Philippe Jaffeux, Enfance, extrait inédit de Mots

2018-01-29T09:36:15+01:00

Dans le meilleur des cas, mon activ­ité accom­pa­gne l’é­tat d’un enfant qui s’a­ban­donne et s’ou­vre au temps présent. Tout devient pos­si­ble avec l’en­fant qui n’a pas d’his­toire ni de mémoire et fait donc fi des tra­di­tions et des con­ven­tions. L’en­fant ne se soucie pas de l’avenir ni du passé et si il est aus­si un comé­di­en, il n’est pas soumis à la malig­nité ni au cal­cul parce qu’il fait tout pour la pre­mière fois. L’écri­t­ure est alors un moyen de retrou­ver ce qui précède l’ap­pren­tis­sage de l’al­pha­bet. L’innocence ou la spon­tanéité ont-elles un sens lorsqu’elles con­soli­dent le sup­port d’un instinct prêt à ranimer le poten­tiel d’un enfant qui baigne dans la matière et son mys­tère ? La lit­téra­ture pour­rait-elle priv­ilégi­er une intel­li­gence de la naïveté ou de l’ingé­nu­ité plutôt que celle qui s’ap­puie sur la rai­son, le cœur, l’id­i­otie ou la folie ? L’en­fant se donne au monde en toute con­fi­ance, à chaque instant, car c’est sa curiosité qui ren­force son intel­li­gence. De la même façon, j’écris, avant tout, pour ques­tion­ner le sens des mots en essayant de renouer avec la sim­plic­ité d’un alpha­bet élé­men­taire. Aus­si, le chant (et champ) de l’en­fance pré­sup­pose un attrait pour l’énigme et l’in­con­gru, une incli­na­tion pour l’anor­mal et le bizarre. C’est l’en­fant, ini­tié aux comptines sur­réal­isantes, qui peut nous per­me­t­tre de recon­stru­ire notre lien avec l’ir­ra­tionnel, l’in­so­lite ou le fan­tas­tique. Comme l’en­fant, tou­jours à l’af­fut de nou­veauté, qui explore le monde, l’acte d’écrire est un moyen de s’ou­vrir sur l’in­con­nu et de s’u­nir aux puis­sances de l’inconscient.

Le regard de l’enfant m’in­spire des rêver­ies cos­miques, il me sous­trait à l’autorité de la rai­son, il donne un sens à une révolte qui me per­met de renouer avec des per­cep­tions sen­sorielles ou des dimen­sions spir­ituelles et imag­i­na­tives. Mes textes trou­vent leur orig­ine dans un acte de désobéis­sance enfan­tin qui val­orise les ressorts du jeu et de la fan­taisie. Les mots ne sont alors plus ceux qui furent appris, inculqués à l’é­cole, l’ac­tiv­ité d’écrire se rap­proche de celle d’un enfant qui fait corps avec le monde, qui est relié aux forces du cos­mos. J’éprou­ve le besoin d’écrire comme le petit enfant marche, sans savoir où il va, en se lais­sant porter par le souf­fle du temps. La marche de l’en­fant, ouverte sur une dérive, imprégnée d’une mul­ti­tude d’am­biances fugi­tives, s’a­juste au jeu psy­chogéo­graphique des situationnistes.

