1

Armand Dupuy, Selfie lent

Un  sentiment inhabituel  émerge en consultant cet opuscule. L’auteur Armand Dupuy s’écoute  et se voit  écrivant et vivant. Comme si  une lecture à voix basse  par caméra mentale1 se déroulait page à page, en même temps que la nôtre. Il détaille ce qui constitue ses actions tous azimuts, ponctuées ça et là de repères personnels  - date, heure, minute -  respectant néanmoins l’ordre de Chronos. Telle est sa durée intérieure à la Bergson, autrement dit celle de son existence.

L’autoportrait de ce selfie  «  batailleur » (annoncé page 12) se dévide en miroirs à multiples facettes. Le  Selfie vraiment Moi – c’est à dire Lui -   se figera au terme d’un présent « suffisamment vivant pour être enjeu de lutte ». Ce pourquoi, sa démarche se mue et s’immobilise dans  le titre de « selfie lent ».

Ce qui s’agite en son esprit en alerte et en auto-observation démarre le 17 mars 2016 à partir de 4 heures 14. Il accrédite alors sa certitude d’être ce qu’il voit (« je suis » « ce que je vois »), l’agrémentant de jeux de sonorités : « je pense donc j’essuie » ou « j’essuie ce que je vois ». Sa vie jusqu’au 24 septembre est parfois clairement suggérée, parfois perçue dans le secret des lignes.  « Nous devenons fertiles d’une autre façon », confie-t-il. Autant d’écrits qui se chevauchent, de sorte que la lectrice n’a plus qu’à grimper sur une des lignes et se laisser emporter.

Ce moi en marchant, en s’écrivant, en se parlant ou écoutant la parole des uns ou des autres, poursuit sans doute la même élaboration  d’« archives de soi »  que dans son travail de peinture. L’auteur veut se préserver en enfouissant sa mémoire. Ainsi la présentation de soi en continu,« en un seul texte vivant, infini » de ce « journal-poème » renvoie à sa démarche picturale spécifique.

Armand Dupuy, Selfie lent, 110 pages, Ed. Faï fioc, 13€.

Lorsque l’auteur se décrit en tant que peintre, sa force créative participe de la destruction. « Créer et détruire », exigences jugées « contradictoires », se concilient ou se réconcilient en un seul tableau :  celui-ci se ravale, s’enfouit dans la pierre, se recouvre, se recommence.  La démarche de son Selfie se fabrique  tout en disparaissant, en s’éclipsant dans le langage et dans la description. Son texte se crée  avec des retouches et des repentirs ressentis au fil de l’ouvrage. Un défi sans doute, mais à quoi ?

*

Oui, mais la lectrice – moi -  a aussi ses caprices. Elle nargue l’ordre des pages. Elle décide de commencer l’ouvrage par la fin quitte à remonter vers le début de l’opuscule. Elle remonte le temps des pages d’un Moi qui joue son propre film psychologique et commence à l’envers par les radiographies insolites de Claire Combelles. Elles peuvent avoir un sens, car l’ombre envahissante capte l’ébauche de formes de plantes ou d’insectes.  Elles peuvent aussi ne pas en avoir, suggérant un  pourquoi pas ?  après le pourquoi ?

La lectrice s’arroge  le droit de fouailler parmi les auteurs cités de l’index et  d’y piocher des noms en toute autonomie.  Elle crée des chaînons imaginaires entre les arts : de l’écrit (Rimbaud, Jim Harrison) vers  la pellicule (Pasolini).  Rimbaud à 17h28, est  évoqué dans les « poteaux de couleurs » autres que celles de ses voyelles originelles (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »). Il n’y a ni jaune, ni mauve inscrit par le récit de A. Dupuy le 28 mars. Jim Harrisson traverse la modernité via Facebook : la mort lèche « sa doublure » sur une photo FB dont la lumière est rongée « par l’ombre, la lumière et les poncifs concomitants » (lesquels ne sont pas décrits dans ce zeugme). Pasolini, lui, se signale par une « phrase détachée » qui marche soudain en lui (« la langue de la poésie est celle où l’on sent la caméra »).

Un autre chaînon se noue dans le monde de la peinture, entre !e douanier Rousseau et Cézanne. Le premier (Rousseau)  s’exprime par un phrase : « Ce n’est pas moi qui peint, mais quelque chose au bout de ma main ». Le second,  Cézanne (22 janvier, 19h15), rappelle à propos de coupes et collures des images de film  qu’« ils sont tellement collés qu’il me semble qu’ils vont saigner ».  Quant à Durer,  pourtant présent page 60 sous forme d’un rhinocéros cuirassé tracé à la « pointe sèche », il n’est pas retenu dans l’index. De même que Millet  (18 janvier, 8h27) qui n’a pas cette chance malgré son Angelus.  « ce temps pendu des visages versant » (page 57) pour évoquer des « travellings citadins de H.L. » (nous n’aurons que les initiales).

Dans ce périple  de cet index, la lectrice émoustillée s’interroge sur un énigmatique P.B. (page 42) : cache-t-il un Pierre Bourdieu ou Pierre Bergougnioux (elle penche pour le second). Et enfin, elle cherche encore la réponse à une énigme (page 42) des toiles «  rouges bardent » … S’agit-il d’un vin Saint Emilion ou du mot « ardent » affublé d’une coquille (un «  b » suspect introduit subrepticement dans le mot). Autant d’audaces qui accompagnent l’audace de cette démarche épistolaire.

« Les souvenirs ont l’étrangeté de « choses plates » (page 8),  comme des blattes cafards et pans de tristesse recommencés. Plates comme les pages d’un livre, plates tant qu’on ne les secoue pas, qu’on ne cherche pas les ressources et qu’on prend même le risque d’inventer comme l’ose l’auteur ! « J’oublierai », songe A. Dupuy. Repoussant pourtant l’oubli, il cherche à capter tous les instants d’un bout de sa vie, rue du Garet.  Une sorte de défi.

Au reste, il s’écrit aussi un morceau de nos propres vies faites de ces milliers d’instants successifs. A la page 50 on est au 9-10 décembre, date et heures comprises. A la page 66, nous en sommes au 4, 5, 6 avril, etc. Des datations conduisant à une date ultime ?

Note

  1. A la Robbe-Grillet ?

 

Présentation de l’auteur

Armand Dupuy

Armand Dupuy est né en 1979 et vit à Saint-Jean-La-Bussière. Il a réalisé de nombreux livres d’artistes en tant qu’auteur, avec des plasticiens (Georges Badin, Jean-Marc Scanreigh, Jean-Michel Marchetti, Jérémy Liron, Joël Leick, Jephan de Villiers…) ou bien avec des auteurs, en tant qu’artiste, sous le pseudonyme de Aaron Clarke (Pierre Bergounioux, Dominique Sampiero, Antoine Emaz, Michel Butor...). Il est également fondateur des éditions Centrifuges.

© Crédits photos (supprimer si inutile)

Bibliographie (supprimer si inutile)

Poèmes choisis

Autres lectures

Armand Dupuy, Selfie lent

Un  sentiment inhabituel  émerge en consultant cet opuscule. L’auteur Armand Dupuy s’écoute  et se voit  écrivant et vivant. Comme si  une lecture à voix basse  par caméra mentale1 se déroulait page à page, [...]