Thibault Biscarrat, Cercles intérieurs

Par |2023-02-21T19:58:32+01:00 21 février 2023|Catégories : Critiques, Thibault Biscarrat|

On l’a déjà écrit ici sur Recours au poème, Thibault Bis­car­rat poète, et hormis une pre­mière ten­ta­tive de roman (Dol­mancé, Abor­do, 2015), reprend et (ré)écrit tou­jours le même livre. D’ailleurs, il ne s’en cache pas, le revendi­quant même : « Un même souf­fle par­court tous mes écrits » ; « Il est un dire qui par­court tous mes écrits » ; « D’un livre l’autre un même souf­fle par­court l’alphabet des pro­fondeurs », etc. « L’humanité rêve d’un seul Livre », vrai­ment ? ou est-ce un sou­venir d’enfance de Thibault Bis­car­rat ? Le poète se sou­vient des leçons du cinéaste Robert Bres­son (dans ses écrits : « Ne change rien, pour que tout soit dif­férent ») : « Une même voix, un même rythme. Et pour­tant rien ne demeure similaire. »

Je l’ai déjà dit, mais je le répète, tant cela importe : chaque ver­set de Bis­car­rat est rem­pli de réminis­cences textuelles et d’emprunts plus ou moins (in)volontaires : « Mys­tère de l’amour qui meut le ciel et les autres étoiles » ; « Écho des lumières » ; « L’encre affleure, bleutée » ; « Nous trou­verons, un jour, le lieu et la for­mule » ; « Les voyelles bruis­sent et avivent les couleurs » ; « Entends […] les sauts d’harmonie inouïs » ; « Le pla­giat est néces­saire. Le pro­grès l’implique » ; « Qui fonde ce qui demeure ? » ; « L’aurore aux doigts de rose nous accom­pa­gne » ; « Mon aimée, te sou­viens-tu du mas­sacre des pré­ten­dants ? » ; « Voici l’or du temps » ; « Les ros­es, sans pourquoi, s’offrent à la caresse du vent », etc1. Vous aurez (ou pas) recon­nu, et dans l’ordre, des allu­sions à : Dante, Philippe Sollers, Rim­baud, Lautréa­mont, Hölder­lin, Hésiode, Homère, André Bre­ton, Angelus Sile­sius. Le dire de Bis­car­rat veut « tra­vers­er tous les siè­cles, tous les écrits » : « Tout écrit tend vers ce point où tous les ouvrages s’interpellent, se répon­dent, réson­nent. Échos. Inter­textes. » Voix fleur écho des lumières…

Ce qui change dans ce vol­ume, par rap­port aux derniers pub­liés par l’auteur, c’est la den­sité des pages : le poète a (tem­po­raire­ment ?) aban­don­né le ver­set, et con­dense cha­cun de ses textes sur une page ; cela donne plus de den­sité à son chant, qui, revendiqué chant courbe, devient volon­tiers une roue car­rée, plus chao­tique : « Tous les textes, tous les livres s’entremêlent, réson­nent. Une métaphore sur­git d’un écrit l’autre ; les mots circulent. »

Thibault Bis­car­rat, Cer­cles intérieurs,Con­spir­a­tion Édi­tions, 94 p., 9 €.

Le chaos règne, la folie rôde (« Je suis mort sur la croix, […] je fais se mou­voir les con­stel­la­tion ») ; et cela prof­ite à notre poète, qui gagne au désor­dre : « Je suis le Livre qui jamais ne s’achève, écrit dans toutes les langues et qui s’adresse à tous les hommes. » Son écri­t­ure gagne en den­sité ; Bis­car­rat se rap­proche d’une écri­t­ure all over.

L’ambition de Bis­car­rat est grande : tel un Mal­lar­mé, un Guy­otat ou un Blan­chot, il veut écrire Le Livre : « Ce livre témoigne. Ce livre est un frag­ment de tous les livres : ceux que j’ai lus, ceux que j’ai écrits, le Livre à venir. » Qui l’en blâmerait ?

