Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager

Par |2018-04-06T14:02:39+02:00 6 avril 2018|Catégories : Lambert Schlechter|

Depuis quelques années, les livres de Lam­bert Schlechter sont une suite de lamen­ta­tions devant les cat­a­stro­phes du réel, de plaintes devant les dis­pari­tions et les destruc­tions (sa pre­mière femme est morte il y a longtemps, à 38 ans, apprend-on ; une récente amante l’a quit­té pour un autre con­ti­nent ; sa bib­lio­thèque a brûlé (et ses car­nets avec) ; sans par­ler des folies meur­trières du monde tel qu’il va (ou plutôt, ne va pas)). En cela, le poète procède comme David le psalmiste, il trans­forme ces plaintes en chant.

Qu’on se sou­vi­enne seule­ment du psaume 18:4 : « Les liens de la mort m’avaient envi­ron­né, Et les tor­rents de la destruc­tion m’avaient épou­van­té. » Mais ici ce chant est entière­ment matéri­al­iste (« Avait fleuri début mai, puis de nou­veau fin juil­let ; vient de refleurir fin octo­bre […] Il n’y a pas d’autre éloge de la vie » (à pro­pos de saint­pau­lia)), et farouche­ment antire­ligieux (jusqu’à l’obsession) :

Le débat avec la théolo­gie n’aura pas lieu : on ne dis­cute ni ne réfute une lallation.

À l’origine du chant épique était… la guerre (voir l’Illiade et l’Odyssée) : « Com­pren­dre, mais on ne com­prend pas : la guerre c’est tuer. Tuer le plus d’ennemis pos­si­ble. » On ne le sait pas assez, mais « les poètes Tang, dont on appré­cie la sub­tile & sere­ine sen­si­bil­ité, vivaient à une époque de désas­tres, guer­res civiles, mas­sacres, faine, mis­ère ». Il s’agit d’être obtus pour résis­ter et finale­ment s’en foutre :

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde), Phi, 136 p.

Lam­bert Schlechter, Mon­sieur Pinget saisit le râteau et tra­verse le potager (Le Mur­mure du monde),  Phi, 136 p.

Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Wey­den, et Vival­di, et Paul Klee ; fleuris­sent les mag­no­lias, les trémières et les cro­cus ; évolu­ent les han­netons, les grues cen­drées etc. 

Chez Schlechter, le chant se fait non plus épique (l’époque ne s’y prête pas), encore moins héroïque, mais plus sim­ple­ment épiphanique : « Traces ? Oui, comme celles de la mouche sur la vit­re. » Con­tre les « grandes » idées (qui mènent sou­vent au meurtre — meurtre de « l’autre »), Lam­bert aligne ses mur­mures : « J’invente à ma mesure un genre nou­veau, l’élégie en prose, je con­tin­ue à vivre, et j’écris mes mur­mures en mi mineur. » Il préfèr­era tou­jours un vieux moine qui tente de « fab­ri­quer un miroir » à un jeune ambitieux qui tente de « devenir un boud­dha ». Je mur­mure, donc je suis. Tel est l’unique cré­do de notre poète. La poésie « poé­tique » en prend pour son grade : « Écrire de la poésie avec l’intention d’écrire de la poésie, ça ne donne pas de la poésie. » De jeunes poètes impru­dents qui lui envoient par­fois des liasses de feuil­lets man­u­scrits s’en trou­vent fort dépourvus :

Je com­mence à lire et dès le pre­mier vers con­state que cela ne vaut rien, ça rime et ça rame, décep­tion amoureuse, con­ju­ra­tion du sort, plainte exis­ten­tielle, etc. 

Jeunes poètes, écoutez Lam­bert Schlechter ! « Mon­sieur, avant d’écrire de la poésie, il faut en lire. Com­mencez par Vil­lon. » J’ajoute, moi, pour­suiv­ez avec Lautréa­mont, et vous saurez alors que « si vous êtes mal­heureux », vous feriez mieux de « garder cela pour vous ».

Je n’ai pas par­lé du titre ; au cours de notre lec­ture, on com­prend que Schlechter lit L’Apocryphe de Robert Pinget ; affublant l’écrivain d’un bien prosaïque râteau, le poète le trans­forme en fig­ure d’une estampe, d’une estampe chi­noise — en quelques traits : « Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l’U­nique Trait de Pinceau 11Shi Tao, Pro­pos sur la pein­ture du moine Cit­rouille-Amère.. » Métempsy­chose infinie : l’âme de Pinget passe dans celle de Tao Yuan­ming : « Arrosoir noir, bel objet, je le regarde avec plaisir à côté du robi­net. Et imag­ine Tao Yuan­ming le rem­plir pour arroser ses chrysan­thèmes. » Et voilà !

