Poésie et philosophie : des amants terribles — Entretien avec Philippe Tancelin

Par |2024-01-07T13:41:05+01:00 6 janvier 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Philippe Tancelin|

Poète, philosophe, Philippe Tancelin est pro­fondé­ment engagé dans l’élab­o­ra­tion d’un monde juste et paci­fique, et dans l’éd­i­fi­ca­tion d’une pen­sée poli­tique qui soit capa­ble de servir cette poli­tique inédite. Son écri­t­ure comme ses actes sont empreints de ces pris­es de posi­tion et de cette résis­tance con­tre l’exclusion, l’exploitation des dému­nis, le sou­tien aux peu­ples opprimés (Tiers-monde, Pales­tine, Ukraine…).

Philippe Tancelin, peut-on dire qu’il existe un lien entre la poésie et la philoso­phie ? Ces deux dis­ci­plines sont-elles éloignées, ou bien proches, pour cer­tains poètes, philosophes ? 
UN lien ? oui celui « des amants ter­ri­bles » et je pour­rais ajouter en sous-titre : le risque de parler.
Ici,  je fais allu­sion à un film de 1936 de Marc Alle­gret inti­t­ulé Les amants ter­ri­bles.
Pour celles et ceux qui ne l’au­raient jamais vu, rap­pelons-en briève­ment le syn­op­sis. Un homme et une femme se ren­con­trent, s’ai­ment d’amour brûlant, se mari­ent puis le temps pas­sant divor­cent, se remari­ent cha­cun avec un con­joint. Un jour,  le hasard faisant, lors d’un voy­age ces deux cou­ples recom­posés se croisent dans le même hôtel et O mys­tère de la vie, les amants pre­miers se retrou­vent et font à nou­veau le voy­age de l’amour. Leurs con­joints respec­tifs for­mant quant à eux un nou­veau couple.…
Ce scé­nario qui n’est pas seule­ment de ciné­ma et que l’his­toire humaine a sans doute abrité de nom­breuses fois, nous indique au plan philosophique que l’amour tra­verse les rup­tures, les divorces, les sépa­ra­tions et con­tin­ue un chemin égalé soit à tra­vers d’autres vis­ages dans lesquels il s’in­car­ne soit encore, retrou­ve ses mar­ques pre­mières comme dans cette his­toire que nous con­te le cinéaste. Il en est peut-être de même  à tra­vers l’his­toire de la rela­tion entre la philoso­phie et la poésie du moins dans la cul­ture occidentale.
A pré­cis­er que pour ce qui est de la philoso­phie et de la poésie les rup­tures leur sont imposées par des con­textes spé­ci­fiques et que ce n’est pas néces­saire­ment de leur libre arbi­tre que par­fois elles se séparent.
Pour ce qui est main­tenant du sous-titre « le risque de par­ler », il faut bien se ren­dre compte que la parole qui cherche à dire,  à témoign­er d’une quête de vérité, je dis bien une quête et non la vérité,   a sou­vent coûté cher et même très cher à cer­taines, cer­tains d’en­tre celles et ceux qui l’ont tenue. Il n’est bien sur qu’à penser à Socrate, non moins qu’à tant d’autres jusqu’en notre époque. Comme lui, ils ont payé de leur vie ou de leur lib­erté pour une telle parole.

Poèmes Con­cer­tants, Philippe Tancelin Le 19 Octo­bre 2023. Col­lec­tif  EFFRACTION — poètes 5 continents.