L’é­tat d’en­fance se fonde sur la plus clair­voy­ante de toutes les révoltes, celle qui ne laisse aucune place à la nos­tal­gie, aux sou­venirs pré­fab­riqués, au par­adis per­du, voire aux sen­ti­ments. Cette force nous per­met de rejoin­dre tous les enfants qui sont réfrac­taires à la sco­lar­i­sa­tion lorsque celle-ci prend la forme d’un encaserne­ment. Si l’écri­t­ure me donne l’oc­ca­sion de con­quérir l’en­fant qui est en moi, c’est afin de retrou­ver l’é­tat et l’én­ergie d’une langue sauvage. Le petit enfant qui ne par­le pas et qui ne peut pas nous répon­dre com­mence à créer sans le sec­ours de la pen­sée ni de la rai­son. L’in­ven­tiv­ité et l’im­prévis­i­bil­ité de l’en­fant invoque une légèreté niet­zschéenne qui exprime un rap­port immé­di­at avec le chaos. J’écris surtout dans l’e­spoir de percevoir les vibra­tions de l’en­fance, celles qui ani­ment, par exem­ple, la désobéis­sance et l’in­sou­ciance. Les let­tres me don­nent l’oc­ca­sion d’être sub­mergé par des émo­tions et des per­cep­tions enfan­tines, et non pas infan­tiles, elles m’en­cour­a­gent à réveiller l’en­fant qui nous accom­pa­gne depuis tou­jours. Mes phras­es con­stru­isent un monde imag­i­naire et frag­ile qui se mélange à une réal­ité pro­pre à l’en­fance. C’est grâce à cette con­fu­sion que je me retrou­ve en oubliant tout sauf l’e­sprit d’en­fance. En ce sens, mes textes sont, avant tout, un moyen d’ex­primer mon rap­port avec une aven­ture qui s’ap­puie d’abord sur la puis­sance de l’é­ton­nement. Mes lignes de mots ten­tent d’ou­vrir des per­spec­tives qui s’op­posent à la con­nais­sance en vue de m’u­nir au silence énig­ma­tique d’un nour­ris­son. Mon écri­t­ure frag­men­taire et chao­tique s’ap­par­ente peut-être à un babil, à des bribes de phras­es enfan­tines qui ten­tent de rompre le lien entre la lit­téra­ture et la parole. “L’en­fant”, du latin infan­tem, “celui qui ne par­le pas” pour­rait-il être, par con­séquent, le seul à savoir ce que l’acte d’écrire sig­ni­fie ? J’é­coute le silence de l’en­fant comme une langue étrangère à ma voix afin de réap­pren­dre à écrire. Ecrire c’est tou­jours par­ler de l’enfance avec des cris, des pleurs, des gestes ou des sourires ; c’est exis­ter par le truche­ment d’un lan­gage qui vient à bout de la parole. J’écris afin d’avoir recours à la parole inex­is­tante de l’en­fant dans l’e­spoir de com­pren­dre ma langue. Si, néan­moins, l’acte d’écrire reste un bon moyen d’être tra­ver­sé par sa langue mater­nelle, c’est d’abord la meilleure façon d’être absorbé par les bal­bu­tiements, par le silence et le regard d’un petit enfant. Le sourire de l’en­fant sauve la grâce des dogmes religieux et nous éveille à une puis­sance indéfiniss­able. L’en­fant est, bien enten­du, le héros d’une his­toire uni­verselle qui dépasse celles qui lui sont racon­té par des adultes pris­on­niers du temps. L’en­fant se déploie, à l’aveu­glette, à l’ex­térieur des class­es sociales, du tra­vail, de la com­mu­ni­ca­tion, de l’in­for­ma­tion et de la con­science de soi ; il est un mir­a­cle naturel qui s’é­panouit dans l’indéter­miné évo­qué par la pen­sée taoïste.

Seule la poésie expéri­men­tale me sem­ble capa­ble de pou­voir accueil­lir les “blocs d’en­fance” Deleuzien. La pra­tique de l’écri­t­ure a peut-être alors un sens si elle est sup­port­ée par la dynamique d’une pos­ture qui m’en­gage à ne jamais quit­ter l’en­fance ni la joie. C’est au tra­vers des pul­sions, de la curiosité, du jeu ou des rêver­ies que l’en­fant, lui seul, réus­sit à invo­quer un red­outable savoir de l’ig­no­rance. L’en­fant est un con­quérant de l’in­stant qui, armé de ses per­cep­tions sauvages et créa­tri­ces, parvient, tout seul, à décou­vrir les mys­tères du monde. L’en­fant est un voy­ant qui voit ce que les adultes ne savent plus voir ; la seule inten­tion de mon activ­ité pour­rait se réduire alors à con­serv­er la fraîcheur de chaque mot et de leur agence­ment. L’écri­t­ure peut-elle se mod­el­er sur l’u­nivers sonore et graphique de l’en­fant et peut-elle échap­per à notre langue nor­ma­tive afin de retrou­ver la vital­ité et l’hu­man­ité de l’art brut ou prim­i­tif ? Est-il pos­si­ble d’écrire comme un enfant qui ouvre, naturelle­ment et avec sa fan­taisie, tous les espaces et toutes les portes grâce à sa prodigieuse appréhen­sion du monde sensible ?

