Pierre Soulages, dont le seul nom est sou­vent con­fon­du avec le verbe « soulager », vient du latin « sol agens » — soleil agis­sant. Belle éty­molo­gie qui inscrit la pein­ture de l’artiste dans une quête de la lumière. Le regard que nous por­tons sur la pein­ture de Pierre Soulages, s’attachant à illus­tr­er la sub­jec­tiv­ité de ces racines latines, se déploiera en trois points. Tout d’abord, la par­faite maîtrise d’un vocab­u­laire tech­nique qui car­ac­térise l’œuvre et la pen­sée du pein­tre. Ensuite, l’émergence d’une con­stante : le noir comme une obses­sion à laque­lle Pierre Soulages demeure fidèle. Enfin, la créa­tion de l’outrenoir comme syn­thèse de sa démarche si poé­tique de cap­ture de la lumière par la couleur qui pour­rait sem­bler, de prime abord, sa néga­tion. Ain­si, le « soleil agis­sant » aura fait jail­lir son éclat des ténèbres mêmes.

Un vocab­u­laire technique

 

Pein­ture, gravure, bronzes, vit­raux, Pierre Soulages aura déployé au fil de son œuvre un vocab­u­laire tech­nique très éten­du, sans jamais vis­er la prouesse, plaçant cette dernière au ser­vice de l’art, autrement dit de la forme adéquate à son but : cap­tur­er la lumière… Dès ses tout pre­miers textes pour présen­ter une expo­si­tion, en 1948, l’artiste ne prête pas d’intention, de sens indiqué à sa pein­ture définie plutôt comme une man­i­fes­ta­tion d « un ensem­ble de formes […] sur lequel vien­nent se faire ou se défaire les sens qu’on lui prête. »

Mais il n’oublie pas l’essentiel : « Dans ce qu’elle a d’essentiel la pein­ture est une human­i­sa­tion du monde. » C’est qu’il ne perd pas de vue la dimen­sion poé­tique de son tra­vail, tant dans l’exposition de sa pein­ture que dans le regard qui la par­court : « Dans cette manière de pein­dre, la lib­erté de l’artiste étant à chaque instant en jeu, le tableau lui-même est un engage­ment total, témoignage poé­tique du monde dont on aban­donne la valid­ité au spec­ta­teur. » (Réal­isme et réal­ité, 1950).

Sa pein­ture, pour com­mencer par elle, se définit comme une recherche d’un espace en pro­pre : « je pense qu’une pein­ture vrai­ment vécue, sans con­trainte arbi­traire, sans par­ti pris arti­fi­ciel, tient compte de l’espace qui est le nôtre, pré­cisé­ment en créant le sien pro­pre. » (L’espace, 1953). Et cette quête s’avère elle-même poé­tique du pein­tre qui décou­vre ce qu’il recherche dans l’acte même de pein­dre : « Je veux dire que j’apprends vrai­ment ce que je cherche qu’en peignant. L’espace est évidem­ment mêlé à cette expéri­ence, mais cela d’une manière qui, parce qu’elle n’obéit pas à une théorie préétablie comme la per­spec­tive, m’est impos­si­ble à prévoir, trop liée qu’elle est à la poésie que je veux voir se faire jour sur ma toile et qui est fonc­tion de tous les autres élé­ments de la peinture.

Cette démarche, cette expéri­ence est pour moi une chose vivante et le vivant ne se laisse point dis­sé­quer. » (L’espace, 1953). Cette exi­gence passe par le dia­logue entre ce qui appa­raît sur la toile et les réac­tions du pein­tre : « Je ne tra­vaille pas en état de transe ; je con­trôle. Je con­trôle et je laisse aller. » (La dynamique de l’acte créa­teur, 1973) Sa pein­ture se veut une défi­ance à l’égard de l’image et de ses sig­ni­fi­ca­tions parce qu’elle recon­naît les qual­ités pro­pres à la pein­ture. Ain­si, évo­quant un lavis de femme vêtue à demi couchée, il affirme : « Ce lavis a été pour moi la révéla­tion que des formes venues d’un pinceau, d’une encre et d’un papi­er pou­vaient créer un espace, une lumière, un rythme autonome. Vivant indépen­dam­ment de l’image, elles appor­taient autre chose, elles ouvraient ain­si la pein­ture à d’autres voies. » (Image et sig­ni­fi­ca­tion, 1984).