Si le philosophe peut être con­damné à boire la cigüe et le poète à se faire couper la langue, comme cela arri­va en par­ti­c­uli­er sous la dic­tature de Pinochet au Chili, c’est bien parce que suiv­ant l’époque, leur parole est vécue comme dérangeante, voire dan­gereuse… On pour­rait à cet égard se pos­er la ques­tion de savoir si cette dan­gerosité de la parole poé­tique et philosophique  ne repose pas fon­cière­ment sur leur car­ac­tère amoureux. Pour la philoso­phie, c’est l’amour de la con­nais­sance, même si cette con­nais­sance va à l’en­con­tre des cer­ti­tudes de son temps et pour la poésie, c’est l’amour du rêve de la créa­tion, car dans poésie il y à le terme grec « poïein » qui sig­ni­fie faire, créer.
La poésie et la philoso­phie ne peu­vent qu’être amoureuses l’une de l’autre et cet amour entre ces deux amants n’est-il pas ter­ri­ble ? En effet on sait d’ex­péri­ence que  l’his­toire des pou­voirs ne sup­porte pas l’amour. L’amour est leur enne­mi pre­mier. Imag­inez en effet que l’amour entre les hommes tri­om­phe, il en est fini des pou­voirs qui ne reposent que sur la divi­sion et la guerre d’où cette peur panique que sus­cite l’amour aux marchands de  pou­voir,  aux marchands de guerre,  aux marchands d’armes.
L’amour ne cessera d’être men­acé de divi­sions, de rup­tures, de sépa­ra­tions mais il tra­versera toutes les tem­pêtes car il a pour final­ité la sagesse,  le rêve et la créa­tion. C’est pourquoi la philoso­phie et la poésie mal­gré les pires tour­ments de l’his­toire ne sont pas mortes, au con­traire elles sont aujour­d’hui ces amants ter­ri­bles qui font repères et sont la rai­son de notre espérance.
Je voudrais pré­cis­er ici quelques ter­mes que l’on con­fond sou­vent soit par mécon­nais­sance,  soit sci­em­ment  pour entretenir la con­fu­sion, l’ig­no­rance et user de pouvoir.
Ces ter­mes en français  sont au nom­bre de qua­tre : la poé­tique, le poé­tique, la poïé­tique et la poésie.
Je ne veux pas don­ner ici de déf­i­ni­tion, ce qui n’au­rait aucun sens pour cer­tains de ces ter­mes, mais éclair­er les usages qu’on en fait,  je veux dire les situer.
Si je prends « la poé­tique »,  cela fait aus­sitôt référence à l’ou­vrage d’Aris­tote que je ne vais pas vous résumer ici mais qui  con­cerne  l’élocution, et plus spé­ci­fique­ment le théâtre soit « l’art d’agencer », et il s’intègre à d’autres arts, comme la musique et la pein­ture, dans une théorie générale de la « représen­ta­tion », appelée mime­sis. Il est enten­du que par mime­sis il faut com­pren­dre non la sim­ple « imi­ta­tion » ou « copie » de la réal­ité, mais bien une « re-créa­tion » ou, plus exacte­ment, une « re-présen­ta­tion » c’est-à-dire une remise en présence avec l’o­rig­ine, avec la création.
Lorsque le pein­tre peint une pomme,  il ne re-crée pas la pomme naturelle, il crée une autre pomme qui peut ressem­bler à la pomme naturelle mais qui n’est pas elle. Elle est  une pomme peinte et cette pomme peinte c’est lui qui l’a créée,  il en est le démi­urge. En ce sens très large, la poé­tique con­cerne  non seule­ment la poésie telle que nous l’entendons couram­ment, mais encore tout art et tout pro­duit artis­tique résul­tant d’un acte de composition.
Pour ce qui con­cerne « le poé­tique » qu’on emploie aus­si comme qual­i­fi­catif un peu flou en dis­ant : « c’est poé­tique… ce film est poé­tique, ou cette atmo­sphère est poé­tique »,  on fait alors référence à une qual­ité de la pen­sée qui ouvre notre esprit à de nou­veaux hori­zons, lesquels nous font voir ou entrevoir le monde autrement que dans sa forme visible.
J’ai évo­qué le terme « poïé­tique »  dans lequel il y a en grec le verbe, « faire » pour décrire le proces­sus de créa­tion. Quand on par­le de la poïé­tique de telle oeu­vre, on évoque le proces­sus par lequel l’artiste a créé cette oeu­vre et on décrit minu­tieuse­ment ce proces­sus. On cherche à com­pren­dre com­ment l’artiste a fait.
Enfin le terme « poésie » dont je me refuse à don­ner une déf­i­ni­tion sous peine de réduire la poésie. Je reprendrai sim­ple­ment cette for­mule d’un de mes livres :
« On pour­rait dire que si la philoso­phie forge les out­ils (en par­ti­c­uli­er des con­cepts) pour penser le monde , la poésie elle, s’attache à penser le monde non pas tel qu’il nous est don­né, tel qu’il nous appa­raît, tel qu’il est vis­i­ble mais tel qu’il pour­rait être en avant même des espoirs et des désirs qu’on a de lui ».
Il y a aus­si cette for­mule du poète con­tem­po­rain André Dubouchet « la poésie est un éton­nement et le moyen de cet étonnement. »
Pour moi,  la poésie est un éton­nement des mots entre eux. La langue poé­tique sur­git de l’é­ton­nement que les mots s’of­frent les uns les autres dans une ren­con­tre qui est nou­velle, étrangère à leur ren­con­tre dans la langue courante, langue de com­mu­ni­ca­tion. Lorsque le poète par­le de « la lune amère »,  la lune s’é­tonne d’avoir un goût et l’amer­tume s’é­tonne d’être un astre.

