Philippe Jaffeux, Autres courants

Par |2020-01-09T11:23:07+01:00 15 septembre 2015|Catégories : Philippe Jaffeux|

S’agit-il d’une suite offerte aux Courants Blancs ? A y regarder de près, nous pour­rions le sup­pos­er, car en effet divers indices invi­tent à imag­in­er à tout le moins une fil­i­a­tion séman­tique avec ce qui a précédé les Autres courants.

A com­mencer par le titre et la reprise du sub­stan­tif, qui met à l’honneur l’immanence d’une énergie créa­trice. Mais il y a égale­ment la cou­ver­ture, iden­tique pour les deux recueils, qui pro­pose une décli­nai­son de la même illus­tra­tion l’une en négatif de l’autre : éclair crème sur fond bleu nuit pour le pre­mier, éclair noir sur fond crème pour le sec­ond. Même typogra­phie, même for­mat, même nom­bre de pages…Ainsi le lecteur se place dés l’abord dans l’attente d’une con­ti­nu­ité. Exis­terait-il une réponse aux inter­ro­ga­tions rhé­toriques énon­cées au pre­mier vol­ume, un endroit où être en équili­bre entre l’imperceptible irré­solu de l’univers et le monde pal­pa­ble ? L’impossible élé­ment de réso­lu­tion aurait-il été l’élément déclencheur de l’écriture ? A feuil­leter Autres courants la dis­po­si­tion à la page décline le tracé de phras­es qui assure là encore le lien avec les pre­miers Courants, et invite à suiv­re Philippe Jaf­feux aux chemins d’aphorismes qui posent à nou­veau la ques­tion de la pos­ture exis­ten­tielle de l’être face au réel et de sa pos­si­ble place comme énon­ci­a­teur, récep­teur et des­ti­nataire d’une parole dont l’auteur ne cesse de remet­tre en ques­tion la capac­ité à assur­er une com­mu­ni­ca­tion effi­ciente. Réflex­ion sur le lien entre la parole volatile et sonore et sa trace écrite, et sur cette ques­tion fon­da­men­tale qui est de ten­ter de cern­er la scis­sion entre les deux types d’usages du discours.

 

Autres courants Philippe Jaffeux Editions Atelier de l’agneau, 16 euros

Philippe Jaf­feux, Autres courants, Ate­liers de l’agneau, Saint-Quentin-de-Cap­long, 2015, 74 pages, 16 euros.

Ain­si la toute pre­mière phrase pro­pose dés le seuil de l’ouvrage une lec­ture réflex­ive sur l’acte d’écrire. Car il s’agit bien de texte, de mots dic­tés mais unis en un ensem­ble sig­nifi­ant inscrit sur des pages réu­nies et qui con­stituent une glob­al­ité servie par un para­texte sig­nifi­ant. Ici donc par­ler la langue ne con­stitue que les prémiss­es de son dépôt matériel et vis­i­ble à la page. S’énonce alors la sur­prise du sens, celui qui échappe, et qui con­stitue ni plus ni moins que la littérature.

Sa patience était oppor­tune depuis que les mots étaient tou­jours là où il ne les attendait pas.

Et cette thé­ma­tique se décline en métaphores et allé­gories, en épais­seur et comme fil con­duc­teur des phras­es qui s ‘essai­ment dans un rythme cadencé et binaire. Alors à nou­veau nous voici emportés dans l’univers de Philippe Jaf­feux, celui du ressasse­ment, de la cir­cu­lar­ité, et d’une écri­t­ure servie par un lan­gage clos, c’est à dire dépourvu de toute fonc­tion référen­tielle, si ce n’est celle de sa réflex­iv­ité sur lui-même. A ce titre la dédi­cace fait sens :

A la mémoire de ma mère,
Rosamund Jaf­feux

Quoi d’autre que cette fonc­tion mater­nelle peut le plus mag­nifique­ment sym­bol­is­er cette cir­cu­lar­ité, ce ressasse­ment au cer­cle d’un lan­gage clos sur lui-même. A ce titre, la réitéra­tion de sub­stan­tifs tels que « cer­cle », « rond », « sphère », ain­si que champ lex­i­cal de la cir­cu­lar­ité jalon­nent l’intégralité des pages du recueil :

Un cer­cle éclip­sa sa page rec­tan­gu­laire et ses yeux ronds furent illu­minés par un cer­cle bom­bé.  (15)

Un interlig­nage céleste tombe entre des phras­es éphémères afin de révéler la sim­plic­ité d’un vide hor­i­zon­tal..  (27)

L’inexistence inutile d’une boulle nulle arrondit une sphère qui encer­cle l’insignifiance d’un rond vide  (p. 69)

Le ven­tre mater­nel, cet endroit de l’avant lan­gage, cet univers clos où, avant de devenir énon­ci­a­teur con­stru­it à l’identité, l’enfant ne perçoit que la musique et la sonorité des paroles. Les apho­rismes s’égrainent sur un rythme binaire qui repro­duit le bal­ance­ment syn­copé du mou­ve­ment du fœtus, avant sa nais­sance, bercé par la marche de sa mère. Des struc­tures phras­tiques de la récur­rence dessi­nent un paysage syn­tax­ique où l’anaphore côtoie des fig­ures de répéti­tion telle que la métaphore filée. Et les dis­posi­tifs séman­tiques repren­nent des topos et des champs lex­i­caux qui s’inscrivent les uns après les autres au fil des pages suiv­ant un rythme que rien ne vient rompre, car aucune scis­sion en chapitres ni en para­graphes ne dis­tingue de par­tie ni ne vient scinder les propos.

