Alex­is Bernaut, tra­duc­teur de la ver­sion anglaise du Wen Fu de Lu Ji par Sam Hamill, poète améri­cain proche de la Beat généra­tion, revient dans l’avant-propos de sa ver­sion française sur des moments d’amitié qui l’ont lié à son aîné, dis­paru en 2018, et sur le sens ini­tial et ini­ti­a­tique de l’expression chi­noise « Wen Fu », inscrivant ain­si la dou­ble tra­duc­tion par Sam Hamil, puis par lui-même, dans cette tra­di­tion fer­tile en renou­veau : « Wen est l’un des plus anciens mots chi­nois, datant des temps chamaniques et des os orac­u­laires, il y a plus de trois mille ans. Il veut dire, à cette époque déjà, « art ». 

Le fu, selon l’Ency­clopae­dia Uni­ver­salis, est « un genre lit­téraire orig­i­nal dans la lit­téra­ture chi­noise, dont il est dif­fi­cile de dire s’il se rat­tache, selon nos caté­gories occi­den­tales, à la poésie ou à la prose ».

L’interprète français et réin­ven­teur du texte ancien à la lumière des for­mules de son homo­logue améri­cain revient donc aux orig­ines de cet ars poet­i­ca asi­a­tique comme à la source d’une tra­di­tion sécu­laire dont la trans­mis­sion fait de chaque auteur inter­mé­di­aire un véri­ta­ble écrivain, une référence dont l’autorité ou auc­tori­tas, selon le terme latin, est ain­si recueil­lie dans « la trans­mis­sion de l’esprit » de généra­tion en généra­tion, ce à quoi il ajoute : « Et l’une des fonc­tions de l’inscription du Mao Gong Ding est la pas­sa­tion – ou la trans­la­tion – du sou­venir d’un indi­vidu et de son lien avec l’empereur. Ain­si la tra­duc­tion des textes. Et la tra­duc­tion de ces tra­duc­tions, une manière voire une tra­di­tion laque­lle, elle non plus, ne date pas d’hier ».

Hom­mage en fil­igrane au poète améri­cain affil­ié à la Beat généra­tion en lien au poète chi­nois fon­da­teur de ce petit traité sur la lit­téra­ture dont la var­iété des con­seils styl­is­tiques se goûte à tra­vers les âges comme des vari­a­tions frag­men­taires d’un même éloge à tra­vers lequel l’ancienneté et la moder­nité à la fois lui con­fèrent une valeur intem­porelle, celle-là même de l’éternité entrap­erçue de l’essence poé­tique. Emblé­ma­tique de ce renou­velle­ment per­pétuel, c’est l’image de la hache tail­lée pour renaître sous les formes d’autres haches qui relie les trois hommes, Lu Ji, Sam Hamill et Alex­is Bernaut…

Comme en témoigne sa réflex­ion de tra­duc­teur, ain­si se passe de témoin en témoin ce sym­bole d’un faire com­mun : « Cette métaphore est peut-être, dans l’histoire des let­tres, la plus par­lante quant à la manière dont la tra­di­tion informe le renou­veau. Sam Hamill lui-même, qui n’oubliait jamais qu’auteur et autorité ont la même éty­molo­gie, la fai­sait sienne dans son long poème Tri­a­da paru en 1978, bien avant qu’il entre­prenne de traduire le Wen Fu : « Et le vieux Ott avait une hachette, « Ça fait vingt ans que j’l’ai, qu’il dis­ait, elle a eu une demi-douzaine de manch­es et j’ai dû chang­er trois fois la tête. » »

Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la lit­téra­ture, ver­sion de Sam Hamil, traduite de l’anglais (États-Unis) par Alex­is Bernaut, Man­i­feste ! Édi­tions, Col­lec­tion L’Envers du Temps, 56 pages, 7 euros.

Ful­gu­rance sans cesse affûtée de la poésie au fil de l’histoire lit­téraire que narre Lu Ji dans son essai dont la trame des divers traités pour­rait être reprise à son compte dans les rubriques d’un cri­tique con­tem­po­rain : Le pre­mier geste, Le choix des mots, De l’harmonie, De la révi­sion, De  l’originalité, Cinq critères, Le chef d’œuvre, etc. L’une des for­mules de con­clu­sion exprime para­doxale­ment cette vital­ité tou­jours renais­sante de la créa­tiv­ité antique : « L’art des let­tres vient comme la pluie des nuages ; il ranime l’esprit vital. »

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.