Cette suite poé­tique, à la con­struc­tion musi­cale, points et con­tre­points, boule­verse et inter­roge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réal­ités, tem­po­ral­ités et espaces. Con­ti­nu­ité et rup­ture, matéri­al­ité et immatéri­al­ité, réel et mythe, on avance, le cœur en sus­pens, sur une crête à la fois pais­i­ble et brutale.

« Ona­gawa », le nom de ce petit port de pêche, avec son O, yin et yang, « comme une per­le » ouvre tout un univers, celui du Japon, de « ses baies bleues du cobalt océan », de ses cerisiers en bour­geons  « dans leur gaine de soie », de ses daims, hiron­delles et papil­lons, de ses par­fums print­aniers. Une attente vaporeuse, un paysage rêvé d’une sérénité toute boud­dhique. Les mots flot­tent, légers, dans une déli­catesse de haïku. Sauf que nous ne sommes pas dans le présent de la sen­sa­tion mais dans le passé comme le mon­tre l’usage de l’imparfait, temps de la durée, de la promesse renouvelée.

Et soudain c’est « la noyée », « raflée / comme un pois­son » par « une muraille de mort » énorme. Nous sommes le « onze mars 2011 ». Le tsuna­mi vient de faire « plus de dix-huit mille » vic­times en un instant. Par­mi elles, Yuko, une employée de banque, épouse de Yasuo, un chauf­feur de bus. Mar­i­lyne Bertonci­ni racon­te le cat­a­clysme dans l’ordre des faits, de la sub­mer­sion apoc­a­lyp­tique à la dévas­ta­tion, au sen­ti­ment de vide abyssal.

Mar­i­lyne Bertonci­ni, La Noyée d’Onagawa, Jacques André édi­teur, Col­lec­tion XXI n°58, pré­face de Xavier Bor­des, 12 euros.

Les faits s’énoncent en chiffres (date, heure, inten­sité du séisme, nom­bre de vic­times…) mais ces chiffres sont écrits en let­tres comme si l’alphabet per­me­t­tait de mieux apprivois­er la mortelle réal­ité, de la rap­a­tri­er à l’intérieur du lan­gage, de la recréer et donc de la méta­mor­phoser. N’est-ce pas le pou­voir de l’art, de la poésie : recréer la réal­ité pour la don­ner à vivre de l’intérieur ?

Le cat­a­clysme se réper­cute à l’autre bout du monde, selon l’effet papil­lon : nous voici main­tenant à Ville­franche, en France, auprès de l’auteur cueil­lie au réveil par l’annonce. S’ensuit alors un jeu d’analogies et de cor­re­spon­dances entre les deux vies, les deux villes. Inter­dépen­dance tou­jours des élé­ments, des événe­ments situés sur une même corde, « Life on a string » (cf. l’exergue).

Qu’est dev­enue Yuko ? Ressac de la vague, on revient au Japon trois ans plus tard, avec Yasuo qui, à 57 ans, entre­prend un pro­jet fou à l’issue improb­a­ble, mais com­ment accepter le « sans voix / sans corps » ?  Tant de dis­parus sans autre trace que leur nom.

Dans ce recueil, si espace et temps dia­loguent dans une même con­ti­nu­ité, c’est pour nous rap­pel­er la force de la nature, sa péren­nité vio­lente, chao­tique, et, en creux, notre folie à la défi­er, à l’ignorer quels que soient les aver­tisse­ments. (Yuko, par ironie, se réfugie sur le toit de sa banque. Nos tas d’or seront-ils jamais assez hauts ? ) Le nom de « Fukushi­ma », apparu tout à coup dans le texte, fait dan­gereuse­ment réson­ner le « cobalt » employé précédem­ment pour décrire l’océan.

