Entretien avec Abdellatif Laâbi

Par |2024-05-06T10:36:14+02:00 6 mai 2024|Catégories : Abdellatif Laâbi, Focus|

Abde­latif Laâbi con­nait la guerre, a subi la haine et les régimes coerci­tifs. En homme libre il a refusé d’accepter l’impensable, et regarde aujourd’hui les guer­res, mas­sacres et géno­cide comme un long chapitre que rien ne vient clore. Il a accep­té de répon­dre à nos questions.

Les Pales­tiniens vivent des moments ter­ri­bles. Et, bien sûr, vous avez déjà vous-même vécu des hor­reurs… Vous en avez par­lé dans de nom­breuses pub­li­ca­tions. Que peut faire la lit­téra­ture aujourd’hui ? 
Ce qu’elle a tou­jours fait quand il y a eu péril en la mai­son humaine : affuter ses « armes mirac­uleuses » pour se dress­er con­tre la bar­barie, défendre et illus­tr­er ce qui fonde l’humain en cha­cun de nous, soutenir la rai­son au moment où elle est en passe de s’écrouler, rap­pel­er, preuves esthé­tiques à l’appui, que rien ne saurait être plus sacré que la vie. Et puis, la lit­téra­ture a cette capac­ité de nous grandir de l’intérieur, de fécon­der nos con­sciences, de nous faire rêver les yeux ouverts, d’abolir en nous l’indifférence, d’y com­bat­tre la haine, de nous engager, encore et encore, sur les « chemins de liberté ».
Cela dit, je ne vais pas revenir ici sur l’immense tragédie que les Pales­tiniens vivent aujourd’hui. Je préfère faire enten­dre avec le plus de fidél­ité pos­si­ble les voix de leurs poét­esses et poètes. Je m’en remets à elles et à eux pour m’éclairer et nous éclair­er sur l’enfer qu’ils sont en train de vivre. Et je rap­pelle cette atroce adresse de l’un d’eux, Mouride al-Bargh­outi, qui nous a quit­tés il y a quelques années :
O Dieu !
Y a‑t-il une vie
avant
la mort ? 
Pensez-vous qu’elle ait servi de guide à l’être humain pour l’aider à avancer vers une plus grande sagesse ? Y a‑t-il dans l’his­toire des exem­ples de livres qui ont changé le monde ou qui ont con­tribué à le ren­dre plus habitable ?
Je crois avoir énuméré, dans ma précé­dente réponse, les quelques « pou­voirs » que la lit­téra­ture est en mesure de revendi­quer, légitime­ment. Mais je n’irai pas plus loin ou ailleurs, en la dotant d’un rôle de « guide » ou de pour­voyeur de sagesse. Ces deux rôles me parais­sent assez incom­pat­i­bles avec ce que la lit­téra­ture peut opérer.
Quant à savoir si des livres ont pu ou peu­vent chang­er le monde, je m’abstiendrai de tout juge­ment. En revanche, à l’échelle indi­vidu­elle, j’affirme qu’il y a eu des livres qui m’ont changé d’une façon ou d’une autre. Mais aucun d’eux ne m’a fait accéder à la sagesse, avec laque­lle, d’ailleurs, je ne m’entends pas très bien.

Abdel­latif Laâbi, L’ar­bre à poèmes, lu par l’au­teur, 2017.

