Telle que la présente son respon­s­able de pub­li­ca­tion, Régi­nald Gail­lard, dans son Lim­i­naire. Un même souci du lan­gage, la forge, héri­tière, sans nul doute, de la mytholo­gie antique du lieu secret d’Héphaïstos dans lequel le dieu créait des armes excep­tion­nelles et de mag­nifiques bijoux, se veut d’emblée un ren­dez-vous cru­cial de lec­ture, d’écriture, de pen­sée de la créa­tion con­tem­po­raine comme elle s’élabore aujourd’hui : « la forge est un creuset où l’on fond des métaux pour créer des alliages, avant de les couler dans des moules aux formes diverses. 

Qu’importe la forme, pourvu qu’on ait l’ivresse poé­tique à même de nous éton­ner, nous déplac­er, nous élever, nous don­ner à penser. »

Sen­si­ble tant à la diver­sité formelle qu’à la richesse des écrits, si la forge s’avère le miroir de la poésie avant toute chose, et pub­li­ca­tion de poésie seule et sou­veraine, si elle accueille d’abord poèmes D’AILLEURS ET D’ICI, pour repro­duire les titres de ses deux rubriques, elle est égale­ment source de partage de réflex­ions d’un intérêt majeur sur le proces­sus de la créa­tiv­ité, notes, essais, arti­cles invi­tant ensuite à explor­er LA FORGE DU POETE, couliss­es de ce théâtre où l’intime et le monde se ren­con­trent, se révélant être la forge des arti­sanes et des arti­sans, des artistes du verbe dont Héphaïs­tos, ce dieu frag­ile et fort à la fois, pour­rait être une des fig­ures essen­tielles, au même titre que le plus emblé­ma­tique Orphée…

Edi­tions de Cor­levour, la forge, revue de poésie, 1 octo­bre 2023, 270 pages, 22 €. 

Répon­dant à la néces­saire ques­tion, vitale, pour toute ama­trice, tout ama­teur de let­tres, D’où vient le poème ?, Chris­t­ian Vigu­ié, Jean-Claude Pin­son, Jacques Vin­cent, David Lespi­au, Ade­line Bal­dacchi­no y révè­lent les secrets de fab­ri­ca­tion, les proces­sus d’élaboration, les enjeux à l’œuvre dans les écri­t­ures poé­tiques, en don­nant un éclairage résol­u­ment ancré dans le présent et tourné vers l’avenir des régimes de l’inspiration, pour repren­dre le titre de l’essai de Jean-Claude Pin­son invi­tant à en dis­tinguer deux con­cep­tions : celle de l’idée antique que l’on retrou­ve dans sa déf­i­ni­tion pla­toni­ci­enne, et celle d’un régime nou­veau, non plus sim­ple­ment exper­i­men­tum mun­di comme nous pou­vons l’expérimenter dans la tech­nique du « haïku », mais  étin­celle aux prémices du « moment de la forg­erie » !       

Prenant en compte la lit­tera, la lit­térar­ité, la lit­téra­ture, qui fixe les ratures, les repen­tirs comme les trou­vailles, les ful­gu­rances du tra­vail à l’écrit, Ade­line Bal­dacchi­no trans­forme, dans son arti­cle La forge du poème, la ques­tion méta­physique d’où vient le poème en ques­tion géné­tique et générique du com­ment, inter­ro­ga­tion aus­si cru­ciale que pas­sion­nante, espace vital où la pen­sée et la langue se mêlent afin de ten­ter de trou­ver, peut-être, un lan­gage de l’émotion digne de ce nom, dont nous, œuvrant à la quête de tels alliages, seri­ons les orfèvres con­tem­po­rains : « Le poème se fab­rique dans cet espace d’imprudente lucid­ité que nous lui accor­dons. Il est la seule preuve que nous déte­nions de notre pou­voir de chang­er les mots, à défaut de chang­er (immé­di­ate­ment) la vie et le monde. Il est donc à la fois le pre­mier pas, la con­di­tion, l’argument et la démon­stra­tion. Il rassem­ble au sein d’une seule logique oxy­morique, celle de l’émotion dis­tincte­ment sen­suelle et séman­tique qu’il provoque, tous les moyens promis par les con­teurs, les chamanes et la lit­téra­ture depuis que les chants ont été gravés au calame sur des tablettes d’argile, aux alen­tours de 6000 ans avant notre ère (au moins, rien n’interdisant à la rêver­ie de pour­suiv­re bien plus loin la chronolo­gie des textes perdus). »

Enjeu poli­tique dont la for­mule finale revient, in fine, à Ade­line Bal­dacchi­no, dont nous pou­vons appréci­er tant la pro­fondeur des analy­ses que la sub­til­ité des poèmes : « on fai­sait des boucles dans les cheveux / de maman c’était comme d’en faire / dans les courbes invis­i­bles du des­tin / la tra­jec­toire com­mençait de s’écrire / le livre est-il ouvert / et l’encre invis­i­ble ? » Efface­ment des traces et tra­jet de notre pro­pre fini­tude à laque­lle la belle revue la forge donne tout son éclat, tous ses éclats, ses armes-pen­sées et ses bijoux-poèmes, tous ses joy­aux sans cesse remis sur l’établi à la réflex­ion éthique / esthé­tique d’envergure : « Le poème n’a pas à être engagé ou dégagé, il ne peut qu’éveiller l’engagement intime, l’élan de vie qui débouchera, ou non, sur un engage­ment col­lec­tif, extérieur à notre ver­tige nar­cis­sique et tourné les autres. »

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.