Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Par |2020-09-07T11:21:28+02:00 6 septembre 2020|Catégories : Marilyne Bertoncini|

Cette suite poé­tique, à la con­struc­tion musi­cale, points et con­tre­points, boule­verse et inter­roge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réal­ités, tem­po­ral­ités et espaces. Con­ti­nu­ité et rup­ture, matéri­al­ité et immatéri­al­ité, réel et mythe, on avance, le cœur en sus­pens, sur une crête à la fois pais­i­ble et brutale.

« Ona­gawa », le nom de ce petit port de pêche, avec son O, yin et yang, « comme une per­le » ouvre tout un univers, celui du Japon, de « ses baies bleues du cobalt océan », de ses cerisiers en bour­geons  « dans leur gaine de soie », de ses daims, hiron­delles et papil­lons, de ses par­fums print­aniers. Une attente vaporeuse, un paysage rêvé d’une sérénité toute boud­dhique. Les mots flot­tent, légers, dans une déli­catesse de haïku. Sauf que nous ne sommes pas dans le présent de la sen­sa­tion mais dans le passé comme le mon­tre l’usage de l’imparfait, temps de la durée, de la promesse renouvelée.

Et soudain c’est « la noyée », « raflée / comme un pois­son » par « une muraille de mort » énorme. Nous sommes le « onze mars 2011 ». Le tsuna­mi vient de faire « plus de dix-huit mille » vic­times en un instant. Par­mi elles, Yuko, une employée de banque, épouse de Yasuo, un chauf­feur de bus. Mar­i­lyne Bertonci­ni racon­te le cat­a­clysme dans l’ordre des faits, de la sub­mer­sion apoc­a­lyp­tique à la dévas­ta­tion, au sen­ti­ment de vide abyssal.

Mar­i­lyne Bertonci­ni, La Noyée d’Onagawa, Jacques André édi­teur, Col­lec­tion XXI n°58, pré­face de Xavier Bor­des, 12 euros.

Les faits s’énoncent en chiffres (date, heure, inten­sité du séisme, nom­bre de vic­times…) mais ces chiffres sont écrits en let­tres comme si l’alphabet per­me­t­tait de mieux apprivois­er la mortelle réal­ité, de la rap­a­tri­er à l’intérieur du lan­gage, de la recréer et donc de la méta­mor­phoser. N’est-ce pas le pou­voir de l’art, de la poésie : recréer la réal­ité pour la don­ner à vivre de l’intérieur ?

Le cat­a­clysme se réper­cute à l’autre bout du monde, selon l’effet papil­lon : nous voici main­tenant à Ville­franche, en France, auprès de l’auteur cueil­lie au réveil par l’annonce. S’ensuit alors un jeu d’analogies et de cor­re­spon­dances entre les deux vies, les deux villes. Inter­dépen­dance tou­jours des élé­ments, des événe­ments situés sur une même corde, « Life on a string » (cf. l’exergue).

Qu’est dev­enue Yuko ? Ressac de la vague, on revient au Japon trois ans plus tard, avec Yasuo qui, à 57 ans, entre­prend un pro­jet fou à l’issue improb­a­ble, mais com­ment accepter le « sans voix / sans corps » ?  Tant de dis­parus sans autre trace que leur nom.

Dans ce recueil, si espace et temps dia­loguent dans une même con­ti­nu­ité, c’est pour nous rap­pel­er la force de la nature, sa péren­nité vio­lente, chao­tique, et, en creux, notre folie à la défi­er, à l’ignorer quels que soient les aver­tisse­ments. (Yuko, par ironie, se réfugie sur le toit de sa banque. Nos tas d’or seront-ils jamais assez hauts ? ) Le nom de « Fukushi­ma », apparu tout à coup dans le texte, fait dan­gereuse­ment réson­ner le « cobalt » employé précédem­ment pour décrire l’océan.

La noyée d’Onagawa, à l’image d’Oyuki (fan­tôme tra­di­tion­nel pop­u­laire peint en 1750 par Maruya­ma Ōkyo) a main­tenant pris force de mythe. Elle représente à elle seule la beauté et la fragilité de notre humaine con­di­tion, elle est notre douleur à jamais incon­solée. Yasuo, le sage, le volon­taire, nous boule­verse en éter­nel Orphée. (Le texte est émail­lé de plusieurs références à la mytholo­gie grecque, si chère à l’auteur qui tend un fil d’Ariane entre les lieux, les épo­ques, les cultures.)

