Aurélie Foglia, Comment dépeindre

Par |2021-06-21T12:28:40+02:00 21 juin 2021|Catégories : Aurélie Foglia|

La poète et artiste pein­tre Aurélie Foglia rend compte dans son dernier livre d’une triple expéri­ence : celle d’une poète qui écrit sur l’acte d’écrire, d’une pein­tre sur celui de pein­dre (quels liens entre les deux ?), enfin d’une femme vic­time d’articide de la part de son com­pagnon violent.

Com­ment com­mencer un tel  livre ? Dans son ordre chronologique des qua­tre saisons (À la manière de ma main / Avoir à voir / Pein­dre avec la langue / Vous désar­tic­ulées) ou bien à rebrousse-temps ? Pour moi qui ai ten­dance à lire d’abord dans le désor­dre, je débuterai cette note par la dernière sai­son (pages 109 à 203) qui occupe la plus grande par­tie de l’ouvrage. On remar­que d’ailleurs que la pag­i­na­tion s’arrête à la page 199, les derniers poèmes n’étant pas foliotés. Est-ce une erreur de maque­tte ou un choix sig­nifi­ant comme si les feuilles restaient désor­mais sans repères ?

Dans cette qua­trième par­tie inti­t­ulée « Vous désar­tic­ulées », avec son accord au féminin, l’auteur s’adresse à ses toiles comme à ses enfants. 

Aurélie Foglia, Com­ment dépein­dre, Édi­tions Cor­ti, novem­bre 2020, 208 pages, 19 euros.

Que s’est-il passé dans la vie de l’artiste ? Une note explica­tive nous le pré­cise en toute fin : son com­pagnon, pré­da­teur vio­lent, a en son absence détru­it toute son œuvre, soit 150 toiles. Un arti­cide-fémini­cide car la pein­tre et ses créa­tions sont char­nelle­ment liées, indis­so­cia­bles l’une de l’autre. Un pré­da­teur sait tou­jours où porter ses coups, son but étant la mort de sa proie.

Ne reste au bout du compte du « mas­sacre » que la seule œuvre qu’il con­naisse : « l’œuvre de la vio­lence ». Qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit d’un crime, par déman­tèle­ment et dépos­ses­sion. Faut-il être un artiste, un poète, pour le com­pren­dre ? La police, la jus­tice ont min­imisé l’impact de l’articide sur sa vic­time, comme cer­taines per­son­nes de son entourage : « heureuse­ment tu / es saine et sauve / ce sont tes toiles / qui ont trin­qué / ce ne sont que des toiles / après tout… » Les œuvres sont de la chair, du sang, du temps, de l’amour, elles vivent comme des « enfants du bout des doigts », com­ment l’ignorer ? Quelle est cette société où l’on tolère autant de vio­lences à l’égard des femmes ? Où ce n’est pas si impor­tant « après tout » ? Faut-il atten­dre que la femme perde la vie pour que l’on intervienne ?

 

un pan d’œuvre est mort
de mon vivant

le corps atteint
se replie et se tait

un arbre à qui on a
arraché ses bourgeons

quand on touche à l’œuvre
l’œuvre crie

c’est plus fort que moi

 

Cette métaphore de l’arbre n’en est pas une, on le com­prend en reprenant le livre à son début. Le lien de la pein­tre-poète avec l’arbre est organique, con­sub­stantiel. Son nom même Foglia ne sig­ni­fie-t-il pas qu’elle est feuille ? Le rap­port est intime, ontologique. L’arbre, pérenne, silen­cieux, pro­fus dans ses formes et couleurs, est source, lumière, vie, ressource inépuis­able. Il est là depuis la nuit des temps, présence tutélaire que la main heureuse ne peut asservir.

 

les arbres sont mes aiguilles
pinceaux mètres étalons
échelles béquilles
/…/

 

Aurélie Foglia peint les arbres avec son corps, à mains nues, au plus près de la matière et des élé­ments, comme dans un retour aux orig­ines de l’humanité. Seule la toile-paroi est l’interface. Il lui faut dépein­dre, dés­ap­pren­dre à pein­dre comme on dés­ap­prend à écrire pour retrou­ver la source vive du sur­gisse­ment, son point d’émergence. Elle recherche l’instant pre­mier qui per­met la libre créa­tion, désen­travée de tout.

 

ma pra­tique remonte

à l’époque où l’homme avait plus
de mains

s’en remet­tait aux rites avant de
ses corps

tapis dans ses vis­cères à l’image de
la touf­feur dehors

pour con­serv­er l’animation ma-
gique des ombres sur les parois à
nu

d’une cav­erne

 

Cette expéri­ence directe et intense de la pein­ture est par­ti­c­ulière­ment émou­vante car elle dit la réap­par­te­nance à soi-même, au monde, à ses élé­ments, à son his­toire. Plus rien n’est séparé. La main caresse, devient musique, main d’harmonie, de don et non de prédation.

La bouche aus­si est une « cave ». C’est elle le lieu pre­mier de la poète, qui pré­cise : « je ne suis pas / pein­tre à l’origine ». Sa pein­ture, toute instinc­tive, relève du geste. Elle avance sans intel­lect, sans mots, − pour leur échap­per peut-être − dans un jail­lisse­ment libre comme l’est celui du poème. Ce dernier est un arbre sur la page, fil­i­forme et aéré dans ses ramures, fil­trant sa lumière goutte à goutte. Il se cherche, se sculpte à son rythme, crée son espace, voudrait se « pein­dre avec la langue ». On le voit, arbres, poèmes, pein­tures sont étroite­ment liées dans une même énergie vitale. Ils procè­dent du même rit­uel sauvage, dépourvu de nom car il ne sait ce qu’il cherche, toute trace créant son chemin, son incon­nu jubi­la­toire libre de toute attache.

