Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur

Par |2019-06-10T13:33:14+02:00 4 juin 2019|Catégories : Philippe Thireau|

Philippe Thireau, Je te mas­sacr­erai mon coeur

Jamais la poésie n’aura été si prég­nante, car son pou­voir évo­ca­toire, trans­for­ma­teur de l’expérience, est ici décu­plé. Philippe Thireau organ­ise du périmètre de sécu­rité qu’est l’Art une immer­sion dans les couch­es mnésiques de l’enfance.

Une mise à dis­tance néces­saire lorsqu’il s’agit d’évoquer les vis­ages qui ont accom­pa­g­né une crois­sance qui ne s’effectue par­fois qu’en con­tre jour.  Une mise en demeure du sou­venir, à sa place, comme matéri­aux de l’œuvre, et comme livre gravé ouvert à toute trans­mu­ta­tion. La qua­trième de cou­ver­ture saisit :

 

Jour­nal déam­bu­la­tion d’une fille non adv­enue pour val­oir à sa mère ; mère, je ne tiens point quitte d’être ce que tu es : femme aux atours mirobolants, femme aimante de ce petit garçon aux boucles blondes si longtemps tripoté, cha­touil­lé, femme enfuie dans les draps de l’a­mant pas­sager. L’odeur de ces draps ! Pourquoi femme es-tu ? et non moi. Moi en toi, toi en moi.

Je te mas­sacr­erai mon coeur, tu seras à moi. Tu dis­paraî­tras… va, dis­parais main­tenant, entre les lignes de ce roman issu tis­sé de haïkus, tankas. Sept jours pour dire ce que je suis devenu hors de toi, fille non adv­enue. Plus une nuit, une nuit sex­uelle comme celle décrite par Pas­cal Quig­nard (c’est l’hétérogénéité de la scène sex­uelle qui met en bran­le la “cog­i­ta­tion” de la pen­sée), pour dire ma sat­is­fac­tion de fes­toy­er de toi.

 

Philippe Thireau, Je te mas­sacr­erai mon coeur, 
PhB édi­tions, Paris, 2019, 46 pages, 10 €.

Sept jours ce que val­ut la créa­tion du monde, ce que demande de décompte l’édification d’un homme à tra­vers l’évo­ca­tion du socle qui l’a con­sti­tué. Et ce ques­tion­nement, d’une extrême richesse, soulève toute la com­plex­ité du lien mère-fils. Inces­te fan­tas­ma­tique. Il fau­dra renon­cer à ceci, le corps de la mère. C’est cet inter­dit pre­mier qui fonde la Horde freu­di­enne en com­mu­nauté civil­isée, dont aucune trans­gres­sion ne saurait affleur­er. Et, le verbe, la parole du père, qui énonce cet inter­dit stru­curel de l’humanité, est ici absent.

Verbe créa­teur inex­is­tant, et mutisme de l’enfant qui, avant de se nom­mer, observe la femme, cette femme-ci, la mère. Dans cette pos­ture prim­i­tive d’un désir char­nel que rien ne rompt, pris­on­nier des par­fums, des soies et des “atours mirobolants”. Com­ment les pos­séder, métonymie d’une imma­nence fémi­nine, l’an­i­ma, qui a pour vis­age celui de la mère. Et puis, il y a ce désir de la mère, son souhait d’avoir eu une fille. Il y a cette inadéqua­tion du sexe de l’en­fant : “Mère, tu n’eus point de fille, qu’à cela ne tienne”, titre la pre­mière par­tie du recueil. La sec­onde se nomme “Jour­nal d’une fille non adv­enue”. Il y a ce désir du corps, dif­férent, de femme, et la cul­pa­bil­ité incom­men­su­rable de ne pas cor­re­spon­dre à l’at­tente. Cette mère-femme fanée, à la robe déchirée, ne peut que sus­citer l’en­vie inex­tin­guible de la con­sol­er, de la con­tenter, pour absorber son cha­grin. Impos­si­ble. Un poids immense à porter, pour un petit garçon.

