dans le poème fonc­tion­nent et se déroulent comme des équa­tions, avec leur logique pro­pre, ouvrant une plu­ral­ité de sens que la langue com­mune et la pen­sée rationnelle n’at­teignent pas. Ce n’est pas sans rai­son que me vien­nent à l’e­sprit les chemins de fuite : les mots comme les let­tres (dont la typogra­phie accentue l’im­por­tance et la répéti­tion généra­trice de sens) jouent dans l’e­space, tra­cent, pro­posent des voies à voir autant qu’à enten­dre, et à suivre.
A tra­vers  la fig­ure let­trée de George Sand, vous rap­pelez la ruse de l’hétéronyme de con­ve­nance mas­culin comme masque libéra­teur de l’écriture per­son­nelle de l’écrivaine  : « pour par­ler, se faire enten­dre, / devoir se cam­ou­fler / George plutôt qu’Aurore / comme une gorge d’où jail­lit le geyser enfin libre des mots » ! 
Pas seule­ment George (sans S – au con­traire de mon titre !) mais toutes les fig­ures privées de parole dans la mytholo­gie (et elles sont nom­breuses, mutilées ou ren­dues muettes) – George appa­raît dans le chapitre cen­tral, qui exprime la vio­lence de cette répression/inexpression. C’est la force d’Aurore Dupin, qui ne se « cache » pas sous un hétéronyme, mais se forge un nom, SON pro­pre nom, en amputant celui de son amant-écrivain-jour­nal­iste. Le O est orig­inel en tant qu’il lui ouvre le champ de l’écri­t­ure – le chant même. Cet acte est fon­da­men­tale­ment poié­tique, car créateur.
De la même manière donc, dans un passé plus loin­tain, plus occultée, la cri­tique lit­téraire que vous êtes invite à gom­mer la réécri­t­ure mas­cu­line de l’Histoire, à en réha­biliter l’écriture fémi­nine, dres­sant la longue liste de « ces dames / du temps jadis / écrivaines et / clergess­es / du Moyen-Âge », accu­sant le mépris misog­y­ne de l’histoire offi­cielle : « com­bi­en de noms aujourd’hui oubliés / et com­bi­en d’autres jamais pub­liés / com­bi­en de voix à jamais étouffées » ? 
Oui, même si le terme « gom­mer » me sem­ble inap­pro­prié – il ne s’agit pas de sup­primer, d’effacer, mais de restituer leur place aux femmes de let­tres, à tra­vers ce jeu de resti­tu­tion du féminin dans les let­tres de l’alphabet. Cette liste, qui prend la forme cal­ligram­ma­tique d’un L majus­cule, invite à con­sid­ér­er l’his­toire lit­téraire comme incom­plète et à en pro­pos­er une lec­ture qui tienne compte à la fois des effacées, et des raisons pour lesquelles elles le furent. Je repense à un pas­sage qui m’a mar­quée et m’ac­com­pa­gne, dans l’oeu­vre de Louise Michel (je ne sais plus si dans ses Mémoires ou plutôt dans L’His­toire de la Com­mune) où elle évoque toutes ces femmes con­finées au ménage et à l’en­fan­te­ment, dont les œuvres poten­tielles for­ment une sorte de galax­ie ignorée : il s’ag­it d’en­richir le pat­ri­moine (on n’évoque guère le « mat­ri­moine ») cul­turel en lui ren­dant les deux par­ties qui le com­posent. Non pas gom­mer, mais répar­er une perte, pour un avenir plus riche.
Ain­si, au fil de votre poème-essai qui mêle idées philosophiques, références mythologiques et don­nées his­toriques, ce sont bien les AILES en puis­sance de toutes ces ELLES en acte qui pren­nent leur envol vers un autre monde, à l’harmonie non feinte, à créer : « en forme d’AILE / ne plus en découdre / mais recoudre / résoudre / faire sour­dre / un nou­veau monde / androg­y­ne peut-être / mul­ti­ple / utopique sans doute / et / Libre »… 
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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.