Nous n’avons qu’une seule réserve quant à sa poésie, et bien qu’il s’en défende (« L’être ques­tionne son rap­port au réel, au sacré, au lan­gage » ; « Que tout te soit frag­ment du Livre, réel érigé ») : elle ne se con­fronte en rien au Réel ; c’est-à-dire qu’elle pour­rait tout à fait être écrite au temps de David, sans que rien ne choque ; d’ailleurs, la pre­mière par­tie de ce vol­ume, « La nuit sou­veraine », est presque un remake, une reprise du Can­tique des can­tiques, soit un chant d’amour à l’aimée : « Je ferai de notre amour un livre vivant, frag­ment du Livre éter­nel et indi­vis. » Ou bien, plus directe­ment : « Mon aimée, te sou­viens-tu du Can­tique des can­tiques, du roi Salomon et de la Sulamite ? » Comme la pein­ture abstraite ne se con­fronte en rien à la fig­u­ra­tion, la poésie de Thibault ne se con­fronte qu’au sacré et au lan­gage (ou Verbe) ; nous aime­ri­ons main­tenant que Bis­car­rat se con­fronte à la cochon­ner­ie poli­tique de la Volon­té de tech­nique… ou au super­mar­ket… « J’aspire à un nou­veau chant, frag­ment du Livre qui par­court tous les mythes, tous les écrits » : chiche ?…

Note

  1. J’ai volon­taire­ment ignoré toutes allu­sions à la Bible, tant elles abondent.

Présentation de l’auteur

Thibault Biscarrat

Thibault Bis­car­rat est écrivain et musi­cien, (1979).

Il inter­roge, dans son œuvre, les rap­ports entre le lan­gage et le réel ; le sur­gisse­ment de la parole en tant que poésie pen­sée ; le lien entre les frag­ments et le Livre.

Bib­li­ogra­phie

Dol­mancé, (2015) aux édi­tions Abor­do, final­iste 2016 du prix pour le pre­mier recueil de poésie Fon­da­tion Antoine et Marie-Hélène Labbé ;

Le Dernier Lieu, (2016) aux édi­tions Abordo ;

Le Livre de mémoire suivi de La let­tre pre­mière, (2019) aux édi­tions des Van­neaux, final­iste des Hon­neurs 2019 de la Cause Lit­téraire ; sélec­tion­né pour le prix Ard­ua des pre­mières réalisations.

L’homme des grands départs, (2020) aux édi­tions de Van­neaux, pré­face de Patri­cia Boy­er de Latour, prix du meilleur recueil de poésie de l’an­née 2020 décerné par la Cause Lit­téraire.

Une Couronne d’Or­age suivi de Beauté et de Roy­auté, (2021) aux édi­tions Ars poetica.

Il a pub­lié des textes dans divers­es revues : Phaé­ton, Écrit(s) du Nord, les Cahiers de Tinbad.

 

Autres lec­tures

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Guillaume Basquin

Guil­laume Basquin est né en 1969.

Il pub­lie son pre­mier livre, Fon­du au noir : le film à l’heure de sa repro­duc­tion numérisée, chez Paris Expéri­men­tal en 2013. 
Plusieurs de ses textes sont pub­liés en revues (L’In­fi­ni, La Règle du Jeu, Traf­ic, Art­press, Nioques).
Devant la dif­fi­culté de faire pub­li­er des essais cri­tiques sur des auteurs vivants ou des livres expéri­men­taux dans le monde édi­to­r­i­al en place, il co-fonde avec sa com­pagne Chris­telle Merci­er les édi­tions Tin­bad en mars 2015, où il pub­lie deux ouvrages :
Jacques Hen­ric entre image et texte (2015) et (L)ivre de papi­er (2016).
Puis, aidé de Jean Durançon, il co-fonde une revue lit­téraire bi-annuelle de créa­tion lit­téraire et de cri­tique d’art, Les Cahiers de Tin­bad, dont le numéro 1 paraît en jan­vi­er 2016. 
Cette revue laisse une assez grande place à la poésie et aux expéri­men­ta­tions textuelles.

Tin­bad prévoit d’éditer une demi-douzaine d’ou­vrages par an, dont de la poésie mod­erne et expérimentale.

En sep­tem­bre 2016, il pub­lie chez Hon­oré Cham­pi­on la pre­mière étude com­plète sur l’écrivain Jean-Jacques Schuhl : Jean-Jacques Schuhl, du dandysme en lit­téra­ture. (pho­to Eric Rondepierre).

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