Échanges virtuels entre le poète français Philippe Tancelin et les très jeunes poètes de Gaza. Août 2023.

Peut-on être philosophe et poète ? Quelle dynamique unit alors ces deux dis­ci­plines ? Pour toi, quel philosophe a vrai­ment pen­sé la poésie ?
Avant la philoso­phie qui naît avec Hér­a­clite ( VIè s av JC) et  nous a lais­sé des frag­ments o com­bi­en inspi­ra­teurs de réflex­ion,  puis avec la nais­sance de celle-ci en occi­dent (Socrate — Pla­ton) jusqu’à aujour­d’hui, avec des philosophes poètes comme Gas­ton Bachelard, Yves Bon­nefoy,  Geneviève Clan­cy,  René char),  la poésie et la philoso­phie n’ont cessé de s’en­tretenir suiv­ant un dia­logue  qui est demeuré sou­vent éloigné de la scène publique.
Le XXe et le XXIe siè­cle voient réap­pa­raître plus claire­ment le dia­logue entre philoso­phie et poésie où la créa­tiv­ité de la philoso­phie redé­cou­vre,  grâce à l’u­topie vivante de la poésie, une dynamique nouvelle.
Je crois pro­fondé­ment que les deux sources de la con­nais­sance (source poé­tique et philosophique) sont comme le dis­ait Brecht,  la con­di­tion néces­saire à la vie en com­mun des hommes. C’est à dire lorsque cha­cun, pour repren­dre la belle expres­sion du petit Prince de St Exupéry,  cha­cun est pour l’autre, «  unique au monde » et dans la per­spec­tive de l’ap­privoise­ment.  Il est  aus­si ce « tous ensem­ble »,  ce « vivre »,  cet « être ensem­ble » qu’on entend si sou­vent mais o com­bi­en difficile.
Au 19ème siè­cle le poète Hölder­lin  et à sa suite au 20ème siè­cle,  le philosophe Hei­deg­ger posaient une  ques­tion essen­tielle qui résonne mon­di­ale­ment dans la péri­ode que nous tra­ver­sons. Ils écrivaient : « Pourquoi des poètes en  temps de détresse » ? A cette ques­tion il était répon­du tant par Hölder­lin que par le com­men­taire de Hei­deg­ger : « La poésie est seule capa­ble de capter la lumière dans la minu­it du monde ». Mais me direz-vous,  il y à bien des paroles sacrées,  prophé­tiques qui dis­ent la même chose et c’est en cela qu’elles relèvent du poé­tique. En retour,  il y à du prophé­tique dans le poé­tique. On pour­rait en par­ler une autre fois.
De même que pour les poètes, on doit se pos­er la ques­tion de savoir ce qu’il faut atten­dre aujour­d’hui des philosophes. Ce pour­rait être dit ain­si : « com­ment des philosophes en nos temps de trou­bles ? » ou encore : « la philoso­phie n’est-elle pas indis­pens­able à la com­préhen­sion de ce qui trou­ble en ce temps notre monde » ? Je pré­cis­erai : ne nous per­me­t­trait-elle pas d’être éclairés sur l’ob­jet réel de nos peurs ?
A n’en pas douter, hier comme aujour­d’hui et peut-être encore plus aujour­d’hui,  étant don­né une cer­taine con­fu­sion qui  s’est intro­duite dans notre pen­sée et une perte de repères,  ce que nous avons à chercher n’est pas tant une vérité au-dessus des vérités,  que le chemin qui peut nous men­er à la com­préhen­sion de nos trou­bles. Ce chemin,  passera sans doute par la remise en cause de vérités établies,  la recon­quête d’une grande humil­ité face aux égare­ments mul­ti­ples et var­iés de ce qui demeure envers et con­tre tout,  la com­mu­nauté humaine en ses capac­ités d’in­tel­li­gence sensible.
La  remise en cause, le ques­tion­nement vis à vis de vérités dites établies,  n’est pas un moment ou  une étape de la pen­sée sur le chemin de notre con­nais­sance. C’est un mode  de penser,  une façon de penser autrement et en par­ti­c­uli­er, cess­er d’avoir peur de penser car penser et com­pren­dre quelque chose ne sig­ni­fie pas accepter cette chose mais appren­dre à la com­bat­tre si cette chose est néfaste.