 

Au mas­sacre du cœur, l’enfant ne peut que con­sen­tir, dans cet  inces­te fan­tas­mé, dans ce désir du corps de femme, que rien ne vient démen­tir, ni une parole, ni une atti­tude. Le père, « cet incon­nu notoire »… Manière de séduc­tion opérée par cette femme fon­da­trice, qui enveloppe de ten­dresse char­nelle ce petit garçon/petite fille qui ne sait com­ment répon­dre aux attentes impos­si­bles, qui ne peut répon­dre au désir, qui ne peut ni s’identifier ni se sous­traire à cette icône vam­pirisante. Femme démi­urge, femme  a/raignée…

 

ciel bleu choit sur toit
soleil inonde carreaux
géant frappe porte battante
rêve ô rêve enfance enfouie
quelle peur au cœur demeure

 

Une syn­taxe qui mar­que l’anam­nèse et évoque les dis­cours de l’enfant, grâce à l’absence de pronoms per­son­nels qui sug­gère le dés­in­vestisse­ment du sujet dans son dis­cours. Ne demeure que le témoin, qui par­fois, de la pos­ture de l’homme devenu, énonce :

 

fraîche peau rosée
ah ! ce corps sans artifices
si mal dessisné
quel est donc ce tourmenteur
qui, doux, pré­tend le contraire

 

 

Kita­gawa Utamaro

Tour menteur que ce sou­venir, qui, à bien y regarder, a redéss­iné les con­tours de ce corps con­voité, idéal­isé, parce qu’alchimiste, qui a trans­for­mé le néant en vie, et puis surtout parce qu’il est femme, féminin, petite fille autre­fois. Le petit garçon ne peut que séjourn­er dans une impuis­sance empesée de cul­pa­bil­ité. Les pronoms sont ceux du féminin. L’en­fant obéit, asex­ué parce que pas celui/celle que l’on attendait.

 

maman fleur fanée
suis là moi suis là pensive
yeux dans tes yeux blets
baise mes seins triomphants
mort hiv­er print­emps nouvel

sur le lit défait
des soli­tudes naissantes
le par­fum des corps
le pas­sant cig­a­re aux lèvres
yeux fer­més il imagine

vir­gules et points
sur le papi­er dessinés
engen­dre un destin
c’est le songe des fillettes
en papi­er d’êtres mangées

 

Absence du père, et libre cours à la toute puis­sance mater­nelle, effrayante, ogresse ten­tac­u­laire. Les champs lex­i­caux évo­quent bien cette ter­reur, la peur de cette mort sym­bol­ique. Les chairs broyées des toiles de Goya hir­sutes et gigan­tesques afflu­ent en gerbes col­orées dans les vers de Philippe Thireau. Aux estam­pes d’Utamaro con­vo­quées par Pas­cal Quig­nard dans La Nuit sex­uelle suc­cè­dent les images d’engloutissement des corps.

Le poète mène le lecteur de strate mnésique en strate mnésique, dans une sorte d’exploration tem­porelle qui des­sine les con­tours d’une femme dont l’en­fant imag­ine les ébats. Le  pou­voir incan­ta­toire des mots, de l’Art, et la référence à La Nuit sex­uelle de Pas­cal Quig­nard sont ici acte et dis­cours, mise en abîme et énon­ci­a­tion d’un Art poé­tique. L’oeu­vre con­sti­tu­tive du passé, sinon où et com­ment exis­terait-il, où et com­ment pour­rait-il offrir son socle sémantique ? 

 

Puz­zle, mor­celle­ment, il est néces­saire d’évoquer la forme inédite du recueil de Philippe Thireau. Com­posé de Tankas et de Haïkus, qui sont de petites unités séman­tiques dont la règle est de n’évoquer qu’une thé­ma­tique à la fois, un sujet, dont on dit l’évanescence, unique et close sur un par­a­digme offert par la tonal­ité du texte et ouvert à tous les ques­tion­nements. Ce sont des formes fix­es qui obéis­sent à une con­trainte que le poète respecte. Il use de ces deux formes poé­tiques tra­di­tion­nelles, mais les per­les de sens for­mées par leur enchaîne­ment con­stituent une suite, un roman poème Haïku tan­ka, un poème où Tan­ka et Haïkus for­ment en même temps que des îlots de sens un tout con­tinu où est évo­quée l’enfance, la mère, la con­sti­tu­tion d’une réflex­iv­ité inhérente à la con­struc­tion du « je ». Il faut y voir en métaphore la sub­stance du fonc­tion­nement mnésique, des images sur­gies d’autrefois, qui for­ment le puz­zle du vis­age de cette femme, recom­posée à par­tir du sou­venir. Et afin de restituer la trame  kaléi­do­scopique d’un dial­o­gisme entre soi et un monde qui ne ren­voie que le désir d’un (d’une) autre, il faut édi­fi­er son image dans le miroir, celui de la parole, celui du nom.  Le dis­posi­tif textuel per­met alors de con­fon­dre les étapes tem­porelles et édi­fie les instances de la parole poé­tique comme con­sti­tu­tive d’une genèse du sujet pen­sant résis­tant au déni, se con­sti­tu­ant lui-même en édi­fi­ant son iden­tité, con­tre celle que le regard mater­nel impose. Cette allure cousue décousue tisse la tapis­serie d’un vis­age qui se con­stitue dans le reflet du miroir, mais seul, en con­tre jour et en dissidence.

