Nimrod, Petit éloge de la lumière nature

Par |2021-05-06T10:19:45+02:00 6 mai 2021|Catégories : Nimrod|

Depuis Saint-John Perse, on sait ce que recou­vre ce terme d’éloge, genre poé­tique qui rel­e­vait autre­fois de la louange et du chant funèbre, revis­ité par la moder­nité (Pierre Oster, René Char, Guy Gof­fette…), reviv­i­fié par l’enfance, cet âge d’or élevé au rang de mythe où se revit le temps non séparé. Le poète Nim­rod s’approprie le genre à sa manière dans un recueil salué en 2020 par le prix Apollinaire.

Une blessure « orig­inelle », « abyssale », ouvre le recueil : la perte de la langue mater­nelle, la langue kim par­lée par une peu­plade minori­taire au sud du Tchad, pays natal de Nim­rod. Dou­ble exil pour le poète car il s’agit pour lui d’une langue dou­ble­ment inter­dite : langue orale trop rare pour lui per­me­t­tre la trans­mis­sion et langue trop écrite (car biblique) pour la lit­téra­ture perçue comme un blas­phème par la rig­oriste reli­gion protestante.

/…/
je suis nu et j’ai froid
inter­dit en moi-même
comme une bille qu’on débite.

 

Nim­rod, Petit éloge de la lumière nature, Le Man­teau & la Lyre Obsid­i­ane, 2020, dif­fu­sion Les Belles Let­tres, 110 pages, 14 euros.

Désor­mais le cœur offrande n’ira plus « aux dieux mais à la patrie sans rivages où piano marchent les filles. »

Plusieurs péri­odes ryth­ment ce recueil rassem­blé en cinq mou­ve­ments sous un titre rim­bal­dien (cf. l’exergue, l’éloge con­sis­tant aus­si à dire ce que l’on doit à qui.) La lumière sal­va­trice qui nour­rit les poèmes témoigne d’un rap­port sen­si­ble au monde et à ses élé­ments. Arpen­teuse, voyageuse, elle unit tout : la joie, la tristesse, les épo­ques, de l’enfance à aujourd’hui, les espaces, de l’Afrique à l’Europe (Tchad, Côte d’Ivoire, France), les régions, de la Nor­mandie à l’Ardèche, les paysages, sables et forêts, villes et cam­pagnes, la végé­ta­tion, baob­a­bs, rôniers, aca­cias et châ­taig­niers… Qu’y a‑t-il de changé ? Au bord de la Seine, «  L’air et la lumière sont les mêmes en dépit de la sécher­esse qui pré­vaut dans mon pays. » 

Des textes en prose se mêlent aux poèmes, des voca­bles rares aux accents per­siens tels ces « oiseaux allusifs » voisi­nent avec des mots plus quo­ti­di­ens, cer­tains à la pointe amusée, d’autres ouverte­ment cri­tiques sur l’état du monde. L’éloge, qui est le genre de la libre reviv­i­fi­ca­tion, per­met de vivre l’écart entre ailleurs et ici, entre hier et main­tenant, entre le oui et le non et, s’il ne le comble pas, il en révèle la pleine éten­due, une « illu­sion ou intu­ition qu’on se fait après coup des matières mythiques, volubiles. »

La nature, de tou­jours, est un refuge pour le poète, un immense « réser­voir d’amour » qui lui per­met de « Marcher tou­jours au plus intime du voy­age », le poète, comme le puits pour la lune, étant « sa cham­bre d’échos ». Avec elle, le monde lui est ren­du en ami sou­verain. Con­so­la­trice, ras­sur­ante lorsque tangue le navire, elle détourne des « jérémi­ades », du « goût de la plainte ». C’est elle la langue mère, nourri­cière, qui embar­que l’homme et l’enfant dans ses voiles.

 /…/
Je barre vers la lumière
Con­va­in­cu de bâtir
Avec un matéri­au chaotique. 

Entre exil et nos­tal­gie, la quête de l’enfance est celle d’un âge à jamais per­du, perte du « vrai lieu » que le poète n’a de cesse de retrou­ver dans ses péré­gri­na­tions : « Cer­tains jours de flâner­ie, mon enfance remonte par des chemins entravés. »

Mal­gré cette détresse fon­da­trice, le poète se tient tou­jours « au matin du monde », son enfance lui est « sans cesse redonnée avec sa rasade de soleil » car partout son amour le devance, écrit-il. Tel est le pou­voir de la créa­tion, salut spir­ituel au monde et à la vie, capa­ble de réin­ven­ter les mon­des avec leurs flots de sen­sa­tions, leur présence inef­fa­ble, inépuis­able, à jamais réac­tivée par le pou­voir des mots-lumières.

