« Ut pic­tura poe­sis », la for­mule ini­tiale d’Ho­race, rela­tant les alliances entre la poésie et la pein­ture, traduite soit par « La poésie est comme la pein­ture », soit par « Il en va de la poésie comme de la pein­ture », se trou­ve au com­mence­ment de ce fil déployé, en tis­sage des rela­tions entre ces deux arts respec­tifs, tant dans les lec­tures et réflex­ions que dans les créa­tions et autres poèmes. C’est ce par­cours que se pro­pose de trac­er l’ar­ti­cle lim­i­naire de Gérard Mot­tet, met­tant en exer­gue la cita­tion de Léonard de Vin­ci au cœur de sa pen­sée : « La poésie est une pein­ture qu’on entend au lieu de la voir », l’his­toire d’une con­nivence intime entre les deux champs d’où sem­ble s’élever un même chant à l’unisson ! 

Rap­pelant com­ment, au fur et à mesure des mou­ve­ments artis­tiques, l’ap­préhen­sion de ce partage entre ces deux domaines a vu ses con­cep­tions évoluer, de la mime­sis aris­totéli­ci­enne, envis­ageant la représen­ta­tion et la lit­téra­ture selon le régime de l’im­i­ta­tion de la nature, depuis l’An­tiq­ui­té jusqu’à notre âge clas­sique, au tour­nant de la Querelle des Anciens et des Mod­ernes, vers la fin du XVI­Ième siè­cle, à tra­vers le Siè­cle des Lumières jusqu’à l’orée du Roman­tisme, où il ne sera dès lors « plus ques­tion de repro­duire des mod­èles dépassés, le mot d’or­dre sera d’in­ven­ter des formes lit­téraires et artis­tiques nou­velles ». Place à la Cri­tique de la fac­ulté de juger dans laque­lle Emmanuel Kant ne par­le plus d’im­i­ta­tion fidèle mais d’imag­i­na­tion créa­trice, que n’au­ront de cesse d’il­lus­tr­er la pein­ture et la poésie romantiques ! 

La Pein­ture La Poésie, Numéro 81 de Poésie/première, Jan­vi­er 2022, 112 pages, 16€.

Avec, qui plus est, l’avène­ment, au début du vingtième siè­cle, des « arts plas­tiques », c’est le trait d’u­nion entre la dimen­sion plas­tique, du grec ancien « plat­tein » : « mod­el­er », et la dimen­sion poé­tique, du grec ancien égale­ment « poiein » : « fab­ri­quer », qui n’en fini­ra jamais de redé­ploy­er ce noy­au créa­teur de telles affinités en autant de livres d’artistes…

L’his­toire, en défini­tive, de ces œuvres asso­ciant pein­tres et poètes, aura don­né ain­si une réson­nance plus resser­rée au célèbre « Ut pic­tura poe­sis », non plus mime­sis, mais juste­ment poiesis, non plus imi­ta­tion, mais véri­ta­ble­ment créa­tion, ren­dant pos­si­ble le ren­verse­ment du jeu entre les images et les mots : « Ut pic­tura poe­sis – ut poe­sis pic­tura : dans cette com­para­i­son à dou­ble sens, qui a tra­ver­sé les siè­cles, peu importe les places du com­para­nt et du com­paré, peu importe la préex­cel­lence de l’une ou de l’autre, dès lors que le réel peut s’a­grandir, par la magie du lan­gage et de l’art, aux dimen­sions illim­itées de l’imag­i­naire. » Dès lors, les divers­es con­sid­éra­tions et inter­pré­ta­tions n’iront qu’explorer encore au plus près ces rela­tions, du « drôle d’endroit pour une ren­con­tre » d’Alain Duault en con­tre­point, aux Pein­tures 2003–2021 de Pierre Del­court sous le regard de Jacque­line Persi­ni, en pas­sant par l’analyse du « Regard de Proust sur Chardin et Rem­brandt » et l’historique des « Jeux d’encre, tra­jet Zao Wou-Ki » à tra­vers l’influence d’Henri Michaux, deux con­tri­bu­tions sous la plume de Dominique Zinen­berg, et enfin le mag­nifique dossier con­sacré aux « Jardins-Femme » dont la philoso­phie de Peter Slote­dijk, dans Sphère, opère le ren­verse­ment de per­spec­tives à la notion judéo-chré­ti­enne de péché orig­inel ayant coûté l’expulsion d’Adam et Ève du Par­adis : « Tous les arbres du savoir plon­gent dans l’intimité des femmes » ! Ren­dant ain­si hon­neur au deux­ième sexe, en faisant fi des généalo­gies misog­y­nes, Mar­i­lyne Bertonci­ni des­sine avec finesse les con­tours de ces havres féminins dont Pas­cal Quig­nard, à l’instar de Lucie Delarue-Madrus et Colette,  mais aus­si de Ner­val, Zola ou Cocteau, témoigne de sa fas­ci­na­tion dans le troisième tome de Dernier Roy­aume, Abîmes : « Je ne sais plus où se trou­ve ce lieu ou cette espèce de ruis­seau qu’il me sem­ble avoir con­nu sur la terre. Il était peut-être, sur la terre, dans ma mère, der­rière son sexe invis­i­ble, dans l’ombre qui y était logée. C’est peut-être tout sim­ple­ment un lieu, un pau­vre lieu, un minus­cule lieu, cette chose que je nomme le jadis. »

Autres échos et con­nivences, la présen­ta­tion égale­ment par Alain Duault du lyrisme de Jean-Michel Maulpoix, « au plus près de ce qui se dérobe », dont Une his­toire de bleu traduit, der­rière l’intimité d’une couleur emblé­ma­tique scel­lant la part de poésie dans la pein­ture, la para­doxale volon­té de dire « adieu au poème » : « Il faut à la parole des digues et des gués, des passerelles, des ports et des patries, toutes sortes de petites affaires ras­sur­antes, des choses sim­ples autant que pré­cis­es à quoi penser et aux­quelles se tenir, des col­liers et des chiens, met­tre ce bleu en boîte, tenir le large en laisse », jusqu’à l’expression de son doute tein­té d’un tel bleu : « il n’est pas de chant pur, pas de parole qui ne rha­bille de bleu notre mis­ère ». En par­al­lèle, la redé­cou­verte de Mau­rice Chapelan par Bernard Fournier, sem­blant inviter, en con­ju­ra­tion à notre con­di­tion de sim­ples mor­tels, à per­pétuer l’ordre de Charles Baude­laire, Enivrez-vous : « Sans atten­dre demain, dès aujourd’hui sois ivre / Et vide avide­ment la coupe jusqu’au fond : / À l’inverse du vin, la vie est un fla­con / Où ne transparait pas ce qu’il reste de vivre. ». Autre explo­ration dans L’Amitié des voix de Jacques Ancet par Mar­tine Moril­lon-Car­reau, traçant tout un réseau d’affinités entre Jean de la Croix et Rim­baud puis entre Rim­baud et Mal­lar­mé, une façon pour cha­cun de trou­ver « le lieu et la for­mule », dont les mots choi­sis per­lent presque, dans Les yeux gris-blues sous la plume d’Aglaé Mouri­aux, cette poésie plurielle renouant avec l’art et la manière rim­bal­di­ennes : « Reflet de tes yeux / La pous­sière / C’est l’amer / Vague des adieux ressas­sés / Pas vrai­ment bleus, de fond / Mais pas vrai­ment gris / Plutôt gris-blues / Mélodie » !

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.