Ce sont ces autres voies vers lesquelles se tourne la pein­ture de Pierre Soulages : « Très tôt j’ai pra­tiqué une pein­ture qui aban­don­nait l’image, et que je n’ai jamais con­sid­érée comme un lan­gage (au sens où un lan­gage trans­met une sig­ni­fi­ca­tion). Ni image ni lan­gage. » (Image et sig­ni­fi­ca­tion, 1984) Ce à quoi, il ajoute : « Dans cette voie, j’ai ren­con­tré avec joie un écho dans un vieux texte du début du mil­lé­naire. C’est un poème de Guil­laume d’Aquitaine, un des pre­miers trou­ba­dours, qui com­mence ainsi :

           Je ferai un poème sur le pur néant
           Il ne sera ni sur moi, ni sur quelqu’un d’autre
           Ni sur l’amour, ni sur la jeunesse
            …
           Ni sur rien d’autre
           Je l’ai fait en dor­mant sur un cheval

Le poème se développe et se ter­mine par ce qui m’a paru impor­tant et que je trou­ve, en ce qui con­cerne la sig­ni­fi­ca­tion, d’une moder­nité bouleversante :

            Mon poème est fait, je ne sais sur quoi
            Je le trans­met­trai à celui
            Qui le trans­met­tra par quelqu’un d’autre
            Là-bas vers l’Anjou
            Pour qu’il me trans­mette de son étui la contre-clé

(La con­tre-clé, c’est la deux­ième clé qu’il faut pour ouvrir cer­tains cof­fres, avec une seule, rien ne s’ouvre.)

C’est une façon voi­sine de com­pren­dre l’œuvre d’art dont la vie est faite aus­si par ceux qui la voient.

Il ne s’agit pas de sens caché, de sens secret (le secret est don­né d’avance, est con­nu au moins par celui qui le cache, peut se déchiffr­er). Ici, il s’agit du mystère.

J’ai la con­vic­tion que la pein­ture est ce qu’écrire était pour Mallarmé :

           Une anci­enne et très vague mais jalouse pra­tique dont gît le sens au mys­tère du cœur.
           Qui l’accomplit, inté­grale­ment, se retranche. » (Image et sig­ni­fi­ca­tion, 1984)

Ce retranche­ment dans l’œuvre d’art ne s’accomplit pas unique­ment avec des matéri­aux nobles. Ain­si le pein­tre recourt-il au matéri­au pau­vre du brou de noix pour en dire la richesse : « Il y a des pein­tures dont une grande part de la force tient – plus qu’à la matière pic­turale pro­pre­ment dite – au matéri­au employé : un matéri­au ayant une exis­tence pro­pre issue de sa qual­ité con­crète, tels que toile de sac (Sac­cos, Bur­ri), asphalte – mêlée ou non à des grav­il­lons -, mortiers, sable…

On pour­rait penser que le brou de noix – matéri­au pau­vre – appar­tient à cette caté­gorie, mais ce n’est pas le cas puisque c’est pour ses qual­ités pic­turales qu’il est employé : rela­tions entre la flu­id­ité et la vis­cosité, la trans­parence et l’opacité, et aus­si pour la qual­ité des con­tours de la forme peinte : nette, grumeleuse, floue, d’où naît en rela­tion avec le fond, une lumière pic­turale, créée par le con­traste ou par la réflex­ion de la lumière sur le tableau. » (« Brou de noix », 1999)