Ce réc­it-poème s’annonce en effet dès le départ comme un « thrène » antique, une lamen­ta­tion funèbre, la langue, le lan­gage assur­ant une con­ti­nu­ité entre les événe­ments et les êtres, même s’il est dif­fi­cile et dérisoire de met­tre des mots sur le drame, de le met­tre en mots. Juste la poète annonce-t-elle vouloir laiss­er quelques « traces de silence » qui ren­dent compte de « l’écho muet du fond des mers ». 

Après la cat­a­stro­phe (dénoue­ment de la tragédie au sens antique), retour au temps de l’écriture, à la fois rêver­ie et réflex­ion, ombres mêlées ici, là-bas. Les deux cal­ligrammes (nef et ancre/flèche) de clô­ture sem­blent faire écho aux idéo­grammes envoyés sur son télé­phone portable par Yuko, retrouvé(s) bien après par les plongeurs : « tsuna­mi énorme ».

Flu­id­ité aqua­tique, les fron­tières s’effacent. La douceur de l’air fait place à celle de l’eau, mal­gré les crânes, les « car­cass­es rouil­lées », les « poulpes bleus » et « les algues échevelées ». Yasuo, fidèle à son amour, pour­suit sans relâche sa quête impos­si­ble, la vie aus­si qui fait tourn­er « ses boucles infinies. »

Et résonne en  « l’HOMME » le « AUM » du grand tout.

N.B. On peut retrou­ver sur le net plusieurs sites rela­tant l’émouvante his­toire de Yasuo Takamatsu.

 

Présentation de l’auteur

Marilyne Bertoncini

Mar­i­lyne Bertonci­ni : poète, tra­duc­trice (anglais-ital­ien), revuiste et cri­tique lit­téraire, mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Phoenix, elle s’oc­cupe de la rubrique Musarder sur la revue ital­i­enne Le Ortique, con­sacrée aux femmes invis­i­bil­isées de la lit­téra­ture, et mène, avec Car­ole Mes­ro­bian, la revue numérique Recours au Poème, à laque­lle elle col­la­bore depuis 2013 et qu’elle dirige depuis 2016. 

Autrice d’une thèse, La Ruse d’I­sis, de la Femme dans l’oeu­vre de Jean Giono, et tit­u­laire d’un doc­tor­at, elle a été vice-prési­­dente de l’association I Fioret­ti, pour la pro­mo­tion des man­i­fes­ta­tions cul­turelles au Monastère de Saorge (06) et mem­bre du comité de rédac­tion de la Revue des Sci­ences Humaines, RSH (Lille III). Ses arti­cles, essais et poèmes sont pub­liés dans divers­es revues lit­téraires ou uni­ver­si­taires, français­es et étrangères. Par­al­lèle­ment à l’écri­t­ure, elle ani­me des ren­con­tres lit­téraires, Les Jeud­is des Mots, à Nice, ou les Ren­con­tres au Patio, avec les édi­tions PVST?, dans la périphérie du fes­ti­val Voix Vives de Sète. Elle pra­tique la pho­togra­phie et col­la­bore avec des artistes, musi­ciens et plasticiens.

Ses poèmes sont traduits en anglais, ital­ien, espag­nol, alle­mand, hébreu, ben­gali, et chinois.

 

bib­li­ogra­phie

Recueils de poèmes

La Noyée d’On­a­gawa, éd. Jacques André, févri­er 2020

Sable, pho­tos et gravures de Wan­da Mihuleac, éd. Bilingue français-alle­­mand par Eva-Maria Berg, éd. Tran­signum, mars 2019

Memo­ria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l’autrice, ed. PVST. Mars 2019

Mémoire vive des replis, texte et pho­tos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – à paraître, novem­bre 2018

L’Anneau de Chill­i­da, Ate­lier du Grand Tétras, mars 2018 (man­u­scrit lau­réat du Prix Lit­téraire Naji Naa­man 2017)

Le Silence tinte comme l’angélus d’un vil­lage englouti, éd. Imprévues, mars 2017

La Dernière Oeu­vre de Phidias, suivi de L’In­ven­tion de l’ab­sence, Jacques André édi­teur, mars 2017.

