Armand Dupuy, Selfie lent

Par |2022-03-06T07:46:22+01:00 28 décembre 2021|Catégories : Armand Dupuy, Critiques|

Un  sen­ti­ment inhab­ituel  émerge en con­sul­tant cet opus­cule. L’auteur Armand Dupuy s’écoute  et se voit  écrivant et vivant. Comme si  une lec­ture à voix basse  par caméra men­tale1 se déroulait page à page, en même temps que la nôtre. Il détaille ce qui con­stitue ses actions tous azimuts, ponc­tuées ça et là de repères per­son­nels  - date, heure, minute —  respec­tant néan­moins l’ordre de Chronos. Telle est sa durée intérieure à la Berg­son, autrement dit celle de son existence.

L’autoportrait de ce self­ie  «  batailleur » (annon­cé page 12) se dévide en miroirs à mul­ti­ples facettes. Le  Self­ie vrai­ment Moi – c’est à dire Lui —   se fig­era au terme d’un présent « suff­isam­ment vivant pour être enjeu de lutte ». Ce pourquoi, sa démarche se mue et s’immobilise dans  le titre de « self­ie lent ».

Ce qui s’agite en son esprit en alerte et en auto-obser­va­tion démarre le 17 mars 2016 à par­tir de 4 heures 14. Il accrédite alors sa cer­ti­tude d’être ce qu’il voit (« je suis » « ce que je vois »), l’agrémentant de jeux de sonorités : « je pense donc j’essuie » ou « j’essuie ce que je vois ». Sa vie jusqu’au 24 sep­tem­bre est par­fois claire­ment sug­gérée, par­fois perçue dans le secret des lignes.  « Nous devenons fer­tiles d’une autre façon », con­fie-t-il. Autant d’écrits qui se chevauchent, de sorte que la lec­trice n’a plus qu’à grimper sur une des lignes et se laiss­er emporter.

Ce moi en marchant, en s’écrivant, en se par­lant ou écoutant la parole des uns ou des autres, pour­suit sans doute la même élab­o­ra­tion  d’« archives de soi »  que dans son tra­vail de pein­ture. L’auteur veut se préserv­er en enfouis­sant sa mémoire. Ain­si la présen­ta­tion de soi en con­tinu,« en un seul texte vivant, infi­ni » de ce « jour­nal-poème » ren­voie à sa démarche pic­turale spécifique.

Armand Dupuy, Self­ie lent, 110 pages, Ed. Faï fioc, 13€.

Lorsque l’auteur se décrit en tant que pein­tre, sa force créa­tive par­ticipe de la destruc­tion. « Créer et détru­ire », exi­gences jugées « con­tra­dic­toires », se con­cilient ou se réc­on­cilient en un seul tableau :  celui-ci se ravale, s’enfouit dans la pierre, se recou­vre, se recom­mence.  La démarche de son Self­ie se fab­rique  tout en dis­parais­sant, en s’éclipsant dans le lan­gage et dans la descrip­tion. Son texte se crée  avec des retouch­es et des repen­tirs ressen­tis au fil de l’ouvrage. Un défi sans doute, mais à quoi ?

*

Oui, mais la lec­trice – moi —  a aus­si ses caprices. Elle nar­gue l’ordre des pages. Elle décide de com­mencer l’ouvrage par la fin quitte à remon­ter vers le début de l’opuscule. Elle remonte le temps des pages d’un Moi qui joue son pro­pre film psy­chologique et com­mence à l’envers par les radi­ogra­phies inso­lites de Claire Combelles. Elles peu­vent avoir un sens, car l’ombre envahissante capte l’ébauche de formes de plantes ou d’insectes.  Elles peu­vent aus­si ne pas en avoir, sug­gérant un  pourquoi pas ?  après le pourquoi ?