Explo­rateur de tech­niques nou­velles, Pierre Soulages se lança en 1951 dans la gravure avec un vrai sens de l’innovation : « Oui. Dès le début, j’ai cher­ché – enfin je n’ai pas vrai­ment cher­ché – parce qu’à par­tir du moment où l’on touche à des matéri­aux comme les ver­nis, les acides, le cuiv­re, la résine, le grain de résine, le sucre, enfin à toute cette « cui­sine », on est con­duit à quelque chose de pro­pre à la gravure, on n’a pas à le chercher. On le ren­con­tre dans le tra­vail qui est celui du graveur à l’eau-forte.

Quand on part avec l’idée de quelque chose que l’on veut faire, où retrou­ver, ce quelque chose étant ce que l’on a fait en pein­ture… On se lim­ite. Alors que, effec­tive­ment, dès mes débuts, pas tout à fait, mais presque, je me suis livré à des choix qui por­taient sur les propo­si­tions venant des ver­nis, de l’acide, de la pro­tec­tion et de la cor­ro­sion, puisque la pro­tec­tion et la cor­ro­sion sont les deux ter­mes d’un dia­logue qui s’engage quand on grave à l’eau-forte. » (« Sur la gravure », 1974)

Le pein­tre maniera les bronzes mais en tant que pein­tre, non en tant que sculp­teur, pré­cise-t-il : « La troisième dimen­sion fonde la sculp­ture en tant que telle et dans ce sens ces bronzes ne sont pas des sculp­tures. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont des plaques plutôt que des vol­umes. La rai­son en est que l’espace qui leur est pro­pre naît de la lumière et non d’une troisième dimen­sion. Tra­vail de pein­tre plus que de sculp­teur. La lumière y est en jeu, mais ici mobile et changeante sur les par­ties polies, éclats con­jugués ou opposés au som­bre tou­jours fixe des par­ties gravées. » (« La troisième dimension… »)

Tou­jours dans son désir de cap­tur­er la lumière, dans sa translu­cid­ité et sa qual­ité, lorsque l’artiste tra­vail­la sur les vit­raux, son engage­ment impli­qua la recherche d’un matéri­au ver­ri­er qui fût une véri­ta­ble épopée guidé par un seul objec­tif : « Je voulais obtenir cette translu­cid­ité mais garder liss­es les faces des ver­res pour avoir un faible indice de saliss­abil­ité. » Ain­si pein­ture, brou de noix, gravure, bronze, vit­raux, toute la palette du vocab­u­laire tech­nique de Pierre Soulages aura été maniée dans cette quête d’absolu, de lumière.

 

Une con­stante : le noir

 

À la sim­ple ques­tion for­mulée par Charles Juli­et dans son Entre­tien avec Pierre Soulages : « Con­nais­sez-vous les raisons pour lesquelles vous aimez à ce point le noir ? », le pein­tre répond par l’absolu d’un « parce que… » : « Sûre­ment pas pour des raisons sym­bol­iques, mais je crois, pour des raisons pic­turales. Tout d’abord une remar­que. En pein­ture, on ne peut par­ler du noir sans sa forme, sa dimen­sion, sa matière, en l’isolant du tableau. Ou alors on s’engage dans les général­ités, on par­le d’une abstrac­tion : le noir. (Une couleur agit sur nous par toutes ses qual­ités physiques : trans­parence, opac­ité, bril­lance, matité, tex­ture, forme, dimen­sion, etc.) Mais si on reste dans les général­ités, on peut dire que le noir est une con­stante de mon expéri­ence de la pein­ture depuis mes débuts, depuis quar­ante ans que j’expose.

Et alors, à la ques­tion : « Pourquoi j’aime à ce point le noir ? », la seule réponse – qui inclut sans doute autant les raisons tapies au plus obscur de moi-même que les pou­voirs pic­turaux de cette couleur – c’est : parce que… »

Pour­suiv­ons l’échange en com­pag­nie de Charles Juli­et et Pierre Soulages :

En n’utilisant que cette couleur, ne vous privez-vous pas de toutes celles que vous éliminez ?