Les mots, eux aus­si, sont libérés de leurs attach­es. Ils frayent sur la page directe­ment, sans l’aide des liens gram­mat­i­caux tra­di­tion­nels, comme les couleurs qui, jux­ta­posées en touch­es sur la toile, changent de valeur au con­tact l’une de l’autre. Dans la créa­tion, tout s’interpénètre, mots, couleurs, matière, corps en un même acte d’amour, une même quête d’absolu : « le jaune est la couleur du jouir. »

L’auteur use dans ses vers de coupes sig­nifi­antes, un mot en con­tenant un autre que la césure inat­ten­due éclaire tout à coup. Le mot n’est pas seul mais pris dans un réseau de sens qu’il fait enten­dre par divers procédés lex­i­caux, une façon de rap­pel­er que tout sur cette terre a par­tie liée, les arbres comme les humains, comme leur lan­gage. Alors on lit, on relit, on revient en arrière sur la fine « mar­què­terie » pour capter un autre reflet, une autre vibra­tion. « Où êtes-vous / mes arbres ar- / rasés ». Un mot dit tou­jours plus qu’il « n’en a l’art ». Et s’il est impuis­sant à dire, il se renou­velle : «  langue coupée / d’avoir vu l’invoyable » ou se réin­vente : « je doigts / faire de la toile une page ».

Mots mobiles comme les couleurs qui jouent ensem­ble, s’appellent en miroir, mots qui excè­dent leur rôle com­mun pour se mêler à leur guise dans la flu­id­ité de la langue, la spon­tanéité orig­inelle. Et sur la page l’œil aus­si se fait mobile comme la main sur la toile. Le titre lui-même « com­ment dépein­dre », ques­tion ou asser­tion, joue sur dif­férentes épais­seurs séman­tiques : com­ment décrire l’acte de pein­dre, celui d’écrire, com­ment faire abstrac­tion de tout ce que l’on sait pour attein­dre la nudité du sur­gisse­ment, com­ment racon­ter le crime et le deuil, com­ment vivre sans pein­ture, amputé de soi ?

Souhaitons à Aurélie Foglia de retrou­ver l’énergie pure de ses mains, pour l’amour des arbres, des mots et des couleurs. Et que jus­tice lui soit rendue.

Pour con­naître les œuvres d’Aurélie Foglia : http://www.a‑foglia.com/

Pour par­ticiper au col­lec­tif con­tre l’articide créé par Aurélie Foglia et Maud Thiria :

 https://www.fabula.org/actualites/collectif-contre-l-articide_100014.php

 

Présentation de l’auteur

Aurélie Foglia

Aurélie Foglia est maître de con­férences à l’Université Paris 3‑Sorbonne Nou­velle et poète. Sous le nom d’Aurélie Loise­leur, elle a con­sacré ses pre­miers travaux de recherche au romantisme. 

Sa thèse a don­né lieu à un livre, L’Harmonie selon Lamar­tine, utopie d’un lieu com­mun (Cham­pi­on, 2005), et elle a con­sacré de nom­breux arti­cles à Hugo, Vigny, Baude­laire, Flaubert, Rim­baud ou Ver­laine, entre autres. Elle est l’auteure d’une “His­toire de la lit­téra­ture du XIXème siè­cle” dans la col­lec­tion 128 (Armand Col­in, 2014).

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

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Marilyse Leroux

Mar­il­yse Ler­oux, née à Vannes au bord de la mer, mem­bre de Don­ner à voir depuis 1986, éditée depuis les années 80 en revues, recueils et antholo­gies, écrit prin­ci­pale­ment de la poésie ou en fait écrire depuis 1976 au sein d’ateliers d’écriture pour jeunes et adultes. Elle est égale­ment nou­vel­liste (nou­velles pub­liées en revues et aux édi­tions Rhubarbe) et roman­cière pour la jeunesse (éd. Stéphane Batigne). Elle aime partager des pro­jets avec dif­férents artistes : pho­tographes, pein­tres (nom­breux livres d’artiste), col­lag­istes, écrivains, poètes, musi­ciens, car, chez elle, l’écriture se veut avant tout voy­age, aven­ture, ric­o­chets. Sa devise, emprun­tée au poète Saint-John Perse est “Poésie pour mieux vivre et plus loin.” Elle explore plusieurs voies d’écriture, en pre­mier lieu une expres­sion intimiste liée aux sen­sa­tions et à leur réso­nance intérieure comme dans : Herbes (Ed. Don­ner à Voir, 1995) Grains de lumière (L’épi de sei­gle, 1999) Le fil des jours, (Don­ner à Voir 2007) Quelques ros­es pour ton jardin (Ate­lier de Grou­tel, 2011) Le temps d’ici (Ed. Rhubarbe 2013, Prix des Écrivains Bre­tons, extraits parus dans Poètes de Bre­tagne, éd. de la Table Ronde), Ancrés, éd Rhubarbe 2016, Le sein de la terre, La Lucarne des Écrivains, 2018, Prix Maram Al-Mas­ri. À paraître en 2020 : Nés arbres, L’Ail des ours, On n’a rien dit de l’océan, L’Atelier des Noy­ers, Une île, presque, Inter­ven­tions à Haute Voix. Pho­togra­phie : Yvon Kervinio
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