Au con­flu­ent des sens et de l’énigme, l’écriture au corps à corps que trace Ida Jaroschek dans son recueil, elle l’envisage selon ces for­mules : « Ces poèmes à mains nues, à voix nue décou­vrent des mon­des, des ciels, des sen­ti­ments. C’est bien la nudité qui est ici portée aux nues, la peau qui rejoint l’étendue, les robes qui soulèvent l’azur et le corps qui pèse à même la nuit. » Dans ces derniers, « les grands fauves entrent dans la mer », « les ros­es pren­nent aux femmes leur vis­age », les car­gos rouil­lent dans le port d’Athènes ou croisent au large du port de Ouistre­ham, et les bais­ers, les étreintes se mêlent de tout ; l’amour embrase une per­spec­tive où la vie plonge vers un incon­nu sauvage que le verbe n’a de cesse d’arpenter, à la pour­suite de sa piste secrète, à la cap­ture des songes, visions, et énigmes : «  Il déploie alors une poésie empreinte de sen­su­al­ité et de mys­tère, une poésie qui cherche sa ligne claire en côtoy­ant les ombres. »

Cet hori­zon, cette ligne de crête, cette « ligne claire en côtoy­ant les ombres », c’est celle qui impulse la main à trac­er ces poèmes en dis­tiques comme autant de bor­ds de dessins qui por­tent l’empreinte humaine, la ten­sion éro­tique même du corps féminin ouvert tant au ciel qu’à la terre, aux principes célestes qu’à la matière pre­mière, sen­su­al­ité, sen­si­bil­ité, sen­si­tiv­ité mêlées, pour dire ce rap­port char­nel à soi-même, aux autres, au monde, au grain de la peau. Gilles Cher­but revient, dans son Avant-pro­pos au recueil, à cet aspect essen­tiel de sa quête d’écrivaine : « Dans À mains nues, Ida Jaroschek délivre un poème sauvage dont le verbe, néan­moins jardiné, exprime sa con­nivence avec l’amour, avec la mort, avec l’irréductible énigme qui nous con­tient, nous englobe et nous féconde. En cela, la poésie d’Ida Jaroschek est « un ondoiement, l’ombre d’une flamme, un grain de terre »… Elle est aus­si un grain d’or qui, semé dans l’esprit du lecteur, n’en finit pas de dis­penser son étince­lante incan­ta­tion, son insond­able sortilège. »

Amor, amour, à mort, final­ité du désir dans la fini­tude de toute exis­tence, la poète n’aura de cesse de chanter sur tous les tons, cette ren­con­tre peau con­tre peau qui fait le sel de la vie tant dans la sim­plic­ité des paroles crues que dans la pro­fondeur d’un verbe her­mé­tique dont les paysages tra­ver­sés ne s’avèrent que les décors inépuisés de ces corps-à-corps que la poésie met en scène, théâtre d’ombres et de lumières où part mau­dite et part bénite se tutoient dans l’étreinte amoureuse, pos­si­bil­ité d’accord du « je » à un « tu » se hissant au som­met du « nous deux » dont elle demeure la vigie ardente : « Je veille, / je garde là ton cœur ser­ti de nuit / Mes pen­sées et mes fauves / tapis assoupis inas­sou­vis / fer­tilisent des ter­ri­toires / steppes hal­lu­cinées tra­ver­sées de vents, / de mémoire / où ton geste féconde l’air / rejoint le corps des failles » !

Ida Jaroschek, À mains nues, Édi­tions Alcy­one, Col­lec­tion Surya, 94 pages, 20 euros.

Lignes de « failles » à devenir autant de lignes de forces de ces courbes féminines où la chair se fait la matière-récep­ta­cle de la matéri­al­ité même des con­trées foulées qui ryth­ment d’emblée le départ dès les pre­mières pages en invi­ta­tion au voy­age sen­soriel : « dense terre noire / au lever des brumes / imprime de cen­dres la lumière / tout entier dans tes mains / nouées ensem­ble / tu pars / tu pars navire d’ombre / mon sang » ; psalmodie san­guine jusqu’à l’incantation qui met en route sur les chemins abrupts de cette nature pre­mière, in domes­tiquée, déroutante, avec laque­lle la voyageuse ne fait qu’une : « Je suis la séparée, la tra­ver­sante / corps illim­ité au pro­longe­ment des paysages / au long des crêtes, des failles / nos brèch­es, des horizons »

Temps et espaces que zèbre le pas­sage des « grands fauves » décli­nant, à la ren­con­tre desquels Ida Jaroschek se dirige, intrépi­de, prête à rejoin­dre cette pos­si­bil­ité du tutoiement à l’adresse des traces : « Je vois dans les herbes mortes et ras­es / au sor­tir de l’hiver des fauves éteints / des oiseaux fan­toma­tiques / hérons blancs alignés dans la brume / Toute à l’oubli du givre / genou brumeux je vais / je vais comme je marche / immo­bile comme je marche / je vais immo­bile / et je te rejoindrai sur le chemin des res­pi­rants » ; mou­ve­ment presque immo­bile, souf­fle ténu de l’émotion qui meut, émeut, et que l’écrit des­tine, selon la dédi­cace inau­gu­rale : à l’horizon azur indé­pass­able du poème…

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.