Marie Etienne, Antoine Vitez et la poésie, La part cachée

Par |2021-05-06T12:24:45+02:00 6 mai 2021|Catégories : Marie Etienne|

Non, c’est juré. Ce n’était pas voulu. Ce livre là – Antoine Vitez et la poésie — s’est ouvert à l’envers. Il a sim­ple­ment décidé d’être lu en com­mençant par la fin, comme si sa dernière page devait être ma première.

Et que moi, lec­trice et intruse, devais recon­stituer une his­toire (celle du livre) pour établir un lien per­son­nel. Car chaque ouvrage est une per­son­ne qui par­le avec ses sourires ou ses larmes de papi­er, ses res­pi­ra­tions typographiques par­fois hale­tantes, sa couleur de peau blanche ou bis (jamais noire, pourquoi ?)…Arrê­tons d’écumer les détails et relevons ce défi de lire autrement. Tant pis pour les plat­i­tudes, tant pis pour les red­ites. En se jetant à l’eau, on apprend à nag­er au risque de se noyer.

En par­courant l’ouvrage à rebrousse-poil, il  révèle un ensem­ble « Avant de se quit­ter » com­por­tant les remer­ciements (aux filles d’A. Vitez),  une bib­li­ogra­phie sélec­tive, la bib­li­ogra­phie et  biogra­phie de Vitez, puis la liste de divers­es lec­tures de poésie con­tem­po­raine « par l’auteur » con­fié  par Vitez à Marie Eti­enne1 qui croise les forces du théâtre et de la lit­téra­ture, et enfin le tra­di­tion­nel index. De cette remon­tée doc­u­men­taire détail­lée émane une atten­tion aus­si affectueuse que précise.

Antoine Vitez et la poésie, La part cachée, Marie Eti­enne, pré­face de Jacques Dar­ras, Les passeurs d’Inuits, Ed. In’hui /Le Cas­tor astral,  224 p, 12€.

De fait,  nous rôderons dans la part poé­tique, « cachée » ou non, suiv­ie de la post­face de Jacques Dar­ras (Mes vis­ites à Vitez, juil­let 2018). Cela sig­ni­fie-t-il que l’autrice pro­pose des com­plé­ments infor­mat­ifs ? qu’Antoine Vitez avance masqué ? Masqué démasqué ? Dans ce livre-puz­zle, Marie Eti­enne redonne une vie cul­turelle posthume au fasci­nant met­teur en scène en trans­met­tant les doc­u­ments à sa dis­po­si­tion, comblant les failles de notre igno­rance. Sa part de dévoile­ment  com­mence par 1. L’ami grec, le poète Yan­nick Rit­sos pris­on­nier des colonels grecs ; 2. Le temps d’apprendre à vivre et son périple théâ­tral à Mar­seille, Caen ; 3. La lec­ture au Récami­er de « six poètes et une musique de main­tenant ». Il est fait men­tion de l’intrigante ques­tion des « silences d’Antoine » ;  4. Les pre­mières pub­li­ca­tions sur Aristo­phane, Claudel, Maïakovs­ki et Sopho­cle ; 5. Les  lec­tures de poésie à Chail­lot en « dic­tion blanche » (Jacques Roubaud) ou « claire » (Vitez) des con­tem­po­rains : Claudel,  Pasoli­ni,  Rit­sos, Maïakovsky qu’il a traduit,  Aragon qui lui est un inter­locu­teur. Pour  Vitez, la sit­u­a­tion pre­mière de cette lec­ture est l’acteur qui lit : « c’est tou­jours moi devant vous ». La voix est comme « un corps nu » dont elle est « la trace dans l’air ». 6.  Le poète dra­maturge, enfin. Pour Vitez, la poésie imbibe et domine en per­ma­nence ses pra­tiques théâ­trales2. Sa mise en scène se heurte d’emblée « à l’impossible ». Com­ment ?  « Je fais du théâtre comme on écrit », pré­cise-t-il avec une « irre­spon­s­abil­ité » sim­i­laire. Est-ce une façon d’affirmer son entrée dans le jeu théâ­tral comme un néo-auteur (et peut-être un lecteur) en pleine con­struc­tion romanesque ? Il réécrit un livre/un texte en le jouant, sans doute en fig­nolant les pré­parat­ifs de pronon­ci­a­tion ou de geste. Comme si le texte choisi se re-par­lait et re-vivait autrement, prou­vant ain­si (ver­sion U. Eco, L’œuvre ouverte) qu’il est bien inachevé.

