Après ce mon­u­ment d’expérimentations avec la mal­lar­méenne page blanche que fut Alpha­bet[1], Philippe Jaf­feux nous devait bien quelques éclair­cisse­ments ; les voici dans un entre­tien écrit (c’est-à-dire retran­scrit, puisque désor­mais, et ce n’est plus un secret de le dévoil­er, dimin­ué physique­ment par une mal­adie qui s’appelle la sclérose en plaques, le poète dicte tous ses textes à un dic­ta­phone numérique) qui est à son chef‑d’œuvre – « état inédit de l’écriture[2] » – ce que fut Expli­ca­tions[3] de Pierre Guy­otat à l’immense et incon­gru Progéni­tures[4].

Jaf­feux est adepte des philoso­phies ori­en­tales : il le montrait/prouvait dans ses longs poèmes (par exem­ple, dans Autres courants : « Le chant d’un inter­stice vital se mod­ule sur le proces­sus de for­ma­tion d’un silence en devenir. ») ; il le dit ici : « La pen­sée ori­en­tale m’aide ain­si à réin­té­gr­er l’électricité dans mon souf­fle. À l’image du Yi-King, mes courants ten­tent d’être soutenus par un cou­ple de forces élec­triques, c’est-à-dire par des polar­ités opposées qui fusion­nent en vue de dépass­er la con­science dual­iste. » Ying / Yang / 1 + 1 supérieur, stricte­ment, à 2. (« On est qua­tre », se réjouis­sait Joyce…) Le Yi-King est le livre par excel­lence des change­ments et des muta­tions : « Si le Yi-King est l’ancêtre des ordi­na­teurs et de la tech­nolo­gie binaire, il s’élève néan­moins au-dessus de ces machines car il sait refléter un mou­ve­ment (muta­tions, change­ments, trans­for­ma­tions) et accueil­lir la puis­sance du hasart» (C’est moi qui souligne.) Voilà le maître mot de la pen­sée (oui, par­fois, la poésie pense) poé­tique de Jaf­feux : « hasart », avec ce t penché en avant à la recherche de l’inconnu et du bon­heur scrip­tur­al. La pen­sée de la poésie de Jaf­feux prend forme grâce à des « asso­ci­a­tions acci­den­telles de mots[5] » qui doivent tout à l’éveil et à la présence au monde du corps du poète : « À l’instar de mon corps, mes textes sont tra­ver­sés par une mul­ti­tude incon­trôlable de courants élec­triques qui sont à l’origine de mes pen­sées, de mes paroles et de mes actes. Je peux écrire ou agir lorsque mon esprit devient indis­so­cia­ble de mon corps et que celui-ci instau­re une expéri­ence avec le temps présent afin que je fasse un avec mes textes. » Prax­is taoïste s’il en est… Jaf­feux est un écrivain chi­nois, c’est-à-dire un pein­tre (car tout comme Guy­otat se définit lui-même « artiste » et non « homme de let­tres », on peut aisé­ment qual­i­fi­er Jaf­feux d’« artiste du lan­gage » ; ses écrits le prou­vent à la sim­ple vision ; d’ailleurs il le revendique ici : « Je découpe mes phras­es pour mon­ter mes mots comme les images d’un film ; mes textes ten­tent de retran­scrire la mobil­ité ciné­matographique d’une pro­liféra­tion de voca­bles. » Toutes ten­ta­tives réussies, comme vous allez le voir, par exem­ple, ici : « Ses ban­des de let­tres étaient mis­es en case par un dessin car il écrivait dans des bulles rec­tan­gu­laires[6]. »). Pour preuve, Jaf­feux déclare souhaiter abolir la dis­tinc­tion mor­tifère entre l’image et la let­tre ; pour ce faire il se sou­vient des scribes égyp­tiens : « Si les pre­miers sys­tèmes d’écriture sont passés de l’image à la let­tre, Alpha­bet organ­ise plutôt un glisse­ment de l’écriture vers l’image » : le passé est l’avenir des modernes !