Aeonde, éd. La Porte, mars 2017

La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016

Labyrinthe des Nuits, suite poé­tique – Recours au Poème édi­teurs, mars 2015

 

Ouvrages col­lec­tifs

- Le Courage des vivants, antholo­gie, Jacques André édi­teur, mars 2020

- Sidér­er le silence, antholo­gie sur l’exil – édi­tions Hen­ry, 5 novem­bre 2018

- L’Esprit des arbres, édi­tions « Pourquoi viens-tu si tard » — à paraître, novem­bre 2018

- L’eau entre nos doigts, Antholo­gie sur l’eau, édi­tions Hen­ry, mai 2018

- Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approx­i­matif , 2016

- Antholo­gie du haiku en France, sous la direc­tion de Jean Antoni­ni, édi­tions Aleas, Lyon, 2003

Tra­duc­tions de recueils de poésie

-Soleil hési­tant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André (à paraître 2021)

-Un Instant d’é­ter­nité, bilingue (traduit en ital­ien) d’Anne-Marie Zuc­chel­li, éd. PVST, 2020

- Labir­in­to delle Not­ti (ined­i­to) nom­iné au Con­cor­so Nazionale Luciano Ser­ra, Ital­ie, sep­tem­bre 2019

- Tony’s blues, de Bar­ry Wal­len­stein, avec des gravures d’Hélène Baut­tista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? , mars 2020

- Instan­ta­nés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, édi­tions Imprévues, 2018

- Ennu­age-moi, a bilin­gual col­lec­tion , de Car­ol Jenk­ins, tra­duc­tion Mar­i­lyne Bertonci­ni, Riv­er road Poet­ry Series, 2016

- Ear­ly in the Morn­ing, Tôt le matin, de Peter Boyle, Mar­i­lyne Bertonci­ni & alii. Recours au Poème édi­tions, 2015

- Livre des sept vies , Ming Di, Recours au Poème édi­tions, 2015

- His­toire de Famille, Ming Di, édi­tions Tran­signum, avec des illus­tra­tions de Wan­da Mihuleac, juin 2015

- Rain­bow Snake, Ser­pent Arc-en-ciel, de Mar­tin Har­ri­son Recours au Poème édi­tions, 2015

- Secan­je Svile, Mémoire de Soie, de Tan­ja Kragu­je­vic, édi­tion trilingue, Beograd 2015

- Tony’s Blues de Bar­ry Wal­len­stein, Recours au Poème édi­tions, 2014

Livres d’artistes (extraits)

Aeonde, livre unique de Mari­no Ros­set­ti, 2018

Æncre de Chine, in col­lec­tion Livres Ardois­es de Wan­da Mihuleac, 2016

Pen­sées d’Eury­dice, avec  les dessins de Pierre Rosin :  http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/

Île, livre pau­vre avec un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016)

Pae­sine, poème , sur un col­lage de Ghis­laine Lejard (2016)

Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015)

A Fleur d’é­tang, livre-objet avec Brigitte Marcer­ou (2015)

Genèse du lan­gage, livre unique, avec Brigitte Marcer­ou (2015)

Dae­mon Fail­ure deliv­ery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crog­nier, artiste graveuse d’Amiens – 2013.

Col­lab­o­ra­tions artis­tiques visuelles ou sonores (extraits)

- Damna­tion Memo­ri­ae, la Damna­tion de l’ou­bli, lec­­ture-per­­for­­mance mise en musique par Damien Char­ron, présen­tée le 6 mars 2020 avec le sax­o­phon­iste David di Bet­ta, à l’am­bas­sade de Roumanie, à Paris.

- Sable, per­for­mance, avec Wan­da Mihuleac, 2019 Galerie

- L’En­vers de la Riv­iera  mis en musique par le com­pos­i­teur  Man­soor Mani Hos­sei­ni, pour FESTRAD, fes­ti­val Fran­­co-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the Riv­er »

- Per­for­mance chan­tée et dan­sée « Sodade » au print­emps des poètes  Vil­la 111 à Ivry : sur un poème de Mar­i­lyne Bertonci­ni, « L’homme approx­i­matif » , décor voile peint et dess­iné,  6 x3 m par Emi­ly Walcker :

l’Envers de la Riv­iera  mis en image par la vidéaste Clé­mence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Ban­lieue»

Là où trem­blent encore des ombres d’un vert ten­dre » – Toile sonore de Sophie Bras­sard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf

La Rouille du temps, poèmes et tableaux tex­tiles de Bérénice Mollet(2015) – en par­tie pub­liés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/

