Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur
Jamais la poésie n’aura été si prégnante, car son pouvoir évocatoire, transformateur de l’expérience, est ici décuplé. Philippe Thireau organise du périmètre de sécurité qu’est l’Art une immersion dans les couches mnésiques de l’enfance.
Une mise à distance nécessaire lorsqu’il s’agit d’évoquer les visages qui ont accompagné une croissance qui ne s’effectue parfois qu’en contre jour. Une mise en demeure du souvenir, à sa place, comme matériaux de l’œuvre, et comme livre gravé ouvert à toute transmutation. La quatrième de couverture saisit :
Journal déambulation d’une fille non advenue pour valoir à sa mère ; mère, je ne tiens point quitte d’être ce que tu es : femme aux atours mirobolants, femme aimante de ce petit garçon aux boucles blondes si longtemps tripoté, chatouillé, femme enfuie dans les draps de l’amant passager. L’odeur de ces draps ! Pourquoi femme es-tu ? et non moi. Moi en toi, toi en moi.
Je te massacrerai mon coeur, tu seras à moi. Tu disparaîtras… va, disparais maintenant, entre les lignes de ce roman issu tissé de haïkus, tankas. Sept jours pour dire ce que je suis devenu hors de toi, fille non advenue. Plus une nuit, une nuit sexuelle comme celle décrite par Pascal Quignard (c’est l’hétérogénéité de la scène sexuelle qui met en branle la “cogitation” de la pensée), pour dire ma satisfaction de festoyer de toi.
Philippe Thireau, Je te massacrerai mon coeur,
PhB éditions, Paris, 2019, 46 pages, 10 €.
Sept jours ce que valut la création du monde, ce que demande de décompte l’édification d’un homme à travers l’évocation du socle qui l’a constitué. Et ce questionnement, d’une extrême richesse, soulève toute la complexité du lien mère-fils. Inceste fantasmatique. Il faudra renoncer à ceci, le corps de la mère. C’est cet interdit premier qui fonde la Horde freudienne en communauté civilisée, dont aucune transgression ne saurait affleurer. Et, le verbe, la parole du père, qui énonce cet interdit strucurel de l’humanité, est ici absent.
Verbe créateur inexistant, et mutisme de l’enfant qui, avant de se nommer, observe la femme, cette femme-ci, la mère. Dans cette posture primitive d’un désir charnel que rien ne rompt, prisonnier des parfums, des soies et des “atours mirobolants”. Comment les posséder, métonymie d’une immanence féminine, l’anima, qui a pour visage celui de la mère. Et puis, il y a ce désir de la mère, son souhait d’avoir eu une fille. Il y a cette inadéquation du sexe de l’enfant : “Mère, tu n’eus point de fille, qu’à cela ne tienne”, titre la première partie du recueil. La seconde se nomme “Journal d’une fille non advenue”. Il y a ce désir du corps, différent, de femme, et la culpabilité incommensurable de ne pas correspondre à l’attente. Cette mère-femme fanée, à la robe déchirée, ne peut que susciter l’envie inextinguible de la consoler, de la contenter, pour absorber son chagrin. Impossible. Un poids immense à porter, pour un petit garçon.
Au massacre du cœur, l’enfant ne peut que consentir, dans cet inceste fantasmé, dans ce désir du corps de femme, que rien ne vient démentir, ni une parole, ni une attitude. Le père, « cet inconnu notoire »… Manière de séduction opérée par cette femme fondatrice, qui enveloppe de tendresse charnelle ce petit garçon/petite fille qui ne sait comment répondre aux attentes impossibles, qui ne peut répondre au désir, qui ne peut ni s’identifier ni se soustraire à cette icône vampirisante. Femme démiurge, femme a/raignée…
ciel bleu choit sur toit
soleil inonde carreaux
géant frappe porte battante
rêve ô rêve enfance enfouie
quelle peur au cœur demeure
Une syntaxe qui marque l’anamnèse et évoque les discours de l’enfant, grâce à l’absence de pronoms personnels qui suggère le désinvestissement du sujet dans son discours. Ne demeure que le témoin, qui parfois, de la posture de l’homme devenu, énonce :
fraîche peau rosée
ah ! ce corps sans artifices
si mal dessisné
quel est donc ce tourmenteur
qui, doux, prétend le contraire
Kitagawa Utamaro
Tour menteur que ce souvenir, qui, à bien y regarder, a redéssiné les contours de ce corps convoité, idéalisé, parce qu’alchimiste, qui a transformé le néant en vie, et puis surtout parce qu’il est femme, féminin, petite fille autrefois. Le petit garçon ne peut que séjourner dans une impuissance empesée de culpabilité. Les pronoms sont ceux du féminin. L’enfant obéit, asexué parce que pas celui/celle que l’on attendait.
maman fleur fanée
suis là moi suis là pensive
yeux dans tes yeux blets
baise mes seins triomphants
mort hiver printemps nouvel
sur le lit défait
des solitudes naissantes
le parfum des corps
le passant cigare aux lèvres
yeux fermés il imagine
virgules et points
sur le papier dessinés
engendre un destin
c’est le songe des fillettes
en papier d’êtres mangées
Absence du père, et libre cours à la toute puissance maternelle, effrayante, ogresse tentaculaire. Les champs lexicaux évoquent bien cette terreur, la peur de cette mort symbolique. Les chairs broyées des toiles de Goya hirsutes et gigantesques affluent en gerbes colorées dans les vers de Philippe Thireau. Aux estampes d’Utamaro convoquées par Pascal Quignard dans La Nuit sexuelle succèdent les images d’engloutissement des corps.
