Nohad Salameh, Baalbek les demeures sacrificielles

Par |2022-03-07T12:58:36+01:00 5 mars 2022|Catégories : Critiques, Nohad Salameh|

Ils sont rares, trop rares, les livres de Nohad Salameh. Celui-ci, paru à L’Ate­lier du Grand Tétras, s’of­fre comme une somme des paroles de l’en­fance, en même temps que celle de la femme grandie là, dans cette ville du Liban, anci­en­nement nom­mée Héliopo­lis, « Cité du Soleil » nom don­né au Baal­bek de l’époque hel­lénis­tique, car les Grecs asso­ci­aient Hélios, dieu du Soleil, à Adad, divinité mésopotami­enne de l’Or­age et de la Fertilité. 

Autant dire que cette ville se con­fond avec les vis­ages de l’énon­ci­atrice, tout comme elle motive la langue, les langues, car le texte est pro­posé dans ce vol­ume en arabe traduit par Antoine Maalouf et en anglais par Suzan­na Lang.

Héliopo­lis, éter­nelle et mul­ti­ple dans le sou­venir de la poète, qui dans une prose poé­tique tout en retenue cisèle le poème telle une orfèvre le joy­au brut du lan­gage. Le texte lim­i­naire met le lecteur sur ce chemin de la réminis­cence, mais aus­si d’une somme, celle d’une vie où les racines plongée dans le sol de l’en­fance ont aidé à pouss­er au-delà du ter­ri­toire qui a nour­ri la crois­sance de l’être. 

Le corps brodé de brisures, saupoudré de génie, de lait et de lux­u­re, com­pose un paysage sur le ligne du songe. Et l’œil, lame de fond, avaleur de ciels, hèle le poète qui arpente le domaine des dieux.

Nohad Salameh, Baal­bek les demeures sac­ri­fi­cielles, avec les tra­duc­tions d’An­toine Maalouf pour l’arabe et de Suzanne Lang pour l’anglais, col­lages de Nohad Salameh, L’Ate­lier du Grand Tétras, 2021, 144 pages, 15 €.

Ce poète, père réel, et père du songe demeuré tel qu’autre­fois, main ten­due pour guider la petite fille et lui trans­met­tre l’amour des mots, mais aussi 

…Jupiter-Hélios, Soleil des soleils, fils aîné de l’Im­mense, quê­teur d’un brin de caresse, tu vides le jour de ses éclairs, tan­dis que la cité, oblique à même ton épaule, verse sa récolte de pavots et de blé sur les crêtes stériles.

Pre­miers textes du  chapitre lim­i­naire titré “L’In­vitée d’Hélios”, où il n’est pas dif­fi­cile de con­stater que le mas­culin pré­domine, du père au fils, du sym­bole solaire qui imprègne le nom d’une ville dédiée à la vie des hommes. A cet égard l’emploi du  sub­stan­tif “brisures” dès la pre­mière ligne est élo­quent. La nar­ra­trice est l’In­vitée d’Hélios, et elle a gran­di dans sa demeure, celle de cette chaîne d’in­stances mas­cu­lines dont dépen­dent les femmes. Le titre du recueil revient alors en mémoire, “Les demeures sac­ri­fi­cielles”. “L’in­vitée d’Hélios” s’ef­face, devient obser­va­trice, énon­ci­atrice du songe dans le songe, elle décrit cet univers dans lequel elle a gran­di et qu’elle a quit­té lorsque la guerre l’a chas­sée de sa terre natale. Plus aucune allu­sion au féminin dans les deux pre­mières par­ties du poème. La poète reste alors en retrait et se laisse entrevoir par­fois dans le pronom per­son­nel de la pre­mière per­son­ne, de manière loin­taine, comme si elle n’o­sait pas mêler sa pro­pre énon­ci­a­tion aux réminis­cences de ces instants où elle a existé en essayant de trou­ver une place dans cet univers  patri­ar­cal. Elle se sou­vient et dans une poésie descrip­tive absol­u­ment somptueuse elle devient la parole qui rap­porte cet univers mas­culin, exacte­ment comme toutes les femmes sont le corps qui enfante les hommes. Créa­tri­ces et obser­va­tri­ces, la genèse des êtres et des langues leur appartient.