Par ailleurs, si l’al­pha­bet est aus­si une man­i­fes­ta­tion de l’en­fance, c’est parce que les let­tres me don­nent peut-être l’oc­ca­sion de désobéir à l’écri­t­ure. Est-il pos­si­ble d’écrire comme le petit enfant, qui, à la recherche de son autonomie, n’ar­rête pas de dire “non” ? Quoiqu’il en soit, les let­tres par­ticipent à un blas­phème de l’écri­t­ure à l’in­star de l’en­fant qui ignore, voire rejette le monde civil­isé et la cul­ture. Alpha­bet a été un moyen de dés­ap­pren­dre à écrire avec quinze let­tres mais aus­si une ten­ta­tive de me rap­procher des gestes et des signes d’un enfant qui ne sait pas encore par­ler. L’écri­t­ure est, en ce qui me con­cerne, un plaisir lorsqu’elle accueille une émer­gence de l’en­fance, c’est à dire une union spon­tanée avec le cos­mos, un retour vers le non-être, vers un fond indif­féren­cié et libre parce que indéter­miné. Dans le meilleur des cas, mes phras­es sont le sim­ple pro­duit de cette dynamique. Si l’abécé­daire des enfants a été à l’o­rig­ine de mon activ­ité, Alpha­bet a peut-être été aus­si une ten­ta­tive d’écrire un long livre comme un enfant qui est cap­tivé par tout ce qui est grand. De plus, con­traire­ment aux textes ou aux phras­es, les let­tres peu­vent évo­quer une présence du sen­si­ble dans un monde qui peut nous appa­raitre enfin réel. Alpha­bet est le moment où l’en­fance donne les règles d’un jeu qui inspire un dérè­gle­ment de l’écri­t­ure. L’e­sprit d’en­fance favorise l’ex­péri­men­ta­tion, voire les répéti­tions plus ou moins absur­des mais amu­santes. L’homme devient enfin un enfant lorsqu’il joue et peut alors trou­ver la sor­tie d’une écri­t­ure adulte et nor­ma­tive. C’est, bien enten­du, l’Oulipo qui est par­venu à cristallis­er le lien entre la lit­téra­ture et le jeu. Le for­mal­isme oulip­i­en résout l’énigme de l’écri­t­ure qui retrou­ve sa part d’en­fance, elle devient un pur plaisir, un diver­tisse­ment qui instau­re le jeu comme le seul moyen d’être au monde. Les mots ou les let­tres explorent les lim­ites de notre langue grâce à des opéra­tions com­bi­na­toires qui évo­quent le jeu de cubes d’un enfant. En ce sens, la pra­tique d’écrire ne pour­rait-elle pas se rap­procher d’un défi enfan­tin qui stim­ule la curiosité et l’imag­i­na­tion ? Savons-nous enfin écrire lorsque la parole joue à cache-cache avec le silence ou avec des images ? Mes courants m’ont don­né l’oc­ca­sion d’écrire comme un enfant qui joue avec une syn­taxe lim­itée et des mots élé­men­taires que je recom­bi­nais sans arrêt. L’al­pha­bet sait inten­si­fi­er sa puis­sance sub­ver­sive lorsque la sagesse du jeu ani­me une écri­t­ure de l’im­ma­tu­rité. Les let­tres sont des appari­tions qui m’aident à faire grandir l’e­sprit d’en­fance dans une langue qui rompt alors avec mes sou­venirs d’adulte. Mon activ­ité se lim­ite à emboi­ter, avec une cer­taine rigueur, des mots dans des phras­es qui ten­tent de con­stru­ire un texte inno­va­teur. Le développe­ment de l’être humain pour­rait-il avoir enfin un sens lorsque l’adulte devient un enfant qui joue avec toutes les poten­tial­ités de sa langue ? Grâce au jeu, notre âme d’en­fant peut-elle imprimer sa mar­que dans la matière vivante d’une écri­t­ure qui s’au­to engen­dre ? Lorsque l’en­fance revient sous la forme de let­tres c’est peut-être aus­si pour nous sig­naler que c’est le dessin qui nous a pré­paré à l’apprentissage de l’écriture. Si tous mes textes sont des ratages, ils parvi­en­nent néan­moins, par­fois, à me sur­pren­dre, à m’é­ton­ner comme l’en­fant peut l’être par le dessin qu’il vient de faire. L’en­fant est présent dans le monde grâce à la force du sen­si­ble (touch­er vue goût odor­at) et aus­si à l’aide de ses lignes, gri­bouil­lis, colo­riages ou dessins. Ces derniers sont les équiv­a­lents de nos paroles ; ils con­stituent autant d’of­fran­des rob­o­ra­tives, dés­in­téressées, et par­fois angois­santes, de l’en­fant déjà artiste. L’en­fant qui des­sine est notre seul maître ; il nous enseigne à utilis­er les formes et les intu­itions plutôt que les idées ; à être en con­tact avec la matière de notre langue, à être pris par un élan créa­teur et pul­sion­nel qui out­repasse la con­science de soi et la volon­té. Lorsque l’en­fant n’est pas encore soumis au mod­èle famil­ial ou sco­laire, ses dessins énon­cent une énigme, hal­lu­ci­nante et déli­rante, réfrac­taire à la beauté, à la représen­ta­tion et à la vraisem­blance. A l’in­star de l’en­fant qui des­sine, j’écris en tâton­nant, en agençant des mots comme des formes en vue de célébr­er un anti-art, prim­i­tif et préhis­torique, qui préex­iste à la social­i­sa­tion et au con­di­tion­nement induits par l’écri­t­ure et la cul­ture. Dans le mys­tère de sa soli­tude créa­tive, l’en­fant accueille le monde sen­si­ble et celui de son imag­i­naire qui devi­en­nent sa seule réalité.

