Philippe Jaffeux, 26 tours

Par |2019-10-23T21:04:52+02:00 25 septembre 2019|Catégories : Philippe Jaffeux|

Il y a quelques mois, je m’interrogeais sur le bébé pho­tographié dans la revue suisse de poésie Dis­so­nance (Le nu, été 2017)…Serait-il un futur poète ? J’ai désor­mais acquis une cer­ti­tude, ce Philippe Jaf­feux était bien un poète en herbe. Il est devenu, d’une cer­taine façon, …en épi ! Pour preuve, il m’a adressé deux ouvrages rédigés par ses soins. Mais quels soins ? 

Philippe Jaf­feux, 26 tours, édi­tions Plaine Page, coll. Les oubliés, 2017, 10€.

L’auteur applique un même principe formel, du début à la fin de l’ouvrage pour sur­pren­dre le poème ou se sur­pren­dre lui-même ou sur­pren­dre l’œil lassé de la lectrice. 

26 tours est ni plus ni moins un poème tour­nant sur lui-même en 26 morceaux (on s’en doute presque, 26 étant le nom­bre exact de let­tres de l’alphabet latin ; et non 33 qui évo­querait plutôt le disque 33 tours ! ). Un manège aplati. Page par page, un morceau de poème s’avère pris­on­nier d’un car­ré et pris en un « tournoiement » dans le sens des aigu­illes d’une mon­tre. Cette suc­ces­sion de car­rés (7 cm sur 7) révèle les jeux-enjeux espace-temps de ce créa­teur ludique, pro­posant ici une poé­tique math­é­ma­tique. En mod­u­lant graphique­ment un cal­ligramme (?) géométrique, il estime néan­moins sa « lib­erté (…) fan­tai­siste ». Mécanique et ciné­tique engen­drent une parole « tur­bu­lente » et rôdée pour décon­stru­ire effi­cace­ment le poème. La lec­trice, prise au piège, pénètre ain­si dans un tekke1Tekke, monastère où se tient la semades der­vich­es. où des mots tour­bil­lon­nent en « der­vich­es » très tourneurs et même détourneurs. En refer­mant la dernière page, elle con­tin­ue à se pren­dre pour une « toupie », à ses risques et périls !

 

Est-ce par hasard que le mot « hasart » se ter­mine dans cet ouvrage par un « t » à maintes repris­es détec­tées. Cette ter­mi­nai­son – non hasardeuse, donc — se retrou­ve dans l’opuscule suiv­ant-ou-antécé­dent-ou-simul­tané inti­t­ulé Glisse­ments (du même cru 2017). Est-ce pour véri­fi­er l’attention de la lec­trice, tout en pro­posant une autre impro­vi­sa­tion que celle de Pennac (lequel inverse une page de man­u­scrit pour jauger l’attention de son éditrice) ? Est-ce pour réin­ven­ter le « hasart » en le jouant aux dés alphabé­tiques ???? Ce sec­ond ouvrage – Glisse­ments - d’un adepte du ski/surf/trottinette sur lan­gage joue égale­ment sur la forme. Il lui attribue une élas­tic­ité nou­velle, démon­trant que let­tres et esprit sont égale­ment « mal­léables ». Des exem­ples ? Jaf­feux emprunte une let­tre dans un mot (le « o » de débon­naire), la met en majus­cule en plein milieu de ce mot (débOn­naire), puis reprend cette même majus­cule ven­true au début du mot suiv­ant plutôt bis­cor­nu (ici Orkul, ailleurs Dziban, ou ailleurs de l’ailleurs Phecda). 

Philippe Jaf­feux, Glisse­ments, édi­tions Lan­sk­ine, 2017, 12€.