Après la lec­ture de cet entre­tien, on peut dire de Jaf­feux qu’il est un grand mod­erne (l’un des derniers ?) ; il a intéri­or­isé tous les acquis de la moder­nité, en par­ti­c­uli­er ceux de la « révo­lu­tion poé­tique[7] » – soit l’axe Rim­baud-Lautréa­mont-Mal­lar­mé –, et il le dit : « Le livre alors s’invente plutôt que je ne l’invente » (Rim­baud et son célèbre « je est un autre ») ; « J’essaye d’être agi par des formes imper­son­nelles et déformables » (Lautréa­mont et sa « poésie qui doit être faite par tous », la poésie per­son­nelle ayant « fait son temps de jon­g­leries rel­a­tives et de con­tor­sions con­tin­gentes etc. ») ; « Alpha­bet rejoint la poésie spa­tiale ou numérique car le prin­ci­pal objec­tif de ces 390 pages est d’être vis­i­bles autant que lis­i­bles. À ce pro­pos, la seule lec­ture qui m’ait totale­ment boulever­sé est celle de Mal­lar­mé évo­quant le rap­port entre les let­tres, l’écriture et les images. » (Qui aurait pu en douter ?) Il a même fait siens les acquis du grand ciné­ma mod­erne, exem­plaire­ment celui d’Abbas Kiarosta­mi : « C’est le spec­ta­teur qui finit le film. » Tel est bien le sens de ses presque dernières paroles dans cet opus : « l’interprétation […] d’un éventuel lecteur » sera « tou­jours plus utile » que son « dis­cours sur [ses] livres », lequel « ris­querait de pré­val­oir sur leur con­tenu ». Idée ren­for­cée par cette autre déc­la­ra­tion, quelques page plus tôt : « Mes livres res­teront à jamais inachevés, incom­plets, non réso­lus parce que ce sera tou­jours au lecteur, l’autre auteur, de finir de les écrire en les lisant. »

Pour finir, on ne doit pas s’étonner que Jaf­feux sem­ble croire à la théorie de la métempsy­chose (« notre énergie, notre âme peut trans­mi­gr­er dans de nou­veaux corps après notre mort ») — puisqu’il saute à nos yeux non aveu­gles que l’âme de Mal­lar­mé s’est (peut-être) bien réfugiée dans le corps et l’âme de Jaffeux-écrivain.



[1] Éd. Pas­sages d’encre, 2015.

[2] In Autres courants, éd. Ate­lier de l’agneau, 2015.

[3] Éd. Léo Scheer, 2000.

[4] Éd. Gal­li­mard, 2000.

[5] Deux exem­ples, par­mi cent autres, dans Autres courants, op. cit. : « Il s’attaqua à un mou­ton­nement d’interlignes et sa page fut sauvée par le pelage d’un loup gris » ; « La parole est un élé­ment qui prend sou­vent feu dans l’air parce qu’elle coule comme de l’eau sur la terre ». 

[6] In Autres courants, op. cit.

[7] Voir en par­ti­c­uli­er Julia Kris­te­va, La Révo­lu­tion du lan­gage poé­tique, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1974.

 

image_pdfimage_print
mm

Guillaume Basquin

Guil­laume Basquin est né en 1969.

Il pub­lie son pre­mier livre, Fon­du au noir : le film à l’heure de sa repro­duc­tion numérisée, chez Paris Expéri­men­tal en 2013. 
Plusieurs de ses textes sont pub­liés en revues (L’In­fi­ni, La Règle du Jeu, Traf­ic, Art­press, Nioques).
Devant la dif­fi­culté de faire pub­li­er des essais cri­tiques sur des auteurs vivants ou des livres expéri­men­taux dans le monde édi­to­r­i­al en place, il co-fonde avec sa com­pagne Chris­telle Merci­er les édi­tions Tin­bad en mars 2015, où il pub­lie deux ouvrages :
Jacques Hen­ric entre image et texte (2015) et (L)ivre de papi­er (2016).
Puis, aidé de Jean Durançon, il co-fonde une revue lit­téraire bi-annuelle de créa­tion lit­téraire et de cri­tique d’art, Les Cahiers de Tin­bad, dont le numéro 1 paraît en jan­vi­er 2016. 
Cette revue laisse une assez grande place à la poésie et aux expéri­men­ta­tions textuelles.

Tin­bad prévoit d’éditer une demi-douzaine d’ou­vrages par an, dont de la poésie mod­erne et expérimentale.

En sep­tem­bre 2016, il pub­lie chez Hon­oré Cham­pi­on la pre­mière étude com­plète sur l’écrivain Jean-Jacques Schuhl : Jean-Jacques Schuhl, du dandysme en lit­téra­ture. (pho­to Eric Rondepierre).