Qui dit éloge dit retour aux orig­ines, à l’origine, dans un élan qui porte et mag­ni­fie. Ten­sion entre ful­gu­rances et silences, per­ma­nence et imma­nence, néant et com­mu­nion, efface­ment et célébra­tion, la lumière-poésie donne à voir un monde loin­tain et proche à la fois. « Je t’ai atten­due et tu es venue, tem­pérance du temps, amer­tume qui enfin prends eau ». Tous sens et élé­ments con­vo­qués, le poète, « nu au seuil le soir », se situe au croise­ment de l’élémentaire et du vivant. Il porte une atten­tion aiguë à ce qui l’entoure, fleuve, arbres ou insectes. Son souf­fle est celui de l’émerveillement. Ain­si la rose peut-elle réu­nir sous une même épi­taphe le père dis­paru et son fils qui pense à sa future fin.

Et ce rêve de fleurs sur la tombe disparue
Fleurs séchées    leur absence persistante
Et moi qui refuse l’évidence
D’un rêve de fleurs sur la tombe disparue.

Rien d’antique ou de funèbre dans cet éloge. Il ne s’agit pas de pleur­er le monde per­du mais de le ressus­citer, de le reviv­i­fi­er au con­tact du présent, quelles que soient ses réal­ités, agréables ou douloureuses. La poésie, nour­rie de pertes et d’acquis, con­naît, comme la lumière, l’ombre de la mort. Elle est le lien qui dure entre les morts et les vivants, tout le vivant. Et c’est ce qui rend l’éloge si attachant : cette super­po­si­tion de l’enfant et de l’adulte dans un même lieu, une même sen­sa­tion comme si le temps magi­cien mêlait ses êtres, ses chemins, ses lumières dans une même alliance « pour­pre et or ».

 Mon cœur d’adulte arpente mon cœur d’enfant comme si le sec­ond était le père du pre­mier – son guide, son proche parent. 

Ruti­lances et cha­toiements, Nim­rod écrit une langue sen­si­tive ciselée aux éclats dia­man­tins. Une noblesse intérieure, toute prin­cière, s’allie à une douceur de regard, à un cœur de bois ten­dre qui se sait proche du gouf­fre. Rien de grandil­o­quent dans son éloge – l’emphase serait un risque car le fleuve est « tou­jours en excès sur les mots » – mais un lyrisme désir­ant allié à une prosodie libre, aux notes incan­ta­toires, une dis­tance bien­faisante qui per­met l’accord.

/…/
par la parole la vue le toucher
j’espère la beauté
sa trace au fond de moi
une âme à la remorque du soleil. 

 

Présentation de l’auteur

Nimrod

Nim­rod Bena Djan­grang, plus con­nu sous le nom de plume de Nim­rod, né le à Koy­om au Tchad, est un poète, romanci­er et essayiste.

Il a pour­suivi ses études supérieures à Abid­jan en Côte d’Ivoire, où il a enseigné dans les col­lèges et lycées. Doc­teur en philoso­phie (1996) et rédac­teur en chef de la revue Aleph, beth (1997–2000), Nim­rod vit aujourd’hui en France, à Amiens où il enseigne la philoso­phie à l’Université de Picardie Jules-Verne

Il reçoit en 2008 le prix Édouard-Glis­sant, des­tiné à hon­or­er une œuvre artis­tique mar­quante de notre temps selon les valeurs poé­tiques et poli­tiques du philosophe et écrivain Édouard Glis­sant : la poé­tique du divers, le métis­sage et toutes les formes d’émancipation, celle des imag­i­naires, des langues et des cultures.

En décem­bre 2020 il reçoit le pres­tigieux prix Apol­li­naire pour son recueil Petit Éloge de la lumière nature.

Poésie

Pierre, pous­sière, Obsid­i­ane, 1989, Prix de la voca­tion en poésie 1989.

Pas­sage à l’infini, Obsid­i­ane, 1999, Prix Louise-Labé.

En sai­son, suivi de Pierre, pous­sière, Obsid­i­ane, 2004.