Pourquoi aujour­d’hui comme jadis,  la ques­tion que peut pos­er la philoso­phie aux trou­bles du monde est-elle impor­tante ? Peut-être parce qu’il y a une cer­taine peur de penser aujour­d’hui, peur d’y voir trop claire, peur d’être non pas aveuglé mais éclairé sur nous-mêmes avant de vouloir à tout prix éclair­er l’autre.
Nous tra­ver­sons une époque de boule­verse­ment rad­i­cal. Nous sommes  sous la fas­ci­na­tion d’une ère tech­nologique de la com­mu­ni­ca­tion que nous ne maîtrisons pas. Nous sommes comme des enfants qui gran­dis­sent à hau­teur de la sophis­ti­ca­tion de leurs jou­ets. Sommes-nous encore dans la créa­tion au sens de l’éthique  lorsque  nous inven­tons les out­ils de notre pro­pre alié­na­tion (Intel­li­gence arti­fi­cielle) sans con­tr­er,  lim­iter leurs dégâts ?
N’y a‑t-il pas autant besoin du philosophe que du poète pour illu­min­er l’en­t­hou­si­asme de l’in­tel­li­gence sensible ?
Depuis Arthur Rim­baud on le sait, la poésie ne rythme pas l’ac­tion. La poésie n’embellit pas les choses et les êtres, la poésie n’ornemente, elle n’en­jo­live pas la réal­ité. La poésie est en avant de la réal­ité, elle vient du plus loin­tain der­rière au plus loin­tain devant, elle est  résol­u­ment mod­erne dis­ait Rim­baud c’est-à-dire voy­ante,  à l’in­verse de l’ac­tion, de l’ac­tivisme, de l’ag­i­ta­tion qui sont plutôt aveu­gles ou triv­iale­ment, «  les yeux dans le guidon ».
Nous voici arrivés à la ren­con­tre de nos deux amants terribles.
D’un côté la philoso­phie qui pré­pare et forge les out­ils de la con­nais­sance et avec elle,  l’il­lu­mi­na­tion poé­tique qui la guide au-delà des choses tan­gi­bles et d’une con­nais­sance rationnelle.
Poésie et philoso­phie sont donc liées sou­vent dans les pires sit­u­a­tions mais pour  le meilleur même si,  dans l’his­toire de la pen­sée occi­den­tale, on a eu ten­dance à les sépar­er parce que ces amants-là sont ter­ri­ble­ment con­tagieux et por­teurs du virus de la con­nais­sance utopique. Cette con­nais­sance entend pour­suiv­re ses rêves tou­jours inachevés.
À l’in­verse d’enjoliver la réal­ité,  comme cer­tains aimeraient qu’elle le fît pour nous pli­er  et  accepter cette réal­ité dans toutes ses turpi­tudes, la poésie nous immerge dans une réal­ité trans­for­mée par le réel et ses infi­nis pos­si­bles. Il y à quelque chose de poé­tique à aimer enten­dre : « Impos­si­ble n’est pas français ».
Est-ce que la philoso­phie sous-tend ton écri­t­ure poé­tique, tes actes, et est-ce qu’écrire est un acte ? 
Si con­crète­ment, dans le quo­ti­di­en, j’applique la dis­tinc­tion que nous venons de faire entre poésie et philoso­phie, je suis amené à percevoir les événe­ments, et les faits sur d’autres lignes d’hori­zon, de récep­tion que celle du sim­ple con­stat ou même de l’analyse.
Un événe­ment a lieu : une guerre, une cat­a­stro­phe,  une libéra­tion ou au con­traire une occu­pa­tion. La ques­tion qui se pose pout moi comme poète et philosophe est : com­ment non pas décrire l’événe­ment comme le ferait le jour­nal­iste mais ren­dre à cet événe­ment,  tout ce qu’il y a d’im­plicite, d’irreprésentable, ce qui résonne à tra­vers lui et con­stitue l’essen­tiel dont il est por­teur ? En effet  on ne peut pas le réduire à sa seule vis­i­bil­ité. Ce fut l’exemple des « gilets jaunes » ces « in-vus » de nous qui dirent tout ce qu’on ne voy­ait pas der­rière leur vis­i­ble. Sou­venons-nous de la phrase de Paul Klee «  l’art ne repro­duit  pas le vis­i­ble, il rend vis­i­ble » ou : « ceci n’est pas une pipe » du pein­tre Magritte.
Telle est une des  prob­lé­ma­tiques que me posent la poésie et la philoso­phie lorsqu’elles m’accompagnent dans la réal­ité quotidienne.
