Ciel, de l’Albanie, que con­naît-on? Jadis, un dic­ta­teur Enver Hod­ja masquait tout un pays, des élec­tions prési­den­tielles annonçaient des scores dou­teux à 99% pour le même homme ? Aujourd’hui la voix mag­ique d’Elina Duni, aspire notre esprit vers ce pays mécon­nu. Alors finale­ment qu’en ignore-t-on ? Qua­si­ment tout en ce qui me concerne. 

Ce pourquoi, j’ai priv­ilégié d’urgence l’ouvrage bilingue Urgence – Urgjen­ca  dans la pile d’été des livres reçus.  Qu’est-ce qui  fascine dans cet incon­nu? Ce qui est écrit ? Ce qui est lu à voix basse ou haute ? Ce qui est sug­géré ? Qu’advient-il lorsqu’il est rédigé en une langue indo-européenne — l’albanais — si  incon­nue qu’on mécon­naît le moin­dre mot et qu’on ne peut pronon­cer la moin­dre syl­labe. Les poèmes de Xhe­vahir Spahiu imposent cette énigme croisée du sens et de la pronon­ci­a­tion. Une chance ! Est-il néces­saire de les com­pren­dre ou faut-il s’abandonner à l’émotion d’une lec­ture con­ver­tie en musique inso­lite? Nos yeux feuil­let­tent le poème, s’accrochent à une suc­ces­sion de con­sonnes en graphèmes  zgj – dhj-shk, glis­sent sur un por­teur d’un tré­ma… Nous déci­dons d’entrer dans la tra­duc­tion de cette édi­tion bilingue, du moins de le ten­ter. Nous pénétrons le poème Monot­o­nie comme une grotte ou un nuage impro­visé : Shushuri­jnë shel­gjet në fushë. Le tra­duc­teur Alexan­dre Zotos, con­nais­seur des lit­téra­tures français­es et balka­niques, a déplacé l’ordre des mots : il répète « susurrent» et « mur­murent » à deux repris­es en fin de phrase, alors que le vers orig­inel com­mençait et  finis­sait par ce même verbe.

Xhe­vahir Spahiu, Urgences — Urgjen­ca, anthologie
poé­tique bilingue, traduit et présen­tée de l’albanais
par Alexan­dre Zotos, edi­tions MEO, 2016,  
http://www.meo-ediition.eu, 16€.

Est-ce par goût du rythme ou d’une répéti­tion qui, en français, ferait écho à la pen­sée poé­tique ? Le tra­duc­teur devient  le passeur priv­ilégié des mini-poèmes qui con­cer­nent la Grèce (anci­enne cité grecque Apolon­nie, Homère), l’ Alban­ie (Mont Tomorr) ou ailleurs.

Certes nous ignorons l’albanais,  du moins le croyons-nous, avant de  trou­ver un pre­mier mot  uni­versel ( ?) com­pris par la seule pronon­ci­a­tion « Akuarel » (aquarelle), puis un deux­ième « Musike », — l’art sem­ble omniprésent — ,  et puis le mot des mots inscrit inté­grale­ment : «  Poeti ».… Que dit Spahiu du poète priv­ilégié par ce recueil « anthologique » ? Il peut d’abord être un poète sin­guli­er. Tel le bosni­aque Izet Sara­jlic décédé le 2 mai : après avoir lais­sé vides « les rues de la révolte » de la veille, il est allé lever « l’armée des morts ». Il est celui qui périt « au milieu de ses vers », comme un arti­san (maçon écrasé sous son mur ou bûcheron abat­tu sous un pin) ou une mère morte en couche. Le mek­toub ! Il est enfin « Dante » dont la stat­ue se laisse envelop­per par un lau­ri­er « sor­ti de terre », lequel mue la Nature en sym­bole imprévu. Il est aus­si Homère dont l’Ulysse n’aurait « jamais ral­lié Ithaque ». Le « hap­py end » du retour aurait été rajouté par un cor­recteur indéli­cat. Le poète est aus­si ancré ou cerné par le con­texte poli­tique : même sa pro­pre « veste» est pri­vatisée par ce Min­istère de Pri­vati­sa­tion qui pri­va­tise tout, jusqu’à l’esprit créa­teur. Il incar­ne égale­ment « le peu­ple meur­tri », frap­pé et men­acé comme cha­cun par ces trou­bles qui ont gelé les pyra­mides finan­cières et engen­dré le chaos en  1997. D’autres poèmes en font l’écho (Quand on vidait les places) en un pays où les fau­cilles  sont par­fois « occultes ».

Le « vrai » poète est enfin un ini­ti­a­teur, un « planteur d’arbres », peut-être à la Giono. Il étend ses « mains vertes » et « ven­dan­ge les vignes du mys­tère ». Généreux, il dif­fuse des écrits imbibés de rose et de lys, entourés de peu­pli­er ou d’oliviers, en com­pag­nie de colombe ou de cygne. Mais sur­prise,  lorsqu’il est  enfin ques­tion du « poème » (et non du poète), Spahiu y « verse » des chants d’oiseaux. Nar­quois, il évoque ensuite son toutou si « sage », assis pré­cisé­ment sur le texte du poème dont il est l’inspirateur, Mon caniche ! A croire qu’il appar­tient à un SPA poé­tique ! Et pour­tant dans cet art poé­tique, la lec­trice suit le poète en cati­mi­ni avant l’éblouissement : « Les sons à en mourir,/ les couleurs, à la folie/Les mots, ma mort, ma folie, m’y retrou­vant moi-même. » (in Art). Une façon pour elle de rêver en tour­nant de sim­ples pages de papi­er. « Vous, les mots qui me dévorez peu à peu », dit Spahiu. Nous avons envie de nous sou­venir de lui comme celui qui embrasse la bouche du coquelicot.

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Jane Hervé

Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/