Babel, Baby­lone, Obsid­i­ane, poème, 2010, Prix Max-Jacob 2011.

L’Or des riv­ières, Actes Sud, sept réc­its poé­tiques, 2010.

Sur les berges du Chari, dis­trict nord de la beauté, édi­tions Bruno Doucey, 2016, Prix de poésie Pier­rette-Mich­e­loud 2016.

J’au­rais un roy­aume de bois flot­té : antholo­gie per­son­nelle, 1989–2016 , édi­tions Gal­li­mard, coll. « Poésie », n°522, 2017.

Nébuleux tré­sor, pein­tures de Giraud Cauchy, For­calquier : Arché­type, 2018.

Petit éloge de la lumière nature, Obsid­i­ane, 2020.

Romans et récits

Les Jambes d’Alice, Actes Sud, roman, 2001

Bourse Thyde Mon­nier de la Société des gens de lettres.

Le Départ, Actes Sud, roman, 2005.

Le Bal des princes, Actes Sud, roman, 2008

Prix Ahmadou-Kourouma et prix Benjamin-Fondane.

Un bal­con sur l’Algérois, Actes Sud, 2013.

L’enfant n’est pas mort, édi­tions Bruno Doucey, coll. « Sur le fil », 2017.

Gens de brume, Actes Sud, coll. « Essences », 2017.

La Tra­ver­sée de Mont­par­nasse, édi­tions Gal­li­mard, coll. « Con­ti­nents Noirs » , 2020

Essais

Tombeau de Léopold Sédar Sen­g­hor, Le Temps qu’il fait, 2003.

Léopold Sédar Sen­g­hor, mono­gra­phie cosignée avec Armand Guib­ert, Édi­tions Seghers, coll. « Poètes d’au­jour­d’hui », 2006.

La Nou­velle Chose française, Actes Sud, 2008.

Alan Tas­so d’un chant soli­taire, Bey­routh, Les Blés d’or, coll. « Estet­i­ca », 2010.

Vis­ite à Aimé Césaire suivi de Aimé Césaire, le poème d’une vie, Obsid­i­ane, 2013.

Léon-Gontran Damas, le poète jazzy, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

L’Eau les choses les reflets : la pein­ture de Claire Bianchi, Claire Bianchi, 2018.

Pour la jeunesse

Rosa Parks, non à la dis­crim­i­na­tion raciale, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2008.

Aimé Césaire, non à l’hu­mil­i­a­tion, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2012.

 

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Marilyse Leroux

Mar­il­yse Ler­oux, née à Vannes au bord de la mer, mem­bre de Don­ner à voir depuis 1986, éditée depuis les années 80 en revues, recueils et antholo­gies, écrit prin­ci­pale­ment de la poésie ou en fait écrire depuis 1976 au sein d’ateliers d’écriture pour jeunes et adultes. Elle est égale­ment nou­vel­liste (nou­velles pub­liées en revues et aux édi­tions Rhubarbe) et roman­cière pour la jeunesse (éd. Stéphane Batigne). Elle aime partager des pro­jets avec dif­férents artistes : pho­tographes, pein­tres (nom­breux livres d’artiste), col­lag­istes, écrivains, poètes, musi­ciens, car, chez elle, l’écriture se veut avant tout voy­age, aven­ture, ric­o­chets. Sa devise, emprun­tée au poète Saint-John Perse est “Poésie pour mieux vivre et plus loin.” Elle explore plusieurs voies d’écriture, en pre­mier lieu une expres­sion intimiste liée aux sen­sa­tions et à leur réso­nance intérieure comme dans : Herbes (Ed. Don­ner à Voir, 1995) Grains de lumière (L’épi de sei­gle, 1999) Le fil des jours, (Don­ner à Voir 2007) Quelques ros­es pour ton jardin (Ate­lier de Grou­tel, 2011) Le temps d’ici (Ed. Rhubarbe 2013, Prix des Écrivains Bre­tons, extraits parus dans Poètes de Bre­tagne, éd. de la Table Ronde), Ancrés, éd Rhubarbe 2016, Le sein de la terre, La Lucarne des Écrivains, 2018, Prix Maram Al-Mas­ri. À paraître en 2020 : Nés arbres, L’Ail des ours, On n’a rien dit de l’océan, L’Atelier des Noy­ers, Une île, presque, Inter­ven­tions à Haute Voix. Pho­togra­phie : Yvon Kervinio
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