Quelle rela­tion intime s’instaure entre le met­teur en scène et l’auteur con­cerné ? Il ne peut s’agir d’un dia­logue ordi­naire. Vitez « n’adapte pas mais réécrit l’œuvre ». Il ne se soumet pas sim­ple­ment au texte, mais en pro­pose une nou­velle ver­sion. Selon Marie Eti­enne, « chez lui, tout cohab­ite, ce qui le rend si déroutant », car il unit « des élé­ments dis­tincts et dis­tants ». Ses mis­es en scène sont  ni plus ni moins  qu’« un réc­it de sa vie ». Pour la cern­er et donc pour se cern­er, Vitez procède « par effrac­tion » : « A tra­vers les œuvres des autres, « il décline son par­cours de vivant » et son pro­pre « por­trait ». Mais com­ment se vit-il ? com­ment se définit-il ? Par « la non-con­for­mité à la norme et la per­fec­tion ». N’affirmait-il pas à ses élèves mués en enseignant qu’ils devaient « appren­dre aux autres ce qu’il ne savait pas faire » ? Une telle ré-écri­t­ure le ren­voie à lui-même.

La  mise en scène de Vitez est celle d’un être qui s’esquisse et se des­sine lui-même à tra­vers les œuvres des autres.  Pour se penser lui-même, au « cen­tre » de lui-même, il explore ces écrits qui lui sont « un gigan­tesque texte écrit par tout le monde » et englobant passé et présent.

Ain­si en est-il de Grisé­lidis de C. Per­rault, mariage d’un mar­quis et d’une bergère. L’époux la con­traint à d’effroyables « épreuves ». Imbri­quant la toile de Saint Georges et le Drag­on et le film L’empire des sens, Vitez est frap­pé par sa pro­pre mise en scène et « la mise à mort de l’époux par l’épouse ».  Ain­si explore-t-il à sa façon l’immense amour du poète Qays pour Lay­la, cette femme qui exalte son génie poé­tique. Elle n’est pas impor­tante en tant que femme, mais en tant que muse. Le poète devient fou (Maj­nun) et meurt dans le désert.

Il se peut que la mécon­nais­sance de la famille de son père Paul Vitez, le « secret » de cet ancêtre aban­don­né par sa mère Jeanne, l’ai poussé vers les autres. Sa vie com­mence au croise­ment de divers­es douleurs : avec la perte d’un enfant de ses amis, avec le poème de Rit­sos Forme de l’absence,  puis avec la décou­verte d’un chien « crevé, salé, ens­ablé » en Grèce en 1978. Mort sur la plage, il lui rap­pelle à la fois Pasoli­ni et le chien de son enfance. Une scène qui pré­fig­ure la lutte de Vitez con­tre toutes les oppressions.

Au fond, l’autrice Marie Eti­enne  donne aus­si par ses écrits suc­ces­sifs une « forme »  à l’absence du met­teur en scène si estimé, une absence dont elle explore tous les recoins. Revivant ain­si à sa façon cette poésie de Vitez qui tran­scende sa mise en scène.

Notes

  1. Marie Eti­enne : Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978–1982, Bal­land, 2000 ; En com­pag­nie d’An­toine Vitez, 1977–1984, Her­mann, Ver­tige de la langue, 2017.
  2. Antoine Vitez, Poèmes, POL, 1997. Vitez, met­teur en scène, admin­is­tra­teur de la Comédie Française en 1988, après  son man­dat à la tête du Théâtre Nation­al de Chaillot.
  3. Dix­it Yann-Joël Collin, Antoine Vitez, sa trans­mis­sion,  théâtre  les Deschargeurs, 21 octo­bre 2018.