Le poète mène le lecteur de strate mnésique en strate mnésique, dans une sorte d’exploration temporelle qui dessine les contours d’une femme dont l’enfant imagine les ébats. Le pouvoir incantatoire des mots, de l’Art, et la référence à La Nuit sexuelle de Pascal Quignard sont ici acte et discours, mise en abîme et énonciation d’un Art poétique. L’oeuvre constitutive du passé, sinon où et comment existerait-il, où et comment pourrait-il offrir son socle sémantique ?
Puzzle, morcellement, il est nécessaire d’évoquer la forme inédite du recueil de Philippe Thireau. Composé de Tankas et de Haïkus, qui sont de petites unités sémantiques dont la règle est de n’évoquer qu’une thématique à la fois, un sujet, dont on dit l’évanescence, unique et close sur un paradigme offert par la tonalité du texte et ouvert à tous les questionnements. Ce sont des formes fixes qui obéissent à une contrainte que le poète respecte. Il use de ces deux formes poétiques traditionnelles, mais les perles de sens formées par leur enchaînement constituent une suite, un roman poème Haïku tanka, un poème où Tanka et Haïkus forment en même temps que des îlots de sens un tout continu où est évoquée l’enfance, la mère, la constitution d’une réflexivité inhérente à la construction du « je ». Il faut y voir en métaphore la substance du fonctionnement mnésique, des images surgies d’autrefois, qui forment le puzzle du visage de cette femme, recomposée à partir du souvenir. Et afin de restituer la trame kaléidoscopique d’un dialogisme entre soi et un monde qui ne renvoie que le désir d’un (d’une) autre, il faut édifier son image dans le miroir, celui de la parole, celui du nom. Le dispositif textuel permet alors de confondre les étapes temporelles et édifie les instances de la parole poétique comme constitutive d’une genèse du sujet pensant résistant au déni, se constituant lui-même en édifiant son identité, contre celle que le regard maternel impose. Cette allure cousue décousue tisse la tapisserie d’un visage qui se constitue dans le reflet du miroir, mais seul, en contre jour et en dissidence.
Puissante, matière constitutive d’une transmutation du souvenir, de la matière, de la chronologie, cette poésie facsine. Elle est en ceci une sorte de manifeste, une oeuvre qui se constitue en œuvre, un discours qui se constitue en discours, une ontogenèse du lieu d’édification de l’identité. En sept jours, bien entendu, car finalement lorsque créer se peut, lorsque sublimer s’offre, alors c’est le partage du divin qui soulève les dimensions existentielles vers une éternité habitée par un discours universel. C’est la gageure relevée par Pascal Quignanrd, représenter l’irreprésentable pour dire l’indiscible. Images des origines, origines de l’image. C’est l’ascension tentée par Philippe Thireau. Gageons qu’il a planté au sommet le drapeau d’une poésie qui effleure l’azur.
A. Mère, tu n’eus point de fille, qu’à cela ne tienne
Mère je (te) chante pour ne point (t’)oublier. Lointaine toi.
Tu m’aimais tu disais que tu m’aimais. Grosse d’amour. Ja-
mais t’aime une pourrais autant. Infirme je. Toi là-bas. Toi.
Mère je chante. Je. Ne point (t’)oublier. Qui fut lointaine
dis-je. Proche aujourd’hui dans le vent. Aujourd’hui
vent de fille. Tu n’eus pas de fille. La fille pas advenue. Je
prends le nom de fille. Pour dire. Tu es loin. Pas advenue.
Nue. Nu je. Ainsi je fus. Nu. Ainsi je. Suis ta fille déguisée
emportée dans le vent. Vents de quatre points cardinaux.
Points. Mère je sais maintenant. Partie là-bas. Un bateau en-
voilà. Un bateau fécond. Dans mon ventre une mère. Dans
ton ventre mort une fille pas advenue. mais vivante comme
un fils. Moi. Te portant. Toi. Dans le ventre nu? Paraclet.
Souffle dans les nerfs. Sur la surface des nerfs vifs. Souffle.
Un bateau envoi là. Dans mon ventre une mère féconde. Fé-
cond est le vent qui transgresse. Transgresse. Un impossible
ventre. Je. Toi. Ivres sont les mots qui clignotent. Mot à mot.
Clignotent. Entre les mots des mots. Encore des mots. Tou
‑jours. des mots qui chantent. Mère je (te) chnate pour ne
point (t’) oublier.
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