Je n’ai rien élim­iné, c’est le con­traire : le noir, c’est une couleur vio­lente, elle s’est imposée, elle a dom­iné, c’est la couleur d’origine.

Vous can­ton­ner à une seule couleur, ce n’est donc pas vous restreindre ?

Sûre­ment pas. Pour moi, le noir, c’est un excès, une passion.

Le noir est asso­cié aux ténèbres, aux gouf­fres, aux puis­sances de mort. Vous ne le vivez donc pas comme tel ?

Quand on écrit avec de l’encre noire, ce n’est pas for­cé­ment une let­tre de condoléances.

Est-ce qu’il n’est pas d’une cer­taine manière para­dox­al de vouloir faire sour­dre la lumière à par­tir du noir, couleur qui est la plus éloignée de la lumière ?

Cela peut sem­bler para­dox­al, mais je ne le vois pas ainsi.

On a l’habitude de penser le noir, ou comme une uni­for­mité som­bre, ou comme l’élément le plus effi­cace d’un con­traste. Con­traste met­tant en évi­dence, inten­si­fi­ant, des valeurs ou des couleurs plus claires.

Un jour, le noir avait recou­vert presque toute la toile, il n’y avait plus de pein­ture en quelque sorte, plus de blancs ni de couleurs vivant du con­traste, mais, dans cet excès, j’ai vu naître la néga­tion du noir : les dif­férences de matière, de tex­ture, cap­tant ou refu­sant la lumière, créaient des valeurs et des couleurs par­ti­c­ulières, une qual­ité de lumière et d’espace qui exci­tait mon désir de pein­dre… Je me suis engagé dans cette voie, j’y trou­ve tou­jours des ouver­tures nouvelles.

Il n’y a eu aucune volon­té délibérée de faire sour­dre la lumière du noir, cela s’est imposé pen­dant que je peignais.

Il y a deux ans, lors de mon expo­si­tion rétro­spec­tive à Tokyo, le pro­fesseur Akiya­ma vint me dire que ces toiles l’impressionnaient et touchaient pro­fondé­ment l’âme ori­en­tale. Il m’apprit qu’à l’époque Edo déjà, l’art de cer­taines laques, sur de petites dimen­sions, repo­sait sur la lumière nais­sant des sil­lons du pinceau. C’est ce qui, en japon­ais, se nomme « hakémè ». Ain­si une anci­enne cul­ture avait fondé un art sur le même principe. 

La toile est par­cou­rue par des stries. Et ces stries ont des ori­en­ta­tions différentes.

Ce sont elles qui dynamisent la sur­face. Et elles n’ont rien de com­mun avec la régu­lar­ité mécanique du peigne cubiste.

Ici une large brosse creuse dans la pâte une mul­ti­plic­ité de fins sil­lons iné­gaux aux reflets de valeurs dif­férentes. Sous le regard, par mélange optique, il se crée une qual­ité spé­ci­fique de gris col­orés : ces gris n’imitent pas une lumière, ils sont cette lumière.

A ces stries, s’opposent par­fois des sur­faces liss­es, des à‑plats, des efface­ments, rup­tures et silences : un rythme.