    Présentation de l’auteur

    Marie Etienne

    Après avoir passé son enfance et son ado­les­cence en Asie du Sud-Est puis en Afriques noire, Marie Eti­enne s’est instal­lée à Paris. EPoète, roman­cière et cri­tique lit­téraire, elle fut la col­lab­o­ra­trice d’Antoine Vitez. pen­dant dix ans et par­ticipe à  “La Quin­zaine lit­téraire” depuis 1985.

    Elle a reçu le prix Mal­lar­mé en 1997 et le prix Paul Ver­laine de l’A­cadémie française en 2011.

    La Longe, Temps actuels, coll. « La Petite Sirène », 1981

    Let­tres d’Idumée, précédées de Péage, Paris, Seghers, 1982

    Le Sang du guet­teur, Arles, Actes Sud, 1985

    La Face et le loin­tain, Moulins, Ipomée, 1986

    Katana, dessins de San­dra Mon­cia­r­di­ni, Scan­dédi­tions, 1993 

    Ana­tolie, Flam­mar­i­on, 1997, Prix Mallarmé

    Roi des cent cav­a­liers, Flam­mar­i­on, 2002 

    Dor­mans, Flam­mar­i­on, 2006

    Le Livre des recels, Flam­mar­i­on, 2011, Prix Paul Ver­laine de l’Académie française

    Poésie, prose

    Éloge de la rup­ture, pointe sèche de Chris­t­ian Rosset

    Ulysse fin de siè­cle, Plom­bières-lès-Dijon, 1991

    Les Pas­sants intérieurs, Vir­gile, Fontaine-lès-Dijon, 2004

    Les Soupi­rants, Vir­gile, 2005

    Haute Lice, Cor­ti, 2011

    Cheval d’Octobre, Tara­buste, 2015

    Romans

    Clé­mence, Bal­land, 1999

    L’In­con­nue de la Loire, La Table ronde, 2004

    Théâtre

    Antoine Vitez, le roman du théâtre, 1978–1982, Bal­land, 2000

    En com­pag­nie d’An­toine Vitez, 1977–1984, Her­mann, Ver­tige de la langue, 2017

    Antoine Vitez et la poésie, In’hui/Le Cas­tor astral, « Les passeurs d’Inuits », 2019

    His­toire

    Sen­sò, la guerre, Bal­land, 2002

    L’En­fant et le Sol­dat, La Table ronde, 2006

    Ciné­ma

    Les Yeux fer­més ou Les Vari­a­tions Bergman, Cor­ti, En lisant en écrivant, 2011

    Antholo­gies

    Dont elle est l’auteur 

    Poésies des loin­tains, Actes sud, Arles, 1995

    Cent ans passent comme un jour, 56 poètes pour Aragon, Dumerchez, Creil, 1997

    Dans lesquelles elle figure 

    Fabio Doplich­er, Poe­sia del­la meta­mor­fosi, Roma, Quaderni di Stilb, 1982

    Hen­ri Deluy, L’Anthologie arbi­traire d’une nou­velle poésie, 1960–1982, Flam­mar­i­on, 1983

    Chris­t­ian Descamps, Poésie du monde fran­coph­o­ne, Le Cas­tor astral/ Le Monde, 1986

    Robert Sabati­er, La Poésie du vingtième siè­cle, Albin Michel, 1988

    Hen­ri Deluy, Poésie en France 1983–1988, Une antholo­gie cri­tique, Flam­mar­i­on, 1989

    Eugen Helm­lé, Réso­nances, Poètes français depuis 1960, Bav­ière, München Kirch­heim, 1989

    Jorge Fonde­brid­er, Poesìa france­sa con­tem­pore­nea 1940–1997, Buenos Aires, Libros de Tier­ra Firme, 1997

    Pas­cal Boulanger, Une « Action poé­tique » de 1950 à aujourd’hui, Flam­mar­i­on, 1998