La noyée d’Onagawa, à l’image d’Oyuki (fan­tôme tra­di­tion­nel pop­u­laire peint en 1750 par Maruya­ma Ōkyo) a main­tenant pris force de mythe. Elle représente à elle seule la beauté et la fragilité de notre humaine con­di­tion, elle est notre douleur à jamais incon­solée. Yasuo, le sage, le volon­taire, nous boule­verse en éter­nel Orphée. (Le texte est émail­lé de plusieurs références à la mytholo­gie grecque, si chère à l’auteur qui tend un fil d’Ariane entre les lieux, les épo­ques, les cultures.)

Ce réc­it-poème s’annonce en effet dès le départ comme un « thrène » antique, une lamen­ta­tion funèbre, la langue, le lan­gage assur­ant une con­ti­nu­ité entre les événe­ments et les êtres, même s’il est dif­fi­cile et dérisoire de met­tre des mots sur le drame, de le met­tre en mots. Juste la poète annonce-t-elle vouloir laiss­er quelques « traces de silence » qui ren­dent compte de « l’écho muet du fond des mers ». 

Après la cat­a­stro­phe (dénoue­ment de la tragédie au sens antique), retour au temps de l’écriture, à la fois rêver­ie et réflex­ion, ombres mêlées ici, là-bas. Les deux cal­ligrammes (nef et ancre/flèche) de clô­ture sem­blent faire écho aux idéo­grammes envoyés sur son télé­phone portable par Yuko, retrouvé(s) bien après par les plongeurs : « tsuna­mi énorme ».

Flu­id­ité aqua­tique, les fron­tières s’effacent. La douceur de l’air fait place à celle de l’eau, mal­gré les crânes, les « car­cass­es rouil­lées », les « poulpes bleus » et « les algues échevelées ». Yasuo, fidèle à son amour, pour­suit sans relâche sa quête impos­si­ble, la vie aus­si qui fait tourn­er « ses boucles infinies. »

Et résonne en  « l’HOMME » le « AUM » du grand tout.

N.B. On peut retrou­ver sur le net plusieurs sites rela­tant l’émouvante his­toire de Yasuo Takamatsu.

 

Présentation de l’auteur

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Marilyse Leroux

Mar­il­yse Ler­oux, née à Vannes au bord de la mer, mem­bre de Don­ner à voir depuis 1986, éditée depuis les années 80 en revues, recueils et antholo­gies, écrit prin­ci­pale­ment de la poésie ou en fait écrire depuis 1976 au sein d’ateliers d’écriture pour jeunes et adultes. Elle est égale­ment nou­vel­liste (nou­velles pub­liées en revues et aux édi­tions Rhubarbe) et roman­cière pour la jeunesse (éd. Stéphane Batigne). Elle aime partager des pro­jets avec dif­férents artistes : pho­tographes, pein­tres (nom­breux livres d’artiste), col­lag­istes, écrivains, poètes, musi­ciens, car, chez elle, l’écriture se veut avant tout voy­age, aven­ture, ric­o­chets. Sa devise, emprun­tée au poète Saint-John Perse est “Poésie pour mieux vivre et plus loin.” Elle explore plusieurs voies d’écriture, en pre­mier lieu une expres­sion intimiste liée aux sen­sa­tions et à leur réso­nance intérieure comme dans : Herbes (Ed. Don­ner à Voir, 1995) Grains de lumière (L’épi de sei­gle, 1999) Le fil des jours, (Don­ner à Voir 2007) Quelques ros­es pour ton jardin (Ate­lier de Grou­tel, 2011) Le temps d’ici (Ed. Rhubarbe 2013, Prix des Écrivains Bre­tons, extraits parus dans Poètes de Bre­tagne, éd. de la Table Ronde), Ancrés, éd Rhubarbe 2016, Le sein de la terre, La Lucarne des Écrivains, 2018, Prix Maram Al-Mas­ri. À paraître en 2020 : Nés arbres, L’Ail des ours, On n’a rien dit de l’océan, L’Atelier des Noy­ers, Une île, presque, Inter­ven­tions à Haute Voix. Pho­togra­phie : Yvon Kervinio