 

 

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lam­bert Schlechter, né en 1941 à Lux­em­bourg, est un écrivain lux­em­bour­geois de langue française qui a pub­lié une trentaine de livres, à Lux­em­bourg, en Bel­gique, au Québec et surtout en France. Son œuvre com­prend des ouvrages de poésie, d’essais, de réc­its, de chroniques, de nou­velles. Il a con­tribué à de nom­breuses revues et antholo­gies. Il a par­ticipé, en tant que poète, à une cen­taine de ren­con­tres et fes­ti­vals inter­na­tionaux. Depuis 2006 il tra­vaille sur le pro­jet « Le Mur­mure du monde », une vaste col­lec­tion de frag­ments lit­téraires, philosophiques et auto­bi­ographiques ; six vol­umes ont paru (voir bib­li­ogra­phie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Mur­mure du monde, Le Cas­tor astral, 2006
La Trame des jours, Les Van­neaux, 2010
Le Fra­cas des nuages, Le Cas­tor astral, 2013
Inévita­bles Bifur­ca­tions, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Van­neaux, 2016
6 Mon­sieur Pinget saisit le râteau et tra­verse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, pros­eries, Tin­bad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites pros­es, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites pros­es, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman sché­ma­tique et sen­ti­men­tal, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, réc­it, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Par­tances, nou­velles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la mai­son, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le mer­le de Breughel n’est peut-être qu’un cor­beau, Estu­aires, 2008
La Robe de nudité, petites pros­es, Van­neaux, coll. Amorosa, 2008
Let­tres à Chen Fou, et autres pros­eries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cer­van­tès, et autres pros­eries, La Part com­mune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasen­stück, Lyrik, Guy Bins­feld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Hon­da rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphi­ti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papil­lon de Solutré, qua­trains, Phi, coll. graphi­ti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphi­ti, 2010
Les Repen­tirs de Froberg­er, qua­trains, La Part des anges, 2011
Pié­ton sur la voie lac­tée, 99 neu­vains, Phi, coll. graphi­ti, 2012
Enculer la camarde, 99 neu­vains, Phi, coll. graphi­ti, 2013
Je est un pronom sans con­séquence, 99 neu­vains, Phi, coll. graphi­ti, 2014
La Théorie de l’univers, dis­tiques déca­syl­labiques, Phi, coll. graphi­ti, 2015
Mil­liards de manières de mourir, 99 neu­vains, Phi, coll. graphi­ti, 2016

 

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Guillaume Basquin

Guil­laume Basquin est né en 1969.

Il pub­lie son pre­mier livre, Fon­du au noir : le film à l’heure de sa repro­duc­tion numérisée, chez Paris Expéri­men­tal en 2013. 
Plusieurs de ses textes sont pub­liés en revues (L’In­fi­ni, La Règle du Jeu, Traf­ic, Art­press, Nioques).
Devant la dif­fi­culté de faire pub­li­er des essais cri­tiques sur des auteurs vivants ou des livres expéri­men­taux dans le monde édi­to­r­i­al en place, il co-fonde avec sa com­pagne Chris­telle Merci­er les édi­tions Tin­bad en mars 2015, où il pub­lie deux ouvrages :
Jacques Hen­ric entre image et texte (2015) et (L)ivre de papi­er (2016).
Puis, aidé de Jean Durançon, il co-fonde une revue lit­téraire bi-annuelle de créa­tion lit­téraire et de cri­tique d’art, Les Cahiers de Tin­bad, dont le numéro 1 paraît en jan­vi­er 2016. 
Cette revue laisse une assez grande place à la poésie et aux expéri­men­ta­tions textuelles.

Tin­bad prévoit d’éditer une demi-douzaine d’ou­vrages par an, dont de la poésie mod­erne et expérimentale.

En sep­tem­bre 2016, il pub­lie chez Hon­oré Cham­pi­on la pre­mière étude com­plète sur l’écrivain Jean-Jacques Schuhl : Jean-Jacques Schuhl, du dandysme en lit­téra­ture. (pho­to Eric Rondepierre).

Notes[+]

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