Je pour­rais le dire autrement : com­ment attester de façon vivante et dynamique de toute la charge de rêve et d’e­spoir, de cru­auté et de renon­ce­ment aus­si dont un événe­ment peut être l’ex­pres­sion instan­ta­née ? Com­ment dire ce qui demeure sous l’éphémère ? Com­ment exprimer ce qui per­dure sous la disparition…sous l’ef­face­ment dû à la pré­cip­i­ta­tion des événements ?
Un événe­ment sen­si­ble­ment vécu par ses témoins  directes ou indi­rectes, un événe­ment qui boule­verse ceux à qui il arrive et ceux qui le voient même de loin, c’est un devenir, c’est à  dire ce qui se crée de nou­veau en cha­cun, boule­verse,  déplace des choses dans nos con­sciences, dans nos sen­ti­ments, dans nos rêves, nos illu­sions. Quelque-chose se vit,  s’ex­péri­mente nou­velle­ment,  ouvre notre lucidité.
Toute mes écri­t­ures poé­tiques-philosophiques in-séparées,  sont sous-ten­dues par  cette ques­tion d’ac­céder à la lucid­ité : lucid­ité à acquérir et révélée à la fois. Cette lucid­ité  dont René Char poéte et philosophe  dis­ait: Elle est « cette blessure la plus rap­prochée du soleil »
Ce n’est pas la lumière qui fait mal nous dit Char . La lucid­ité est douloureuse  parce qu’elle  blesse ce qu’on croy­ait avoir com­pris, elle remet en ques­tion ce qui nous appa­rais­sait comme défini­tive­ment acquis et sur lequel on se repo­sait con­fort­able­ment. La lucid­ité ébran­le. Ce qui était une vérité soudain ne l’est plus et cela blesse mais cette blessure est au plus proche du sum­mum de la lumière…le soleil.… Ici je cit­erai la philosophe-poète Geneviève Clan­cy : « l’essentiel n’est plus à dévoil­er mais à regarder par l’émanance de la nuit,  au-delà de l’image sen­si­ble,  son dou­ble de lumière »
Pour ce qui con­cerne la sec­onde par­tie de votre ques­tion eu égard à l’acte d’écrire,  je dirai  oui,  pour moi,  écrire est un acte et même un acte qui peut coûter très cher à celles et ceux qui le com­met­tent dans cer­taines cir­con­stances et pour sig­ni­fi­er cer­taines choses rel­e­vant de cette quête de vérité et de lucid­ité dont on vient de par­ler. Nous savons hélas com­bi­en les exem­ples ne man­quent pas à‑travers les cul­tures d’orient comme d’occident et cela vaut autant pour ce qui con­cerne les poètes que les philosophes ; le plus sou­vent les uns et les autres étant les mêmes
Aujour­d’hui selon moi,  ris­quer la parole,  l’écriture,  en pren­dre le vrai risque,  c’est d’abord résis­ter à la par­lotte, à la langue de la com­mu­ni­ca­tion, détourn­er la parole com­mu­ni­cante qui ne prononce rien que des ordres et entend,  assène en per­ma­nence des pré­ten­dues vérités dans une langue de l’af­fir­ma­tion et non pas de l’interrogation.
La philoso­phie et la poésie créent du temps pour que la pen­sée se mette en mou­ve­ment et trou­ve les mots appro­priés. Ce temps pris pour réfléchir et exprimer le mou­ve­ment de la réflex­ion,  per­met de ques­tion­ner et non pas de vouloir sys­té­ma­tique­ment répondre.
La poésie vient au devant de l’ex­pres­sion de la réflex­ion ; elle ouvre par sa langue un espace d’é­coute, de grande disponi­bil­ité.  Je crois que la poésie nous donne la force d’en­ten­dre ce qu’on a du mal à enten­dre ou qu’on refuse d’en­ten­dre parce que ce serait intolérable, cela boule­verserait quelque fois trop pro­fondé­ment nos repères ici comme ailleurs. En pra­ti­quant cette ouver­ture sur notre imag­i­naire, et en per­me­t­tant à nos rêves de chu­chot­er leurs plaintes et leurs délices,  la poésie se joint à l’ex­er­ci­ce de la con­nais­sance cri­tique pro­pre à la philosophie.