Pré­faces

Appel du large par Rome Deguer­gue, chez Alcy­one – 2016

Erra­tiques, d’ Angèle Casano­va, éd. Pourquoi viens-tu si tard, sep­tem­bre 2018

L’esprit des arbres, antholo­gie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novem­bre 2018

Chant de plein ciel, antholo­gie de poésie québé­coise, PVST et Recours au Poème, 2019

Une brèche dans l’eau, d’E­va-Maria Berg, éd. PVST, 2020

 

(Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr),

(fiche biographique com­plète sur le site de la MEL : http://www.m‑e‑l.fr/marilyne-bertoncini,ec,1301 )

Autres lec­tures

Marilyne Bertoncini, Aeonde

Petit livret, grand livre. Encore une fois, après La dernière œuvre de Phidias, Mar­i­lyne Bertonci­ni fait appel à la dimen­sion mythique pour dire la con­di­tion humaine.

Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des ren­con­tres heureuses des arts Artiste inven­tive, Wan­da Mihuleac s’est pro­posé de pro­duire des livres-objets, livres d’artiste, livres-sur­prise, de manières divers­es et inédites où la poésie, le visuel, le dessin […]

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

Un joli for­mat qui tient dans la poche pour ce livre pré­cieux dans lequel Mar­i­lyne Bertonci­ni fait dia­loguer poèmes et pho­togra­phies (les siennes) pour accueil­lir les frag­ments du passé qui affleurent dans les […]

Marilyne Bertoncini, Sable

Mar­i­lyne Bertonci­ni nous emmène vers la plage au sable fin, vers la mer et ses vagues qui dansent dans le vent pour un voy­age tout intérieur… Elle marche dans […]

Marilyne BERTONCINI, Mémoire vive des replis, Sable

Mar­i­lyne BERTONCINI – Mémoire vive des replis La poésie de Mar­i­lyne Bertonci­ni est sin­gulière, en ce qu’elle s’appuie fréquem­ment sur des choses matérielles, pour pren­dre essor, à la façon […]

Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Taka­mat­su. Flux et reflux du lan­gage devenu poème, long dis­cours sur le vide lais­sé par la […]

Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poé­tique, à la con­struc­tion musi­cale, points et con­tre­points, boule­verse et inter­roge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réal­ités, tem­po­ral­ités et espaces. Con­ti­nu­ité et rup­ture, matéri­al­ité et […]

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Marilyse Leroux

Mar­il­yse Ler­oux, née à Vannes au bord de la mer, mem­bre de Don­ner à voir depuis 1986, éditée depuis les années 80 en revues, recueils et antholo­gies, écrit prin­ci­pale­ment de la poésie ou en fait écrire depuis 1976 au sein d’ateliers d’écriture pour jeunes et adultes. Elle est égale­ment nou­vel­liste (nou­velles pub­liées en revues et aux édi­tions Rhubarbe) et roman­cière pour la jeunesse (éd. Stéphane Batigne). Elle aime partager des pro­jets avec dif­férents artistes : pho­tographes, pein­tres (nom­breux livres d’artiste), col­lag­istes, écrivains, poètes, musi­ciens, car, chez elle, l’écriture se veut avant tout voy­age, aven­ture, ric­o­chets. Sa devise, emprun­tée au poète Saint-John Perse est “Poésie pour mieux vivre et plus loin.” Elle explore plusieurs voies d’écriture, en pre­mier lieu une expres­sion intimiste liée aux sen­sa­tions et à leur réso­nance intérieure comme dans : Herbes (Ed. Don­ner à Voir, 1995) Grains de lumière (L’épi de sei­gle, 1999) Le fil des jours, (Don­ner à Voir 2007) Quelques ros­es pour ton jardin (Ate­lier de Grou­tel, 2011) Le temps d’ici (Ed. Rhubarbe 2013, Prix des Écrivains Bre­tons, extraits parus dans Poètes de Bre­tagne, éd. de la Table Ronde), Ancrés, éd Rhubarbe 2016, Le sein de la terre, La Lucarne des Écrivains, 2018, Prix Maram Al-Mas­ri. À paraître en 2020 : Nés arbres, L’Ail des ours, On n’a rien dit de l’océan, L’Atelier des Noy­ers, Une île, presque, Inter­ven­tions à Haute Voix. Pho­togra­phie : Yvon Kervinio
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