La poésie est-elle dif­férente des autres gen­res ? Peut-elle, plus que la prose, évo­quer les atroc­ités qui por­tent atteinte à la planète et aux êtres humains ? 
Par­don­nez-moi de ne pas répon­dre à cette ques­tion. Je vous ren­voie à mon avant-dernier livre inti­t­ulé « La poésie est invin­ci­ble ». Vous y trou­verez, ce me sem­ble, ample matière.
Quels sont les recueils qui vous ont mar­qué ou ouvert des portes ?
Plutôt que de recueils de poèmes, il me sem­ble plus judi­cieux de par­ler de poètes. Par­mi ceux-ci, il y a des anciens et des mod­ernes, avec une prédilec­tion pour des auteurs de langue arabe (en par­ti­c­uli­er les poètes soufis) et espag­nole (la généra­tion des années 30 en Espagne, et de nom­breux poètes sud-améri­cains). Et puis, il y a de grands frères en poésie comme Naz­im Hik­met et Aimé Césaire.
Com­ment évolue votre écri­t­ure, votre poésie, alors que nous assis­tons, impuis­sants, à des crimes de part et d’autre de tant de frontières ?
Dans cette affaire, je ne peux être juge et par­tie. Il m’est arrivé de dire quelque part qu’on peut voir et lire dans les yeux des autres, mais pas dans les nôtres. Cela me rap­pelle aus­si ce que je dis­ais au tout début de mon expéri­ence lit­téraire, en com­para­nt le poète, et plus pré­cisé­ment son corps, à une sorte de séis­mo­graphe. Les boule­verse­ments qui s’opèrent dans le monde, la con­di­tion humaine, ont donc une réper­cus­sion qua­si physique et au plus pro­fond de mon être. Leur reten­tisse­ment sur ma langue, ma voix et mes autres fac­ultés, est immédiat.

Abdel­latif Laâbi, La porte de l’en­fer, Bernard Ascal, L’étreinte du monde (Poètes & chan­sons) ℗ Ascal, 27 août 2014.

Votre car­rière de poète s’est dévelop­pée au niveau inter­na­tion­al. Pensez-vous que vos mots et votre présence ren­dent le monde plus con­scient de ce qui se passe ?
Je n’ai pas cette pré­ten­tion. Mais je ne peux pas nier ma sat­is­fac­tion de voir que mes œuvres, notam­ment poé­tiques, sont suiv­ies par un nom­bre gran­dis­sant de lecteurs à un moment où la poésie en général peine à sor­tir de sa mar­gin­al­ité ou sa mar­gin­al­i­sa­tion. De voir qu’elles sont traduites dans un nom­bre de langues tout aus­si gran­dis­sant. Qu’elles puis­sent, de ce fait, avoir un cer­tain impact, est assez normal.
Quels sont vos pro­jets pour l’avenir ? Qu’en est-il de demain ?
A mon âge, ce serait un peu indé­cent de par­ler de pro­jets ! J’en suis plutôt aux « fini­tions ». Ce qui ne veut pas dire que je chôme. Je me suis attaqué par exem­ple à la tra­duc­tion vers l’arabe de l’intégrale de mes œuvres. Voilà un chantier qui avance et me donne de grandes sat­is­fac­tions. Je con­tin­ue à traduire en français des auteurs arabes, notam­ment pales­tiniens. Et puis, comme cha­cun ne le sait pas néces­saire­ment, je pour­su­is une expéri­ence avec la pein­ture com­mencée « clan­des­tine­ment » il y a main­tenant près de quinze ans. Il y a là de quoi cul­tiv­er ample­ment son jardin !
Je n’attends rien
de la vie
Je vais
à sa rencontre 

Le grand poète Abde­latif Laâbi, Pen­sée et cul­ture, 2023.

Image de Une © Thier­ry Rambaud.

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdel­latif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son oppo­si­tion intel­lectuelle au régime lui vaut d’être empris­on­né pen­dant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en ban­lieue parisi­enne. Son vécu est la source pre­mière d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au con­flu­ent des cul­tures, ancrée dans un human­isme de com­bat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la fran­coph­o­nie de l’Académie française en 2011. Par­mi ses œuvres, pub­liées en majeure par­tie aux Édi­tions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablan­ca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribu­la­tions d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poé­tique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les édi­tions Gal­li­mard ont pub­lié son roman Le fond de la jarre (2002 ; col­lec­tion Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

Autres lec­tures

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.

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