L’organisation de la toile dépend entre autres de l’orientation des stries, des iné­gal­ités de la matière. Selon la lumière reçue, le lieu d’où l’on regarde, cer­taines sur­faces claires passent au som­bre, et récipro­que­ment, mais tou­jours dans un même ordre et un même désor­dre pro­pre à chaque tableau. Les ten­sions, les équili­bres, les dynami­sa­tions demeurent, la pein­ture naît sous le regard, au moment même du regard. »

Ain­si comme l’affirme plus haut Pierre Soulages, si la con­stante est le noir : « L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière » : « Ce sont des toiles peintes avec le même noir, oui, mais ce ne sont pas pour autant des mono­chromes noirs – ni pour celui qui regarde vrai­ment, ni pour moi – puisque, quand je les fais, je suis guidé par des valeurs dif­férentes, celles-là mêmes qu’engendre la lumière réfléchie par la matière du noir. Je les vois appa­raître en me déplaçant sans cesse devant la toile pen­dant que je peins, et de ces valeurs qui changent sous le regard, vien­nent les déci­sions à pren­dre. L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière. »

Une invi­ta­tion à aller par-delà le noir, vers l’outrenoir.

 

L’outrenoir

 

Dans un texte daté de 2005, inti­t­ulé « Du noir à l’outrenoir », Pierre Soulages se fait d’abord l’historien du noir aux orig­ines de l’humanité : « Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscu­rité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aus­si pour cha­cun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont pro­fondé­ment enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ?

Il y a trois cent vingt siè­cles dès les orig­ines con­nues de la pein­ture, et pen­dant des mil­liers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour pein­dre et pein­dre avec du noir. Couleur fon­da­men­tale, le noir est aus­si une couleur d’origine de la peinture. »

Puis, en tant que pein­tre, l’artiste met en garde, par sa pra­tique, con­tre les abus de lan­gage dans le recours à la couleur « noir » : « Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réelle­ment. Il laisse ignor­er l’éclat ou la matité, la trans­parence ou l’opacité, l’état de sur­face, lisse, striée, rugueux… Et aus­si la forme, angu­laire, arrondie… Il nous cache sa dimen­sion, et sa quan­tité. Toutes choses qui en changent la qual­ité, « un kilo de vert est plus vert que 100 gr. du même vert », dis­ait Gau­guin, les pein­tres savent qu’il en est ain­si pour toutes les couleurs. Une pein­ture entière­ment faite, par exem­ple, avec un même pot de noir, est un ensem­ble vaste et com­plexe. De cet ensem­ble, dimen­sion, états de sur­face, direc­tion des traces s’il y en a, opac­ités, trans­parences, matité, reflets de la couleur, et leurs rela­tions avec ce qui les avoi­sine, etc. dépen­dent la lumière, le rythme, l’espace de la toile, et son action sur le regardeur. L’appeler noire c’est dis­soci­er l’ensemble, l’amputer, le réduire, le détru­ire. C’est voir avec ce que l’on a dans la tête et pas avec les yeux. »

Pierre Soulages rap­pelle donc que ce sont ces qual­ités con­crètes qui agis­sent dans l’art de la pein­ture : « D’elles provi­en­nent nos rela­tions sen­suelles et men­tales avec les couleurs, mêlées dans notre imag­i­naire au touch­er, au goût, à l’odorat, à toute notre expéri­ence du monde et des choses. » Or nous sommes enclins à faire du nom d’une couleur une abstrac­tion, mais sur laque­lle se font « les sig­ni­fi­ca­tions con­ven­tion­nelles, par­fois con­tra­dic­toires. » : « Le noir est ici signe de deuil, de mal­heur, ailleurs c’est le blanc, mais il y a aus­si chez nous des noirs de fête, de luxe tout autant que d’austérité monas­tique, de solen­nité offi­cielle mais aus­si de révolte et d’anarchie. » Mais le pein­tre pré­cise : « L’art vit à l’écart de ce type de sig­ni­fi­ca­tions. Réduite à ce signe (qui par­fois a été son pré­texte), réduite à la com­mu­ni­ca­tion, l’œuvre cesserait d’être de l’art. Ses pou­voirs artis­tiques nais­sent de sa sin­gu­lar­ité, de ce qu’elle est con­crète­ment. Les sens venant se faire et se défaire sur elle dépen­dent à la fois de la chose qu’elle est, de son auteur et du regardeur. Sa réal­ité d’œuvre d’art réside dans ce triple rap­port, elle est par con­séquent mou­vante, dif­férente selon les regardeurs, les cul­tures, les époques. »

Enfin, l’artiste se livre sur le lien intime qu’il noue avec cette couleur : « J’aime l’autorité du noir, sa grav­ité, son évi­dence, sa rad­i­cal­ité. Son puis­sant pou­voir de con­traste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illu­mine les plus obscures, il leur con­fère une grandeur som­bre. Le noir a des pos­si­bil­ités insoupçon­nées et, atten­tif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre.