L’al­pha­bet est un moyen de laiss­er une trace de son enfant intérieur, de sa curiosité et donc de ques­tion­ner l’acte d’écrire.

L’en­fan­tin est un état qui, par le biais de ses per­cep­tions sauvages, me per­met d’in­ter­roger l’écri­t­ure et sa rai­son d’être, sans pour autant trou­ver de répons­es, d’ex­pli­ca­tions ou d’af­fir­ma­tions. L’en­fance est une présence, grâce à laque­lle je me dérobe à moi-même et aux autres afin d’écrire sans me lim­iter à retran­scrire une parole adulte. L’e­sprit d’en­fance serait- il alors notre seule chance ?

Présentation de l’auteur

Philippe Jaffeux

Philippe Jaf­feux habite Toulon. L’Ate­lier de l’Agneau édi­teur a édité la let­tre O L’AN / ain­si que courants blancs et autres courants.

Les édi­tions Pas­sage d’encres ont pub­lié N L’E N IEMeALPHABET de A à M et Ecrit par­lé. Les édi­tions Lan­sk­ine ont pub­lié Entre et Glisse­mentsDeux a été édité par les édi­tions Tin­bad et 26 Tours par les édi­tions Plaine Page. Nom­breuses pub­li­ca­tions en revues et en ligne .

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