La lec­trice s’arroge  le droit de fouailler par­mi les auteurs cités de l’index et  d’y piocher des noms en toute autonomie.  Elle crée des chaînons imag­i­naires entre les arts : de l’écrit (Rim­baud, Jim Har­ri­son) vers  la pel­licule (Pasoli­ni).  Rim­baud à 17h28, est  évo­qué dans les « poteaux de couleurs » autres que celles de ses voyelles orig­inelles (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »). Il n’y a ni jaune, ni mauve inscrit par le réc­it de A. Dupuy le 28 mars. Jim Har­ris­son tra­verse la moder­nité via Face­book : la mort lèche « sa dou­blure » sur une pho­to FB dont la lumière est rongée « par l’ombre, la lumière et les pon­cifs con­comi­tants » (lesquels ne sont pas décrits dans ce zeugme). Pasoli­ni, lui, se sig­nale par une « phrase détachée » qui marche soudain en lui (« la langue de la poésie est celle où l’on sent la caméra »).

Un autre chaînon se noue dans le monde de la pein­ture, entre !e douanier Rousseau et Cézanne. Le pre­mier (Rousseau)  s’exprime par un phrase : « Ce n’est pas moi qui peint, mais quelque chose au bout de ma main ». Le sec­ond,  Cézanne (22 jan­vi­er, 19h15), rap­pelle à pro­pos de coupes et col­lures des images de film  qu’« ils sont telle­ment col­lés qu’il me sem­ble qu’ils vont saign­er ».  Quant à Dur­er,  pour­tant présent page 60 sous forme d’un rhinocéros cuirassé tracé à la « pointe sèche », il n’est pas retenu dans l’index. De même que Mil­let  (18 jan­vi­er, 8h27) qui n’a pas cette chance mal­gré son Angelus.  « ce temps pen­du des vis­ages ver­sant » (page 57) pour évo­quer des « trav­el­lings citadins de H.L. » (nous n’aurons que les initiales).

Dans ce périple  de cet index, la lec­trice émoustil­lée s’interroge sur un énig­ma­tique P.B. (page 42) : cache-t-il un Pierre Bour­dieu ou Pierre Bergougnioux (elle penche pour le sec­ond). Et enfin, elle cherche encore la réponse à une énigme (page 42) des toiles «  rouges bar­dent » … S’agit-il d’un vin Saint Emil­ion ou du mot « ardent » affublé d’une coquille (un «  b » sus­pect intro­duit sub­rep­tice­ment dans le mot). Autant d’audaces qui accom­pa­g­nent l’audace de cette démarche épistolaire.

« Les sou­venirs ont l’étrangeté de « choses plates » (page 8),  comme des blattes cafards et pans de tristesse recom­mencés. Plates comme les pages d’un livre, plates tant qu’on ne les sec­oue pas, qu’on ne cherche pas les ressources et qu’on prend même le risque d’inventer comme l’ose l’auteur ! « J’oublierai », songe A. Dupuy. Repous­sant pour­tant l’oubli, il cherche à capter tous les instants d’un bout de sa vie, rue du Garet.  Une sorte de défi.

Au reste, il s’écrit aus­si un morceau de nos pro­pres vies faites de ces mil­liers d’instants suc­ces­sifs. A la page 50 on est au 9–10 décem­bre, date et heures com­pris­es. A la page 66, nous en sommes au 4, 5, 6 avril, etc. Des data­tions con­duisant à une date ultime ?

Note

  1. A la Robbe-Grillet ?

 

Présentation de l’auteur

Armand Dupuy

Armand Dupuy est né en 1979 et vit à Saint-Jean-La-Bus­sière. Il a réal­isé de nom­breux livres d’artistes en tant qu’auteur, avec des plas­ti­ciens (Georges Badin, Jean-Marc Scan­reigh, Jean-Michel Mar­che­t­ti, Jérémy Liron, Joël Leick, Jephan de Vil­liers…) ou bien avec des auteurs, en tant qu’artiste, sous le pseu­do­nyme de Aaron Clarke (Pierre Bergounioux, Dominique Sampiero, Antoine Emaz, Michel Butor…). Il est égale­ment fon­da­teur des édi­tions Centrifuges.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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Jane Hervé

Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/
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