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la sur­face de la toile, sans formes, sans con­trastes, sans trans­parences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la néga­tion du noir. Les dif­férences de tex­ture réfléchis­saient plus ou moins faible­ment la lumière et du som­bre émanait une clarté, une lumière pic­turale dont le pou­voir émo­tion­nel par­ti­c­uli­er ani­mait mon désir de pein­dre. – J’aime que cette couleur vio­lente incite à l’intériorisation -. Mon instru­ment n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. Je me suis engagé dans cette voie, j’y trou­ve tou­jours des ouver­tures nouvelles. »

De là vient la généalo­gie de l’Outrenoir : « Ces pein­tures ont d’abord été appelées Noir-Lumière désig­nant ain­si une lumière insé­para­ble du noir qui la reflète.

Pour ne pas les lim­iter à un phénomène optique j’ai inven­té le mot Out­renoir, au-delà du noir, une lumière trans­mutée par le noir et, comme Out­re-Rhin et Out­re-Manche désig­nent un autre pays, Out­renoir désigne aus­si un autre pays, un autre champ men­tal que celui du sim­ple noir. » (Pré­face au Dic­tio­n­naire des mots et expres­sions de couleur : le noir, de Annie Mol­lard-Des­four, Paris, Éditions du Cen­tre Nation­al de la Recherche Sci­en­tifique, 2005)

 

Saisir la lumière

 

Le vocab­u­laire tech­nique déployé par Pierre Soulages ne con­tient cette con­stante : le noir poussée jusqu’à l’Outrenoir que dans le désir de cap­tur­er la lumière. Dès lors l’aventure des vit­raux de Con­ques ne forme pas un épisode périphérique mais une réin­ven­tion de ce désir de saisir la lumière : « Oui, et j’ai sou­vent dit : c’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche… L’œuvre dépend d’un pro­jet et aus­si de ce qu’il advient d’imprévu plus ou moins sci­em­ment. Je cher­chais à mod­uler la lumi­nosité dans chaque sur­face. Un jour, à Con­ques, j’ai instal­lé une fenêtre avec mes essais de verre incol­ore et d’une translu­cid­ité var­iée. Vues de l’intérieur, les par­ties où la lumière du jour pas­sait plus libre­ment parais­saient bleutées. Celles où la lumière pas­sait moins pre­naient un ton chaud, plutôt orangé (la com­plé­men­taire du bleu). Par­tant d’un verre totale­ment incol­ore je ren­con­trai le chromatisme.

Vues de l’extérieur, les par­ties bleutées, celles où la lumière pas­sait, appa­rais­saient som­bres. Et les autres, celles où il man­quait le bleu à l’intérieur, étaient bleutées à l’extérieur puisqu’elles reflé­taient la lumière naturelle. À ce moment-là, j’ai com­pris que j’allais faire des vit­raux qui seraient vus aus­si du dehors, ce qui était nou­veau. Tout cela à par­tir d’un verre incol­ore ! Et comme c’était la même lumière que rece­vaient les pier­res, cela ne pou­vait qu’être dans l’harmonie, à tous moments. » Har­monie de la lumière, cet absolu, par-delà le noir…

France Cul­ture, Hors-champs, 2011, Lau­re Adler, Entre­tien avec Pierre Soulages.

Image de une : © Fred Dugit / Maxppp.

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.