Puis­sante, matière con­sti­tu­tive d’une trans­mu­ta­tion du sou­venir, de la matière, de la chronolo­gie, cette poésie fac­sine. Elle est en ceci une sorte de man­i­feste, une oeu­vre qui se con­stitue en œuvre, un dis­cours qui se con­stitue en dis­cours, une onto­genèse du lieu d’édification de l’identité. En sept jours, bien enten­du, car finale­ment lorsque créer se peut, lorsque sub­limer s’offre, alors c’est le partage du divin qui soulève les dimen­sions exis­ten­tielles vers une éter­nité habitée par un dis­cours uni­versel. C’est la gageure relevée par Pas­cal Quig­nan­rd, représen­ter l’irreprésentable pour dire l’indiscible. Images des orig­ines, orig­ines de l’image. C’est l’as­cen­sion ten­tée par Philippe Thireau. Gageons qu’il a plan­té au som­met le dra­peau d’une poésie qui effleure l’azur.

 

A. Mère, tu n’eus point de fille, qu’à cela ne tienne

 

Mère je (te) chante pour ne point (t’)oublier. Loin­taine toi.
Tu m’aimais tu dis­ais que tu m’aimais. Grosse d’amour. Ja-
mais t’aime une pour­rais autant. Infirme je. Toi là-bas. Toi.
Mère je chante. Je. Ne point (t’)oublier. Qui fut lointaine
dis-je. Proche aujour­d’hui dans le vent. Aujourd’hui
vent de fille. Tu n’eus pas de fille. La fille pas adv­enue. Je
prends le nom de fille. Pour dire. Tu es loin. Pas advenue.
Nue. Nu je. Ain­si je fus. Nu. Ain­si je. Suis ta fille déguisée
emportée dans le vent. Vents de qua­tre points cardinaux.
Points. Mère je sais main­tenant. Par­tie là-bas. Un bateau en-
voilà. Un bateau fécond. Dans mon ven­tre une mère. Dans 
ton ven­tre mort une fille pas adv­enue. mais vivante comme
un fils. Moi. Te por­tant. Toi. Dans le ven­tre nu? Paraclet.
Souf­fle dans les nerfs. Sur la sur­face des nerfs vifs. Souffle.
Un bateau envoi là. Dans mon ven­tre une mère féconde. Fé-
cond est le vent qui trans­gresse. Trans­gresse. Un impossible 
ven­tre. Je. Toi. Ivres sont les mots qui clig­no­tent. Mot à mot.
Clig­no­tent. Entre les mots des mots. Encore des mots. Tou
‑jours. des mots qui chantent. Mère je (te) chnate pour ne 
point (t’) oublier.

Présentation de l’auteur

Philippe Thireau

Philippe Thireau vit en France. Il est régulière­ment pub­lié (essais, réc­its, poésie, théâtre… ) depuis 2008.

 

                        BIBLIOGRAPHIE

Je te mas­sacr­erai mon coeur, PhB édi­tions, 2019
Le bruit som­bre de l’eau, Z4 édi­tions, La diag­o­nale de l’écrivain, 2018
Ben­jamin Con­stant et Isabelle de Char­rière
, Hôtel de Chine et dépen­dances, Cabédi­ta, 2015
Le Voyageur dis­tant ou Bon­jour Stend­hal, adieu Beyle, Jacques André édi­teur, 2012
Le Sang de la République, Cêtre, 2008

                         THÉÂTRE

Cut, Z4 édi­tions, 2017
Mortelle faveur et J’entends les chiens, Z4 édi­tions, 2017

                          POÉSIE

Soleil se mire dans l’eau (pho­togra­phies Flo­rence Daudé), Z4 édi­tions, 2017
Je te mas­sacr­erai mon coeur, PhB édi­tions, 2019
Melan­cho­lia, Tin­bad, 2020

                          REVUES

Cio­ran ver­ti­cal (essai) in Les Cahiers de Tin­bad n° 3 et 4, Tin­bad, 2017
Le cireur de Par­quet in Les Cahiers de Tin­bad n° 6, Tin­bad 2018
En ton sein in FPM n° 18, Édi­tions Tar­mac, 2èmetrimestre 2018

 

 

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.
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