Réfugiée en France, Iryna Beschetnova est née à Kharkiv, en Ukraine, où elle a travaillé en tant que Responsable Littérature et Dramaturgie au Théâtre Jeune Public, et en tant que comédienne et metteuse en scène aux théâtres indépendants. Etudiante en Master à l’Académie de la culture d’État de Kharkiv, pour la spécialité Arts de la Scène, elle a dû tout quitter, à cause de la guerre… Elle nous a confié ces poèmes, tirés d’un manuscrit, 200 grammes de poèmes, écrit pendant ce choc qui s’éternise, cette guerre, sans nom, sans fin…
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Guerrier(s)
Salut à tous et à toutes
j’étais chez mon frère hier
son état n’a pas de changements mais
il est stable
Serghii a reçu une prothèse de son œil droit
l’œil gauche a déjà été opéré
la cornée commence à prendre racine
la rétine a été redressée
cette opération n’est pas la première d’Olegh
mais y a désormais l’infection dans son corps
les médecins tentent de la soigner
dans ses jambes y a des maux fantômes graves
on cherche traumatologue pour Andrii
pour mieux s’occuper du genou
le genou et les yeux sont maintenant la priorité
l’état de sa vue n’a toujours pas changé mais
on ne perd pas l’espoir
aujourd’hui Nazar a été opéré de la hanche l’intervention a été difficile
il s’agit de sa seizième chirurgie
et y aura plusieurs autres prévues
après tout Roman se porte mieux
il peut toujours pas voir mais
il a dépassé le stade de l’acceptation
il y a une semaine Boghdan est sorti du fauteuil roulant il est progressivement préparé à recevoir des prothèses il se porte bien
sa voix est plus gaie
il passe le bonjour à tout le monde
il se dit très fatigué mais pourtant
il se sent
n’est pas seul
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Village de Groza
Toc, toc, toc…
Hommes et femmes
portant des foulards noirs
arrivent au cimetière de Groza,
voiture après voiture.
Toc, toc, toc
Pasha enfonce un pieu en bois dans le sol…
Ils mesurent le nombre de mètres
dont ils ont besoin
pour leurs proches : sœurs, frères, oncles,
neveux, parents, grands-parents…
Pasha a perdu son père, sa mère et grand-mère d’un seul coup.
Toc, toc, toc…
Durant une journée, les russes ont tué cinquante-deux personnes du village.
Pas toutes ont été identifiées.
Certains corps n’ont toujours pas été retrouvés,
ce qui signifie que le nombre de massacrés
peut s’alourdir.
Toc, toc, toc…
À côté de Pasha
sa femme tient une pancarte au dossier transparent avec un marqueur dessus :
Occupé 3 personnes de Nesterenko
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fille prodigue
ce poème
est écrit dans une langue inconnue
de la planète où j’suis née j’ai grandi
j’ai jamais vécu
où j’ai brûlé des fleurs
que j’avais à peine vues
j’ai ri sans comprendre les blagues
je n’ai pas choisi qui aimer
qui haïr
je ne soupçonnais pas la réalité de machinations d’images
de plans
et de sentiments
et je me suis réveillée
quand ma planète a explosé
maintenant j’apprends les paroles comme
palyanytsya Semenko
guerre refugiée
grad smertch plaie mortelle
et certains que j’oublie comme
je suis pas politique
et les nations fraternelles
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réflexions
- ( peut‑être, sur la façon dont j’ai vécu dans le métro de Kharkiv pendant 10 jours et 10 nuits )
- ( peut‑être, à propos de la marche le long des traverses dans le tunnel du métro jusqu’à la gare )
- ( ou peut‑être sur comment il n’était pas clair si le train voulait ouvrir ses portes à la ville Poltava, où ma fille m’at- tendait, et en général, où il allait, ce train )
- ( et si sur comment à Poltava un mec m’a conduit gratuit de la gare, j’avais peur qu’il soit maniaque, mais il a fondu en larme et m’a donné de l’argent. Il s’appelait Edyk )
- ( ou sur comment nous attendions les trains à Poltava, et nous parlions à une femme inconnue, et quand un train bondé est arrivé et n’a pas voulu ouvrir la porte, et cette femme, elle a dit que nous étions ses proches
( fille et petite-fille ), et puis ensemble nous sommes montées dans le vestibule pour y passer 18 heures, et les gens étaient allongés dans les couloirs, et tout
le monde enjambait un soldat fatigué, et il n’y avait pas de lumière dans les toilettes, et il n’y avait pas de lumière du tout, à cause de ce couvre-feu imposé ; elle s’appelait Svitlana )x
- ( peut‑être, comme tout le monde avait peur du bruit d’un train qui passait, pensant qu’il s’agissait de fusées )
- ( ou peut‑être vaudrait-il mieux raconter sur une femme qui a commencé l’accouchement dans la voiture voisine, et que l’ambulance l’attendait à la gare de la ville Zdolbou- niv, et j’étais heureuse que nous arrivions bien plus tôt que je le pensais, car c’était très incommode de dormir assise à côté des WC, nous devions nous lever tout le temps, car le matin tout le monde y allait, mais avant cela nous étions assise dans le vestibule sous la porte, et de l’eau coulait le long de la porte donc sous nous tout était mouillé, et j’avais aussi peur que la vitre de la porte puisse être tirée )
- ( ou mieux encore, comme à Lviv nous sommes restées chez des inconnus, suite aux conseils d’une femme que nous connaissions pas )
- ( et peut‑être, comme c’était étrange à Lviv de ne pas marcher vite et de ne pas se pencher, et d’apprendre à ne pas avoir peur des sons forts )
- ( et aussi, comme j’ai fondu en larmes dans un café parce que j’étais dans le café et que les autres, ils sont restés loin et à ne plus pouvoir faire ainsi )
- ( et peut‑être, comme on roulait avec un chauffeur à travers les montagnes et les postes de contrôle, et qu’il nous a dit ce que disent les diseuses de bonne aventure : la fin de la guerre viendra dans 3 semaines )
- ( ou, par exemple, comme en Slovaquie, j’ai finalement acheté un jean, car je n’avais qu’un sac à dos avec un seul plaid, et j’étais dans les mêmes immenses joggings dans lesquels je vivais jour et nuit à la station de métro de Kharkiv )
- ( et puis, comme le lendemain nous partions pour Bratislava, et il y avait trois femmes slovaques dans le coupé avec nous, nous parlions un mélange des langues, et elles ne croyaient pas que nous étions réfugiées, que nous étions en guerre, et nos photos de notre maison détruite, elles avaient déjà vu, ces photos, donc elles étaient fausses, elles dataient de 2014, et s’il y a quelque chose, ce n’est pas poutine, mais les Banderistes, et quand on s’est approché de la ville de Poprad, elles étaient contentes de nous montrer leur jolie maison près de la gare )
- ( ou bien, comme on a rencontré par hasard mon ancien professeur d’anglais, venu de Manchester pour faire du bénévolat à la frontière. Il s’appelait Bryan )
- ( ou mieux, comme à Vienne, les masques anti-covids étaient obligatoires partout, et c’était étrange parce que la guerre avait mis tout cela de côté, et quand dans un McDonald’s on m’a exigé un certificat anti-covid,
et que j’ai dit que nous étions réfugiées, cette Philippine s’est immédiatement adoucie et a commencé à pleurer parce qu’elle était elle-même réfugiée )
- ( et à la fin, peut‑être : comme nous nous sommes envolés pour la France et avons été accueillis par mes amis )
Non, désolée, j’ai rien à vous raconter…