 

Est-ce que la philoso­phie, et/ou la poésie, peu­vent pren­dre en charge, et nous aider à penser/panser, les événe­ments effroy­ables qui se déroulent en ce moment sur la planète ?
La poésie ne veut pas être une médi­ta­tion secrète de l’ego de cha­cun sur lui-même. Elle ouvre le dia­logue entre des con­sciences qui ne seraient plus séparées par des sys­tèmes de pen­sée, des idéologies.
En lut­tant con­tre le men­songe des pou­voirs qui iso­lent les hommes les uns par rap­port aux autres, la poésie dégage une per­spec­tive philosophique. Cette per­spec­tive c’est l’u­topie non pas au sens de ce qui n’a pas de lieu mais dont le lieu n’a encore jamais été atteint et cepen­dant existe. Cette utopie est celle d’un partage de vérité pos­si­ble qui est pro­pre au seul dia­logue entre les hommes.

Poème en péniche de Philippe Tancelin Tra­duc­tion en Chi­nois Par  Ruil­ing zhang­blein, mars 2022.

Ce dia­logue, cette parole sont aujourd’hui un moyen de résis­tance con­tre ce qui cherche à faire taire notre con­science face aux échecs de notre his­toire ou con­tre ce qui fait silence sur les caus­es pro­fondes des tragédies humaines, (les guer­res en ce moment à‑travers le monde et l’horrifiant mas­sacre des civils pales­tiniens par­mi lesquels 75% sont des enfants et des femmes).
Je crois très sincère­ment que la poésie jointe à la réflex­ion philosophique sur l’ex­péri­ence prag­ma­tique et sen­si­ble du quo­ti­di­en, per­met de restau­r­er notre capac­ité à percevoir l’in­sup­port­able et renouer avec l’e­spoir,  avec cette mer­veilleuse poten­tial­ité de l’imaginaire pour sor­tir de la déprime, de la résig­na­tion, du pes­simisme. Regar­dons com­ment sous les bom­barde­ments, les peu­ples ne per­dent pas l’espoir ; les pein­tres,  les poètes con­tin­u­ent d’écrire ,  de pein­dre. Le poète pales­tinien Mah­moud Dar­wish écrivait : « Nous avons la mal­adie de l’espérance ». Au regard de ces résis­tances sous les bombes en Pales­tine ou ailleurs,  au long des guer­res en ce monde,  nous n’avons pas droit au dés­espoir,  nous qui sommes épargnés pour l’instant. Ceci est une leçon à retenir ce jour et pour demain
Oui la créa­tiv­ité philosophique, grâce à l’u­topie vivante du poé­tique, redé­cou­vre la dynamique qui per­met de chercher  un monde de partage qui rend la vie humaine pos­si­ble entre les hommes avec toutes leurs dif­férences pour en  faire jail­lir à nou­veau les sources d’une pure joie.
Cette joie  donne la force de se réap­pro­prier l’ex­is­tence et d’écrire libre­ment un sens pour elle.
Tu as fondé le col­lec­tif Effrac­tion et le CICEP (Cen­tre Inter­na­tion­al de Créa­tion d’E­spaces poé­tiques). Peux-tu expli­quer ce que sont ces entités, et ce qui a motivé leur création ?
Le CICEP (Cen­tre Inter­na­tion­al de Créa­tion d’E­spaces poé­tiques) a été créé en 1992 par moi-même avec Geneviève Clan­cy et Jean-Pierre Faye. Sa voca­tion est comme son titre l’indique, la créa­tion d’e­spaces poé­tiques inter­val­laires des   arts d’où,  la con­fronta­tion per­ma­nente de la poésie avec la pein­ture, le ciné­ma, le théâtre, la danse, la musique, l’ar­chi­tec­ture et même les tech­nolo­gies du virtuel.
