1

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager

Depuis quelques années, les livres de Lambert Schlechter sont une suite de lamentations devant les catastrophes du réel, de plaintes devant les disparitions et les destructions (sa première femme est morte il y a longtemps, à 38 ans, apprend-on ; une récente amante l’a quitté pour un autre continent ; sa bibliothèque a brûlé (et ses carnets avec) ; sans parler des folies meurtrières du monde tel qu’il va (ou plutôt, ne va pas)). En cela, le poète procède comme David le psalmiste, il transforme ces plaintes en chant.

Qu’on se souvienne seulement du psaume 18:4 : « Les liens de la mort m'avaient environné, Et les torrents de la destruction m'avaient épouvanté. » Mais ici ce chant est entièrement matérialiste (« Avait fleuri début mai, puis de nouveau fin juillet ; vient de refleurir fin octobre […] Il n’y a pas d’autre éloge de la vie » (à propos de saintpaulia)), et farouchement antireligieux (jusqu’à l’obsession) :

Le débat avec la théologie n’aura pas lieu : on ne discute ni ne réfute une lallation.

À l’origine du chant épique était… la guerre (voir l’Illiade et l’Odyssée) : « Comprendre, mais on ne comprend pas : la guerre c’est tuer. Tuer le plus d’ennemis possible. » On ne le sait pas assez, mais « les poètes Tang, dont on apprécie la subtile & sereine sensibilité, vivaient à une époque de désastres, guerres civiles, massacres, faine, misère ». Il s’agit d’être obtus pour résister et finalement s’en foutre :

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde), Phi, 136 p.

Lambert Schlechter, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (Le Murmure du monde),  Phi, 136 p.

Dans le monde où s’exerce & s’assouvit l’ignominie, vivent & œuvrent les Van der Weyden, et Vivaldi, et Paul Klee ; fleurissent les magnolias, les trémières et les crocus ; évoluent les hannetons, les grues cendrées etc. 

Chez Schlechter, le chant se fait non plus épique (l’époque ne s’y prête pas), encore moins héroïque, mais plus simplement épiphanique : « Traces ? Oui, comme celles de la mouche sur la vitre. » Contre les « grandes » idées (qui mènent souvent au meurtre — meurtre de « l’autre »), Lambert aligne ses murmures : « J’invente à ma mesure un genre nouveau, l’élégie en prose, je continue à vivre, et j’écris mes murmures en mi mineur. » Il préfèrera toujours un vieux moine qui tente de « fabriquer un miroir » à un jeune ambitieux qui tente de « devenir un bouddha ». Je murmure, donc je suis. Tel est l’unique crédo de notre poète. La poésie « poétique » en prend pour son grade : « Écrire de la poésie avec l’intention d’écrire de la poésie, ça ne donne pas de la poésie. » De jeunes poètes imprudents qui lui envoient parfois des liasses de feuillets manuscrits s’en trouvent fort dépourvus :

Je commence à lire et dès le premier vers constate que cela ne vaut rien, ça rime et ça rame, déception amoureuse, conjuration du sort, plainte existentielle, etc. 

Jeunes poètes, écoutez Lambert Schlechter ! « Monsieur, avant d’écrire de la poésie, il faut en lire. Commencez par Villon. » J’ajoute, moi, poursuivez avec Lautréamont, et vous saurez alors que « si vous êtes malheureux », vous feriez mieux de « garder cela pour vous ».

Je n’ai pas parlé du titre ; au cours de notre lecture, on comprend que Schlechter lit L’Apocryphe de Robert Pinget ; affublant l’écrivain d’un bien prosaïque râteau, le poète le transforme en figure d’une estampe, d’une estampe chinoise — en quelques traits : « Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l'Unique Trait de Pinceau 1((Shi Tao, Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère.)). » Métempsychose infinie : l’âme de Pinget passe dans celle de Tao Yuanming : « Arrosoir noir, bel objet, je le regarde avec plaisir à côté du robinet. Et imagine Tao Yuanming le remplir pour arroser ses chrysanthèmes. » Et voilà !

 

 

Présentation de l’auteur

Lambert Schlechter

Lambert Schlechter, né en 1941 à Luxembourg, est un écrivain luxembourgeois de langue française qui a publié une trentaine de livres, à Luxembourg, en Belgique, au Québec et surtout en France. Son œuvre comprend des ouvrages de poésie, d’essais, de récits, de chroniques, de nouvelles. Il a contribué à de nombreuses revues et anthologies. Il a participé, en tant que poète, à une centaine de rencontres et festivals internationaux. Depuis 2006 il travaille sur le projet « Le Murmure du monde », une vaste collection de fragments littéraires, philosophiques et autobiographiques ; six volumes ont paru (voir bibliographie), d’autres sont annoncés.

 

Lambert Schlechter

LE MURMURE DU MONDE

Le Murmure du monde, Le Castor astral, 2006
La Trame des jours, Les Vanneaux, 2010
Le Fracas des nuages, Le Castor astral, 2013
Inévitables Bifurcations, Les Doigts dans la prose, 2016
Le Ressac du temps, Les Vanneaux, 2016
6 Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, phi, 2017
7 Une mite sous la semelle du Titien, proseries, Tinbad (à paraître en avril 2018)

PIEDS DE MOUCHE

Pieds de mouche, petites proses, Phi, 1990
Le Silence inutile, petites proses, Phi, 1991 / La Table ronde, 1996
Ruine de parole, roman schématique et sentimental, Phi / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1993

PROSE

Angle mort, récit, Phi, 1988 / L’Escampette, 2005
Partances, nouvelles, L’Escampette, 2003
Smoky, chroniques, Le Temps qu’il fait, 2003
Petits travaux dans la maison, Phi / Écrits des Forges, 2008
Pourquoi le merle de Breughel n’est peut-être qu’un corbeau, Estuaires, 2008
La Robe de nudité, petites proses, Vanneaux, coll. Amorosa, 2008
Lettres à Chen Fou, et autres proseries, L’Escampette, 2011
La pivoine de Cervantès, et autres proseries, La Part commune, 2011

POÉSIE

Das grosse Rasenstück, Lyrik, Guy Binsfeld, 1982
La Muse démuselée, Phi, 1982
Honda rouge et cent pigeons, Phi, coll. graphiti / Écrits des Forges / Arbre à paroles, 1994
Le Papillon de Solutré, quatrains, Phi, coll. graphiti, 2003
L’Envers de tous les endroits, Phi, coll. graphiti, 2010
Les Repentirs de Froberger, quatrains, La Part des anges, 2011
Piéton sur la voie lactée, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2012
Enculer la camarde, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2013
Je est un pronom sans conséquence, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2014
La Théorie de l’univers, distiques décasyllabiques, Phi, coll. graphiti, 2015
Milliards de manières de mourir, 99 neuvains, Phi, coll. graphiti, 2016