    Hen­ri Deluy, Une antholo­gie de cir­con­stance, Fourbis,1993

    Lil­iane Giraudon, Hen­ri Deluy, Poésies en France depuis 1960. 29 femmes, Stock, 1994

    Michael Bish­op, Con­tem­po­rary French Women Poets, vol. II, Ams­ter­dam, Atlanta, Rodopi, 1995

    Anne Struve-Debeaux, Petite Antholo­gie de poésie française fran­coph­o­ne, Tokyo, Shichôsha, 2001

    Hoàng Hung, Les Nou­veaux Poètes français des trois dernières décen­nies, l’Association des écrivains, Hanoi, 2002

    Yam­i­ly Yunis, Poesìa france­sa hoy, una antologìa, Lima, Pérou, Jaime Cam­podon­ico, 2002

    Mary Ann Caws, The Yale Anthol­o­gy of Twen­ti­eth-Cen­­tu­ry French Poet­ry, New Heav­en, Lon­don, Yale Uni­ver­si­ty Press, 2004

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    Gérard Carti­er, En Vivo, Una antologìa de la poesìa france­sa actu­al, Buenos Aires, Levi­atàn, 2015

    Valenti­na Goset­ti, Andrea Bedeschi et Adri­ano Mar­che­t­ti, Donne. Poeti di Fran­cia e Oltre. Dal Roman­ti­cis­mo a Oggi, Ital­ie, Giu­liano Ladolfi Edi­tore, 2017.

    Yves di Man­no & Isabelle Gar­ron, Un Nou­veau Monde, Poésies en France. 1960–2010, Flam­mar­i­on, 2017

    Donne. Poeti di Fran­cia e Oltre. Dal Roman­ti­cis­mo a Oggi. Sous la direc­tion de Valenti­na Goset­ti, Andrea Bedeschi et Adri­ano Mar­che­t­ti, Giu­liano Ladolfi Edi­tore, 2017 (ISBN 978–88–6644–349‑0)

    Mar­i­lyn Hack­er, Bla­zons, New and Select­ed Poems, 2000–2018, Man­ches­ter, Car­canet, 2019

    Jean-Yves Reuzeau, Nous, avec le poème comme seul courage, Le Cas­tor astral, 2020

    Essais (ouvrages collectifs)

    « Antoine Vitez, pro­fesseur au con­ser­va­toire », in Les Voies de la créa­tion théâ­trale, CNRS, 1981

    Les Poètes et la Prose, in Formes poé­tiques con­tem­po­raines, Paris-Brux­elles, Les Impres­sions nou­velles, 2006

    L’Embrasure et le Monde, The Door­way and the World, Women in Con­tem­po­rary French-Lan­guage Poet­ry, tra­duc­tion Dawn Cor­ne­lio, Beyond Frenh Fem­i­nisms, Pal­grave Macmi­lan, USA, 2003

    Livres d’artistes

    avec les pein­tres Gas­ton Plan­et, Boulay, Bertrand Bra­cav­al, Jean-Michel Meurice, Jacques Clauzel, Michel Mousseau

    Émis­sions radiophoniques

    La Dis­trac­tion, par Chris­t­ian Ros­set et Marie Éti­enne, France Cul­ture, 1996.

    Ham­let, par Marie Éti­enne, Les Nuits mag­né­tiques, 1994, avec des entre­tiens et des extraits du spec­ta­cle mon­té par Antoine Vitez en 1982.

    La Nuit rêvée de Marie Éti­enne, France Cul­ture, novem­bre 2012.

    Poèmes choi­sis

    Autres lec­tures

    Le bruit des mots : entretien avec Marie Étienne et Jacques Darras

    Cette série d’en­tre­tien dont voici la pre­mière édi­tion est organ­isé par Anne de Com­mines, Car­ole Mes­ro­bian, Éric Sivry et Patrice Cazelles, en parte­nar­i­at avec Recours au poème. Marie Éti­enne et Jacques Dar­ras étaient venus […]

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    Jane Hervé

    Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/
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