Out­re ses mem­bres per­ma­nents, il regroupe de nom­breux artistes- chercheurs et sci­en­tifiques  autour de la poésie en tant qu’elle  par­ticipe au même titre que les arts et sci­ences à la for­ma­tion de la pen­sée, à l’en­richisse­ment du champ de la sen­si­bil­ité, de la con­nais­sance humaine et à l’éveil des poten­tial­ités créatrices.
Il fonc­tionne selon trois axes : 
1) CREATION-RECHERCHE : elle s’ef­fectue à par­tir de pro­grammes thé­ma­tiques : Poésie et His­toire, Poésie et Philoso­phie, Poésie et Sci­ences, Poésie et Voix, Poésie et réc­it,  poésie et ontolo­gie, poésie et poli­tique.  Sur cha­cune de ces thé­ma­tiques,  des équipes mobiles d’artistes, d’u­ni­ver­si­taires, de sci­en­tifiques se for­ment en vue de la réal­i­sa­tion de créa­tions orig­i­nales expéri­men­tales. Ces créa­tions se man­i­fes­tent à‑travers des espaces aus­si dif­férents que les lieux publics et de cir­cu­la­tions, les  galeries, théâtres, salles de con­certs, cryptes, hôpi­taux, écoles…
 2) TRANSMISSION-SAVOIR : cet axe est con­sti­tué par les actes des créa­tions orig­i­nales du Cen­tre,  rap­portés dans la revue  inti­t­ulée ” Cahi­er de poé­tique “.(17 numéros sont disponibles con­sulta­bles sur demande). Cette pub­li­ca­tion  se con­sacre à la trans­mis­sion de la recherche sur  le lan­gage poé­tique et les con­di­tions sous lesquelles il peut par­ticiper aujour­d’hui à la con­struc­tion d’une nou­velle épistémologie.
3) PRATIQUE EXPERIMENTALE D’ECRITURE : elle se pour­suit à‑travers des propo­si­tions d’e­spaces de créa­tion poé­tique au sein desquels prax­is et théorie sont intime­ment mêlées.. Ils abor­dent les prob­lé­ma­tiques du corps, de la voix, de l’in­tu­ition, fondées sur une expéri­ence pra­tique d’ate­lier menée depuis trois décen­nies en milieux uni­ver­si­taires, sco­laires, hos­pi­tal­iers, asso­ci­at­ifs, précaires…
Dès mon départ en retraite de l’université voici 8 ans,  le cen­tre qui était adossé à l’université a cessé ses activ­ités mais ses 24 ans de recherch­es sont con­sulta­bles à tra­vers le site.*

Philippe Tancelin, Poéthique de l’om­bre, 2017, Fonote­ca de poesia.

Pour ce qui con­cerne « EFFRACTION »:  Col­lec­tif de poètes des cinq con­ti­nents (Édi­tions L’Har­mat­tan),  je l’ai fondé seul en 2009 avec des amis poètes,  artistes, chercheurs et acteurs de la vie civile. Sa voca­tion est d’intervenir par des actions poé­tiques- artis­tiques dans la cité,  à par­tir de thèmes d’actualité et à plus long terme  de réfléchir sur le devenir poé­tique de la langue au regard de la langue de communication.
Nous avons pub­lié deux livres aux édi­tions l’harmattan : « Effraction1  frag­ments et lam­beaux » sur la dimen­sion tran­shis­torique d’écrits poé­tiques très anciens et con­tem­po­rains selon leur rela­tion à la cité. « Effrac­tion 2 poseurs de lumière », témoignages poé­tiques con­sé­cu­tifs à la pandémie du covid 19. Les deux ouvrages sont collectifs.
Le col­lec­tif organ­ise égale­ment le 4è jeu­di de chaque mois une soirée de lec­ture poé­tique avec des poètes con­tem­po­rains ou en salut à des poètes du passé qui s’inscrivent ou se sont inscrits par un effort soutenu dans les urgences théoriques et pra­tiques de leur pays,  leur cité.
Eu égard à  ces créa­tions du  CICEP et « du col­lec­tif Effrac­tion »,  notre motif prin­ci­pal fut et demeure de réin­scrire la poésie dans l’histoire,  le devenir de la col­lec­tiv­ité humaine.