Une seule règle suf­fit-elle à dévider tout le recueil de Jaf­feux ? Pos­er la ques­tion est déjà y répon­dre : non. Pour éviter l’endormissement (dont le nôtre), le con­cep­teur intro­duit des vari­antes. La majus­cule répétée se sépare et s’éloigne de la pre­mière majus­cule pour s’accrocher au bout d’un mot en minus­cule, lequel pour­rait être en fin de phrase mais qui ne l’est pas puisqu’il n’y a pas de ponc­tu­a­tion, donc pas de phrase ni de fin de phrase. Elé­men­taire, mon cher Jaf­feux ! [ndlr : Si ça con­tin­ue, je vais gliss­er une majus­cule dans son nom de famille : JaF­feux.] L’auto-consigne est-elle défini­tive ? Non. Page suiv­ante, le mot se coupe en deux, séparé par un espace. Même le mot « écart » subit la méta­mor­phose jaf­feux­i­enne et devient « éc    art » ; même l’apostrophe typo ouvre un fos­sé entre elle et le mot qu’elle apos­tro­phe (« d’    un sens ») ; même la sépa­ra­tion typographique entre deux mots patine pour s’agrandir : « Le      silence ».

Chaque séquence est séparée de la suiv­ante par une onde hiéro­glyphique, indi­quant un autre courant, une autre vari­able. Ici on compte de 26 (rap­pel de l’ouvrage préc­ité ?) à 50 en évo­quant des plantes/arbustes (gen­tiane, cyprès, lau­ri­er, etc.), là on décline la liste des pier­res fines (quartz, opale, jade, etc.), là on change l’ordre des let­tres dans un mot (« alngue » pour langue, « arobortive » pour rob­o­ra­tive), là on mod­i­fie l’ordre des syl­labes (« sir­plai » pour plaisir), là la let­tre d’un mot quitte ce mot pour s’installer en soli­taire sur la ligne de dessous, là on dédou­ble la colonne  com­pli­quant la lec­ture, là on évide le texte tra­di­tion­nelle­ment figé en colonne (croix de Saint André, sabli­er, cône…).

Des « glisse­ments » sur l’écriture et sur ce qui n’est pas elle (le vide, l’espace, l’écart) « guide l’avenir de ses errances avec la place d’une pensée/paradoxale »  avec un « l » en italique glis­sé lui aus­si au milieu de ses com­pars­es romains ! Avez-vous com­pris ? Ecri­t­ure anti-écri­t­ure… C’est clair ? Clair-obscur ?

Poète math­é­mati­cien, Jaf­feux se veut ici explo­rateur de l’inexploré, l’incompréhensible, l’illisible, l’irréel, autant d’incarnations de « la for­mule mys­térieuse du vide ». Un vide volon­tiers qual­i­fié d’« inutile ». Le chaos méta­mor­phique de ce Jules Verne de l’alphabet, de ce Léonard de Vin­ci de la gram­maire, de ce Géotrou­ve­tou de l’orthographe fera-t-il émerg­er un con­cours Lépine de la trou­vaille oulip­i­enne? Bref, mon com­men­taire se met à gliss­er – lui  aus­si – sur le radeau de cette page, les touch­es d’ordinateur cessent soudain d’être mes gou­ver­nails. Con­traintes de pro­pos­er un sens non insen­sé, elles rêvent pour­tant de pass­er au-delà du champ alphabé­tique. Etgheu3ps,esji !uejs ;ay52 ;,etc…

Présentation de l’auteur

Philippe Jaffeux

Philippe Jaf­feux habite Toulon. L’Ate­lier de l’Agneau édi­teur a édité la let­tre O L’AN / ain­si que courants blancs et autres courants.

Les édi­tions Pas­sage d’encres ont pub­lié N L’E N IEMeALPHABET de A à M et Ecrit par­lé. Les édi­tions Lan­sk­ine ont pub­lié Entre et Glisse­mentsDeux a été édité par les édi­tions Tin­bad et 26 Tours par les édi­tions Plaine Page. Nom­breuses pub­li­ca­tions en revues et en ligne .

Philippe Jaffeux

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Jane Hervé

Jour­nal­iste aux Nou­velles Lit­téraires, auteure de La femme de lune (édi­tions Gal­li­mard), Née du chaos, et Le soleil ivre  (édi­tions du Guet­teur). Co-auteure de  La femme tatouée et de Neige d’amour avec le pein­tre Michel Jul­liard et co-auteure de pièces de théâtre : La légende de Guritha, femme viking et de Guritha, le retour avec Danièle Saint-Bois. janeherve@free.fr — voir aus­si : http://leguedelange.over-blog.com/

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