La poète décrit Baal­bek avec le regard de l’en­fant qui voit ce monde riche de soie et de sym­bol­es odor­ants de l’ori­ent évoluer autour d’elle. Dans les deux pre­mières par­ties se suc­cè­dent l’évo­ca­tion de la ville, ses odeurs, ses couleurs, resti­tuées dans l’é­pais­seur d’une langue poé­tique d’une grande puis­sance, riche de sym­bol­es et d’im­ages. Une sec­onde par­tie inti­t­ulée “Ceux qui vivent à l’étroit dans la rose” décrit la vie des habi­tants de la ville, fidèles à ce rythme sécu­laire qui ponctue les jours des sociétés qui por­tent encore la prég­nance de ces souch­es ances­trales. Le titre bien enten­du laisse plan­er l’am­biva­lence entre le sens lit­téral ou imagé voire métaphorique du sub­stan­tif “rose” : quin­tes­sence du féminin, une rose évoque bien enten­du la ville mais aus­si la femme. Et du matin au soir la vie des hommes éten­due dans des gestes alour­dis de fig­ures mythiques, dans une évo­ca­tion tis­sée de sym­bol­es qui laisse entrevoir com­bi­en est frag­ile la cer­ti­tude d’ex­is­ter, et com­bi­en est prég­nante la peur de la mort. Comme si une quête inces­sante et vaine présidait à l’éd­i­fi­ca­tion de leur exis­tence, chaine sécu­laire de tra­di­tions visant à ras­sur­er ces éter­nels enfants enfer­més dans la rose per­due d’une mère qu’il a fal­lu quitter. 

Jusqu’au dernier matin
ils ten­tent de forcer la cham­bre close
où s’ar­rête la mer.
La nos­tal­gie aux plis du ventre
ils se sou­vi­en­nent de leur couleur d’ombre
qui jetait sur leur chair
l’étoffe de la finitude.

Puis dans la dernière par­tie un “je” prend le relai. Il s’af­firme dans cette troisième par­tie du recueil, “Gar­di­enne du trou­peau du désert”. Le féminin affleure alors, se fait jour, dans l’évo­ca­tion des paysages et la présence de l’en­tité fémi­nine, gar­di­enne de la sagesse, déesse effrayante au point qu’on la cache, qu’on la relègue à une place où elle doit se taire, comme la nar­ra­trice qui peu à peu pour­tant libère son verbe et devient cette poète immense et gar­di­enne de ce trou­peau du désert que sont les mots. Comme passent les année sur la ville et dans la vie de l’en­fant, le texte peu à peu dégage cette femme des décom­bres du songe et de la geôle sécu­laire érigée par les hommes. Elle s’énonce et devient déesse, de sa parole, apprise dans le silence aban­don­né aux femmes. Au sac­ri­fice se sub­stitue la tran­scen­dance poé­tique, au mas­culin du poème le verbe enfin appartenu, celui de Nohad Salameh, qui enfin s’énonce dans le dernier poème du recueil.

Acca­blante et trou­blante ain­si qu’une croyance.
Je te thésaurise au fond de moi, cité qui me donnas
le jour. Atten­tive à compter et recompter sans 
cesse tes soleils, je mesure la valeur de ton inégalable 
mon­naie — bon­heur réitéré lorsque tes 
bras pluriels, fatigués d’élé­va­tion, de bienvenue 
et d’ac­cueils le long des journées, se déterminent 
à lâch­er ce fardeau de com­plai­sance au profit 
d’un regard de ten­dresse. Et soudain, tous les 
dieux ici présents tombent à ma ren­con­tre depuis 
les chapiteaux — averse d’o­lives à l’heure de la 
cueillette.

 

Présentation de l’auteur

Nohad Salameh

L’un des poètes les plus mar­quants du Liban fran­coph­o­ne.  Née à Baal­bek. Après une car­rière jour­nal­is­tique dans la presse fran­coph­o­ne de Bey­routh, elle s’installe à Paris en 1989. De son père, poète en langue arabe et fon­da­teur du mag­a­zine lit­téraire Jupiter, elle hérite le goût des mots et l’approche vivante des sym­bol­es. Révélée toute jeune par Georges Schehadé, qui voy­ait en elle «  une étoile promet­teuse du sur­réal­isme ori­en­tal », elle pub­lie divers recueils dont les plus récents sont : La Revenante, Pas­sagère de la durée (édi­tions Phi, 2010) et D’autres annon­ci­a­tions (Le Cas­tor astral, 2012). Elle a été saluée par Jean-Claude Renard pour son « écri­t­ure à la fois lyrique et dense, qui s’inscrit dans la lignée lumineuse de Schehadé par­mi les odeurs sen­suelles et mys­tiques de l’Orient ». Elle a reçu le prix Louise Labé pour L’Autre écri­t­ure (1988) et le Grand Prix de poésie d’Automne de la Société des Gens de Let­tres  en 2007. Elle est mem­bre du jury Louise Labé.

Nohad Salameh

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.
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