 

Quels sont tes pro­jets, en philoso­phie, et/ou en poésie ? 
L’ensemble de mes répons­es à vos intéres­santes ques­tions précé­dentes,  dis­ent je le pense que le tra­vail d’écriture que je mène,  puise sans las sa dynamique dans les sources con­jointes de la poésie et de la philosophie.
Pour ce qui est de «  pro­jets », ce terme souf­fre trop de con­no­ta­tions pro­pres à la société libérale de pro­duc­tion-con­som­ma­tion. Cela nous dis­trait de notre devenir au prof­it d’une pro­jec­tion dans l’avenir. Je m’en tiens donc d’une part à ce que je pour­su­is au jour le jour sur le chemin en devenir de mon expéri­ence sen­si­ble dans ce monde dont je suis témoin-acteur et j’écris en réson­nance avec l’actuel,  l’événement. D’autre part,  sans volon­té de con­stituer mémoire, Je ne me prive pas néan­moins de la mise en évi­dence de mon chem­ine­ment antérieur de pen­sée et d’expression poé­tique,  à tra­vers la recen­sion de textes-arti­cles non pub­liés ou ponctuelle­ment,  selon des thèmes pré­cis. Ain­si je pré­pare un tel vol­ume autour de la ques­tion pales­tini­enne. Je sai­sis ici le terme « Ques­tion » au sens philosophique et dans son expres­sion poétique.
Pour le reste, comme tout exilé de l’intérieur,  je n’ai pas besoin de la récente loi sur l’immigration pour me sen­tir de plus en plus étranger aux anti-valeurs que développe mon  pays d’origine,  ses gou­ver­nants et une grande par­tie de sa pop­u­la­tion dont j’aurais aimé ne pas avoir à  dire avec Mon­tesquieu (cf, les lois,  les mœurs,  la morale) :«  Une injus­tice faite à un seul est une men­ace faite à tous » ou encore : « les peu­ples ont le gou­verne­ment qu’ils méri­tent ».

Présentation de l’auteur

Philippe Tancelin

Philippe Tancelin est né Le 29 mars 1948 à Paris. Doc­teur d’Etat en Philoso­­phie-Esthé­­tique. Il est l’auteur de nom­breux ouvrages dont :

  • Ecrire, ELLE 1998 ;
  • Poé­tique du silence, 2000 ;
  • Cet en-delà des choses, 2002 ;
  • Ces hori­zons qui nous précè­dent, 2003 ;
  • Les fonds d’éveil, 2005 ;
  • Sur le front du jour, 2006 ;
  • Poé­tique de l’étonnement, 2008 ;
  • Poé­tique de l’Inséparable, 2009 ;
  • Le mal du pays de l’autre ; 
  • L’ivre tra­ver­sée de clair et d’om­bre, 2011 ;
  • Au pays de l’in­di­vis aimer (…) éd. l’Harmattan, 2011. 
  • Tiers-Idées, Hachette 1977; En col­lab­o­ra­tion avec G. Clancy ;
  • Frag­­ments-Delits,  Seghers 1979 ;
  • L’été insoumis, 1996 ;
  • Le Bois de vivre, l’har­mat­tan, 1996 ;
  • L’Esthé­tique de l’om­bre, 1991 ;
  • La ques­tion aux pieds nus ; 
  • En pas­sant par Jénine, 2006 (éd. l”Harmattan) ;
  • Le Théâtre du Dehors, Recherch­es, 1978 ;
  • Manoel De Oliveira, Dis-voir I987 ;
  • Théâtre sur Paroles, Ether Vague 1989 ;
  • Entre­tiens avec Bruno Dumont, Dis-voir, 2002.

 

Philippe Tancelin

Autres lec­tures

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.
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