Ain­si cir­cu­lar­ité et ressasse­ment représen­tent la struc­ture con­sti­tu­tive des Autres courants, et sont assurés par des dis­posi­tifs syn­tax­iques et séman­tiques qui créent un univers référen­tiel clos. Le rythme sur lequel s’enchaînent les lita­nies se veut métaphore des per­cep­tions intra-utérines. Et à ce titre la décli­nai­son lex­i­cale de l’univers séman­tique dess­iné par l’auteur vient con­firmer cette référence à la fonc­tion mater­nelle et, de fait, à « l’avant langage ».

Et c’est bien de cela dont il s’agit : aller au-delà du signe, pass­er à tra­vers, met­tre fin à sa dépen­dance au sens qui con­fère à sa dimen­sion com­mu­ni­ca­tion­nelle une impos­si­bil­ité fon­cière, parce qu’utilisée, la langue est exsangue de son ipséité, et que c’est là, à cette source pre­mière, que réside sa puis­sance. Philippe Jaf­feux emploi le lan­gage de manière inédite. Son util­i­sa­tion hors de la fonc­tion référen­tielle crée des iso­topies qui assu­ment un ancrage référen­tiel grâce à la répéti­tion des occur­rences, mais qui crée de plus en plus d’implicite. Car ici en effet les signes ne con­vo­quent rien qui fasse appel à une iden­ti­fi­ca­tion à une expéri­ence per­son­nelle, à des élé­ments fac­ti­tifs, et tout lyrisme est ban­ni du dis­cours. L’emploi du pronom per­son­nel de la troisième per­son­ne du sin­guli­er met à dis­tance l’énonciateur et opère une réflex­iv­ité des asser­tions. Il s’agit donc d’un dis­posi­tif syn­taxi­co-séman­tique qui déclenche un recours au texte comme unique espace de sig­nifi­ance. Nous assis­tons à la fab­ri­ca­tion d’une langue qui s’énonce à par­tir de sa pro­pre sub­stance, de sa sin­gu­lar­ité. Sa décli­nai­son façonne le tis­su de sa pro­pre fabrication.

Alors il est bien légitime d’affirmer que Philippe Jaf­feux tente l’escalade : inven­ter un nou­veau lan­gage, celui de l’énergie, une écri­t­ure de l’oralité, mais inédite, parce qu’écriture de la parole avant la parole, à la source de sa pro­pre nais­sance, tout comme l’enfant arrive au monde hors du lan­gage dans la com­préhen­sion des éner­gies de l’univers. Mais n’est-ce pas là la pro­fondeur habitée par tout artiste lorsqu’il retran­scrit les uni­ver­saux entre­posés dans une dimen­sion hors de toute tem­po­ral­ité et de tout ancrage anec­do­tique ? Il sem­ble alors légitime d’invoquer la puis­sance du mantra, cet assem­blage de phonèmes qui con­voque une puis­sance sal­va­trice, cette langue hors référence au lan­gage qui s’adresse au corps. Et, nous le savons, Philippe Jaf­feux écrit aus­si avec et par son corps, à par­tir de son corps, dans l’énergie de son corps, en faisant corps avec la machine, autre univers clos, rond, binaire. Le lex­ique sert une parole qui dou­ble son car­ac­tère séman­tique et ses impérat­ifs syn­tax­iques d’une portée orale, sonore. Le lexème devient l’unité phonologique. L’auteur insère l’oralité de la langue sous la puis­sance de l’écrit, et fait du lan­gage un mantra dévolu à l’incantation d’une litanie universelle.

Avec Autres courants Philippe Jaf­feux pour­suit donc son chem­ine­ment à l’édification d’une langue inédite. La cir­cu­lar­ité énon­cée et struc­turelle se veut matrice à l’alignement de mots dévo­lus à l’établissement de signes dont le sens se dou­ble d’une puis­sance tantrique, tant il est vrai que le ressasse­ment et la clô­ture séman­tique ne sont pas sym­bole d’enfermement mais représen­tent le fer­ment de la nais­sance dune pos­si­bil­ité de révéler la toute puis­sance de la langue, celle qui, lorsque le mir­a­cle survient, invente la littérature.

Présentation de l’auteur

Philippe Jaffeux

Philippe Jaf­feux habite Toulon. L’Ate­lier de l’Agneau édi­teur a édité la let­tre O L’AN / ain­si que courants blancs et autres courants.

Les édi­tions Pas­sage d’encres ont pub­lié N L’E N IEMeALPHABET de A à M et Ecrit par­lé. Les édi­tions Lan­sk­ine ont pub­lié Entre et Glisse­mentsDeux a été édité par les édi­tions Tin­bad et 26 Tours par les édi­tions Plaine Page. Nom­breuses pub­li­ca­tions en revues et en ligne .

Philippe Jaffeux

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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